Winnenden : killerspiele über alles ?
Par Shane Fenton • le 13/3/2009 • Entre nous •Aux États-Unis, il y a eu Columbine, Virginia Tech et bien d’autres (Jonesboro, Paducah, etc…). Au Canada, il y a eu le Dawson College de Montréal, Taber, et dans une moindre mesure l’École Polytechnique (toujours à Montréal). En Allemagne, il y a eu Erfurt et Emsdetten. Nous devrons compter désormais avec « l’Amoklauf » (littéralement, « folle course meurtrière ») de Winnenden : 16 morts, dont le tireur, âgé de 17 ans (ces chiffres ont été suffisants pour occulter presque complètement une fusillade qui a fait 11 morts quelques jours plus tôt dans l’Alabama). Kwyxz en a déjà parlé ailleurs, tout comme le camarade Olivier Mauco (voir également sa une revue de presse et son analyse du rapport européen qui vient d’être adopté aujourd’hui même).
Que voulez-vous qu’on vous dise de plus ? Les fusillades de masse, à l’école ou ailleurs, ne vont pas s’arrêter là. Compte tenu du nombre d’enfants et adolescents qui jouent aux jeux vidéo, surtout dans les pays occidentaux, il va falloir s’attendre à ce que de plus en plus d’auteurs de ces fusillades y aient préalablement joué. Compte tenu de l’état mental de la quasi-totalité d’entre eux, il va falloir s’attendre à ce que ces jeux ne soient pas We Love Katamari, ni le dernier Europa Universalis. Que ce soient les jeux vidéo et Internet qui soient montrés du doigt et décrits n’importe comment par des journalistes généralistes aux abois (surtout en France), puis successivement attaqués et défendus par les lecteurs. Que des voix s’élèvent en Allemagne (comme c’est déjà le cas) pour une interdiction totale des « killerspiele ». Et qu’on ressorte les mêmes platitudes pour le reste du banc des accusés : les armes à feu, les parents, la télévision, les journalistes, la société, le harcèlement à l’école, et j’en passe.
Cela dit, maintenant que j’y pense, j’ai peut-être un ou deux éléments inédits pour vous.
En effet, analysons les jeux qui sont pratiqués par certains auteurs de fusillade (car tous ne s’y adonnent pas). Comme je l’ai dit, on n’y trouve pas We Love Katamari, ni le dernier Europa Universalis. Mais curieusement, on n’y trouve pratiquement jamais les jeux les plus gores ou les plus controversés. Manhunt 1 et 2 ? Soldier of Fortune 1 à 3 ? Postal 1 et 2 ? Jamais, sauf dans le cas du massacre du Dawson College (où on a davantage insisté sur cette pauvre chose de Super Columbine Massacre RPG). Le Parrain ? Jamais. Les Mortal Kombat ? Les Hitman ? Les Grand Theft Auto ? Certes, on retrouve leurs noms de-ci de-là dans une poignée de faits divers, dont certains font du bruit comme en Thaïlande ou en Alabama pour « l’affaire Devin Moore ». Mais jamais dans des cas de fusillades scolaires (à part encore une fois le Dawson College). Saint’s Row 1 et 2 ? 25 to Life ? The Warriors ? Resident Evil 1 à 5 ? Doom 3 à la rigueur ? Jamais. Les antiques Kingpin, Carmageddon ou Blood ? Jamais. A quoi jouent-ils donc, alors ? Presqu’à chaque fois, la réponse tourne autour de Counter Strike. Auparavant, à la fin des années 90, il s’agissait plutôt du premier Doom. Or, ces deux jeux ne sont vraiment pas les bons candidats pour valider la théorie selon laquelle les auteurs de fusillade « apprennent à tuer » ou « s’entraînent à tuer » avec des jeux vidéo. En ce qui concerne le premier Doom, déjà considéré comme une antiquité lors des fusillades de Paducah et de Columbine, c’était un tel modèle d’imprécision et de rigidité qu’on ne pouvait même pas viser avant de tirer. Quant à Counter Strike, non content d’être graphiquement dépassé, de se placer dans un contexte grand-guignolesque, d’être plutôt chiche en violence (surtout la version allemande où le sang a été enlevé et où les cadavres disparaissent presque instantanément), et de se pratiquer presque exclusivement en réseau et en équipe (au contraire de la quasi-totalité des fusillades scolaires), ce jeu permet en plus de « tuer » ses adversaires en faisant des bonds de cabri et en tirant dans les jambes. D’ailleurs, je me permets une pointe de cynisme en rappelant que lors de la fusillade d’Emsdetten, le tireur soi-disant « entraîné à Counter Strike » n’a fait que des blessés, et n’a réussi à tuer que lui-même. Bonjour l’efficacité ! (et tant mieux pour les survivants)
A mon avis, la meilleure explication au fait que certains auteurs de fusillade s’adonnent à Counter Strike est qu’ils « faisaient comme tout le monde ». Il s’agit tout de même, encore aujourd’hui, d’un des jeux les plus pratiqués en LAN-Party et sur internet. Cette explication est peut-être légère, mais elle me paraît bien meilleure que celle qui consiste à dire qu’on peut « s’entraîner » à perpétrer des tueries scolaires sur cette pauvre chose. Mais dans ce cas, comment comprendre l’hystérie à son égard, surtout en Allemagne ? Il faut pour cela remonter à la tuerie d’Erfurt, et à l’incroyable campagne de calomnie qu’a subi ce jeu (et d’autres). Il a carrément été accusé de permettre au joueur de tuer des passants, des professeurs, des grands-mères en chaise roulante (ce qui fait gagner des points supplémentaires, paraît-il), et des écolières qu’on peut également violer ! En guise d’exemple, voici une « partie » de Counter Strike racontée par le Rheinische Post du 29 avril 2002 : « La fille porte une courte jupe et une blouse blanche. Elle est surprise quand la porte s’ouvre. La dernière chose que l’écolière aura pu observer dans sa vie est le canon en feu du pistolet automatique que l’intrus a dirigé sur elle. Votre blouse devient rouge – Objectif éliminé ».
N’en jetez plus ! Mieux vaut revenir à des choses plus sérieuses. Il est vrai que, comme le camarade Martin Lefebvre me l’a fait remarquer (et un coup de pub au passage, un), il règne sur Counter Strike une compétition féroce, qui peut éventuellement maintenir dans un certain état de tension si on la prend trop au sérieux… comme tous les sports, d’ailleurs. Entre nous soit dit, c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai progressivement cessé d’y jouer : trop de compétition, trop de mioches qui la prennent (et se prennent) au sérieux, tout ça au détriment de la convivialité. Cela dit, je maintiens que ce n’est pas le « bon client » pour un sujet sur les fusillades scolaires. On se trompe de bouc émissaire. Remarquez, je ne parle là que d’un jeu, qu’on peut à la rigueur amalgamer avec un genre précis. Mais n’en doutez pas, les jeux vidéo seront mis en cause dans leur ensemble par des journalistes fatigués ou désireux d’attirer l’attention avec un titre racoleur (et ce même si le corps de l’article précise qu’il ne s’agit que de « jeux violents »). D’ailleurs, ils le sont déjà. Comment, vous ne saviez pas que Super Mario et Civilization (et, pour le coup, We Love Katamari et Europa Universalis) « favorisaient le passage à l’acte » ? On a beau dire que le cinéma lui aussi a été taxé dans son ensemble « d’école du meurtre » jusque dans les années 50, ce genre de fumisteries journalistiques commence à bien faire !
J’en viens à mon deuxième « élément inédit ». Parmi les autres « causes extérieures » qui comparaissent au banc des accusés, on trouve comme il se doit, et comme je l’ai mentionné plus haut : les armes à feu, les parents, le harcèlement à l’école et à la rigueur la société. Revenons sur ce point : l’une des incompréhensions majeures face à ces fusillades, c’est l’endroit où elles ont lieu. Comment est-ce possible que ces « school shootings » ou ces « amoklaufe » frappent des villages de province ou des « banlieues » cossues pour classes moyennes, sans histoires et épargnées par le chômage ou la criminalité ? Pour certains, c’est justement ce genre d’environnement a priori sans histoires qui offre paradoxalement un environnement favorable à de telles tueries. Un premier élément de réponse a été donné prémonitoirement, bien avant que ce « phénomène » ne débarque, par l’écrivain James Graham Ballard dans son roman Running Wild, paru en 1988, puis en 1992 en France sous le titre du Massacre de Pangbourne. Dans une chronique intitulée « Les Ravages de la Tolérance » (parue dans la Revue des Deux Mondes en 1999, la même année que la tuerie de Columbine, et disponible dans le tome 3 des Exorcismes Spirituels, Les Belles Lettres, 2002, pages 227-231), feu l’écrivain Philippe Muray en faisait le compte-rendu suivant :
Pangbourne Village, à l’ouest de Londres, est une de ces cités-forteresses, une de ces résidences de luxe ultra-surveillées pour cadres à très hauts revenus comme il en existe maintenant partout sur la planète. Dans chacune des magnifiques maisons qui composent ce lotissement idyllique, la vie se déroule sans heurts, sans accidents, sans conflits. Les enfants y grandissent dans une tranquillité et dans une harmonie parfaites, leurs parents les adorent et ils adorent leurs parents. Rien ne semble pouvoir jamais compromettre le bonheur qui règne dans ce paradis moderne en réduction.
Un matin, on retrouve les trente-deux occupants adultes de la résidence massacrés, liquidés de toutes les façons possibles et imaginables, poignardés, électrocutés, abattus d’un coup de feu, etc. Quant à leurs treize enfants, pour la plupart des adolescents, ils otn disparu et tout le monde pense qu’ils ont été enlevés par des assassins.
Malgré les recherches de la police londonienne, les auteurs de cette boucherie vont rester inconnus jusqu’au moment où le docteur Richard Greville, médecin légiste et conseiller auprès de Scotland Yard, reprend l’enquête de zéro. Très vite, il découvre la vérité : les trente-deux adultes de Pangbourne Village n’ont pas été liquidés, comme on le croyait, par un un commando terroriste ou par une bande de psychopathes, mais par leurs propres enfants, qui se sont rebellés contre eux et ont commis un « tyrannicide collectif » avant de s’évanouir dans la nature.
Ce qui met d’emblée le docteur Greville sur le chemin de cette révélation, c’est précisément l’atmosphère de paix et de positivité quasi absolue qui régnait à Pangbourne jusqu’au jour du carnage. Si les adolescents de cette cité idéale se sont révoltés, ce n’est évidemment pas parce que leurs parents les maltraitaient, mais, bien au contraire, à cause de la « bonté despotique » dont ils faisaient preuve. « Ils n’en pouvaient plus, comment le médecin légiste, d’être soumis jour et nuit à ce régime forcé d’amour et de compréhension dont on les gavait à Pangbourne Village. C’était une vision de l’enfance inventée par les parents ». Ils ont liquidé ces derniers pour « se libérer de la tyrannie de l’amour et de la tendresse ». Ils ont tué leurs mères et leurs pères afin d’échapper à l’univers trop parfait où ceux-ci les avaient piégés. Ils les ont exterminés comme on fait sauter une porte de prison, ou comme on scie des barreaux, pour accéder enfin à la lumière du jour, c’est-à-dire, en l’occurence, à l’imperfection du monde réel. Tous ensemble, ils se sont insurgés contre « le régime de tendresse et de sollicitude instauré à Pangbourne Village avec les meilleures intentions du monde ». L’existence à laquelle ils étaient condamnés les avait placés dans un état proche de la « privation sensorielle ». Victimes d’un véritable lavage de cerveau à force de rectitude, de bonté, de lissage forcené par le Bien, ils se sont réfugiés dans la démence criminelle pour retrouver leur autonomie : « la tolérance et la compréhension illimitée avaient effacé en eux toute trace de liberté et d’émotion ». Et le docteur Richard Greville conclut : « Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté ».
Plus loin, revenant sur « l’excès de tolérance » et faisant un parallèle avec la tuerie de Columbine, il commente :
Il existe désormais un despotisme des valeurs de positivité, d’amour, de « respect de l’autre », capable de rendre enragés ceux qui ne se résignent pas à vivre sous ce régime comme sous une nouvelle espèce de dictature contre laquelle, à l’inverse de ce qui se passait avec les tyrannies de l’âge historique, personne ne peut rien, même pas se fantasmer en résistant ou en rebelle. (…)
Cette tolérance illimitée est elle-même devenue un impératif catégorique. (…) Le terme lui-même a perdu l’acception restrictive qu’il comportait autrefois, quand on tolérait ce qu’on ne pouvait empêcher, ou quand on supportait ce qu’il était impossible de réprimer. La tolérance, pour tout dire, ne tolère rien auprès d’elle ou à côté d’elle. Elle n’a pas d’autre. Pas d’adversaire. Pas de contradicteur. (…)
La multiplication des crimes commis par des enfants a sa source principale dans l’inflation de bons sentiments sous laquelle l’humanité chemine, à présent, courbée comme sous les rafales d’une tempête qui n’aurait pas de fin. Et croire, comme les médias l’ont encore raconté après le massacre de Littleton, près de Denver, qu’il suffirait d’interdire la vente des armes à feu pour régler le problème, relève d’une pensée magique beaucoup plus puérile que le comportement des « enfants tueurs » eux-mêmes. La tolérance illimitée rend fous ceux qui n’ont pas la capacité de s’y plier comme à une nouvelle servitude inévitable. C’est exactement la situation du criminel telle que la décrivait Nietzsche, c’est-à-dire l’homme fort placé dans des conditions défavorables, l’homme fort qu’on a rendu malade, à qui l’on a retiré la jungle, à qui il manque la jungle, et dont les capacités sont désormais mises au ban de la société. Dans le cas des enfants du Massacre de Pangbourne, et aussi bien dans celui des adolescents tueurs de Littleton ou d’ailleurs, la « jungle » qui a été retirée, sous l’effet des innombrables formes de convivialité, de rapprochisme, de générosité, de contactophilie, de solidarité, de créolisation ou de métissage qui prolifèrent et asphyxient tout, c’est simplement la vieille tragédie formatrice de l’œdipe, faite d’agressivité et de castration, dont l’absence interdit désormais aux jeunes être humains la moindre possibilité d’évolution, le moindre espoir d’accès à l’âge adulte, et les voue à un état d’infantilisme perpétuel. (…) C’est toujours l’ironie noire des choses que les intentions les plus estimables aboutissent aux pires catastrophes.
Je dois préciser que je ne suis pas complètement d’accord avec son interprétation nitzschéenne de ce genre de drames. Ou plutôt, je suis d’accord d’un certain point de vue. Nous verrons ce que cela signifie. En attendant, force est de constater que si Heath (banlieue de Paducah, dans le Kentucky, où a eu lieu la tuerie du même nom en 1997), Westside (banlieue de Jonesboro, dans l’Arkansas, où a eu lieu la tuerie du même nom en 1998), Columbine (banlieue de Littleton, dans le Colorado, où a eu lieu la fusillade que l’on ne présente plus en 1999) ou plus récemment Winnenden, n’ont pas le caractère « ultra-sélect » de Pangbourne Village, ces localités y ressemblent beaucoup, notamment pour la volonté d’y faire grandir les enfants « dans une tranquilité et une harmonie parfaites », au milieu de parents aimants et attentionnés, dans une « atmosphère de paix et de positivité quasi absolue ». C’est justement là le problème, ainsi que l’expliquent l’anthropologue Katherine Newman et ses collègues dans le livre Rampage : The Social Roots of School Shootings (Basic Books, 2004). En effet, « l’atmosphère de paix et de positivité » n’est épanouissante que quand « tout va bien », surtout pour les enfants. Mais s’il leur arrive un quelconque malheur, si tout ne va bien que pour les adultes, cette atmosphère devient tout d’un coup irrespirable. C’est là que réside la principale nuance avec Le Massacre de Pangbourne : le problème vient moins de cette atmosphère que de ce qu’elle comporte d’hypocrisie et de faux-semblants. Si un enfant traîne avec lui un drame familial, comme le tueur de Paducah (complètement écrasé par la réussite de sa soeur et incapable de s’intégrer à l’un des clans de son lycée) ou l’un des tueurs de Jonesboro (battu comme plâtre par son père et abusé sexuellement par un ami de la famille, il a vu son frère subir le même sort), il est condamné à le garder pour lui pendant des années, au milieu de toute cette atmosphère si chaleureuse, qui lui apparaît tout d’un coup comme mensongère. Et les choses empirent en arrivant au collège puis au lycée. Certes, le harcèlement scolaire ou « bullying », les clans et la loi du silence existent dans la plupart des lycées quel que soit leur emplacement et leur milieu social. Mais ils sont exacerbés dans les petites villes « sans problèmes », précisément parce que pour que ces petites villes continuent d’être « sans problèmes », il est indispensable d’étouffer les problèmes qui pourraient surgir ou de nier qu’ils ont eu lieu. De même que la tolérance illimitée, par définition, nie qu’il puisse avoir un soupçon d’intolérance. C’est là qu’au final, la théorie de Philippe Muray trouve à mon avis toute sa justesse. Et le lycée Columbine en offre une parfaite illustration.
Brooks Brown, ami et camarade de classe des tueurs de Columbine, a raconté son expérience dans le livre No Easy Answers : The Truth Behind Death At Columbine (Lantern Brooks, 2002, réédité en 2006). Il a notamment affirmé que le problème ne venait ni des jeux vidéo (il jouait aux mêmes jeux qu’eux), ni des armes à feu (obtenues illégalement), ni des parents (aimants et attentionnés, même si le père d’un des tueurs était un peu à côté de la plaque), mais du lycée Columbine lui-même. Il a raconté en particulier comment certains sportifs du lycée, regroupés en une caste de « jocks », faisaient l’objet d’un tel culte que tout leur était permis. Ils pouvaient ainsi se comporter en « bullies », c’est-à-dire insulter, bousculer et tabasser ceux qui ne faisaient pas partie de leur caste, tandis que les professeurs regardaient ailleurs et que le proviseur minimisait les éventuels dégâts. Un élève prenait des cours de théâtre ? C’était forcément un « pédé », ce qui était en soi un motif pour lui pourrir la vie (d’ailleurs, pour eux, « intelligent » était une insulte). Avait-t-il ensuite le malheur de parler à une fille, notamment une fille qui fréquente plus ou moins leur caste ? Il avait droit à un tabassage en règle pour le punir de son insolence, tandis que la fille, devenue une « gouine » puisqu’elle avait osé adresser la parole à un « pédé », s’en tirait avec une correction, certes un peu plus modeste. Et si le « pédé » avait le malheur de répliquer, il se faisait soit tabasser encore plus par le reste de la caste, soit convoquer chez le principal. Et pendant ce temps, dans la petite ville de Columbine, l’ambiance était idyllique… du moins pour les adultes et une partie des adolescents. Pour reprendre le vocabulaire de Philippe Muray, le lycée Columbine appliquait la « tolérance illimitée » en la réservant à une caste de « jocks ». Les élèves moins sportifs les « toléraient » au sens premier du mot, c’est-à-dire qu’ils les subissaient sans pouvoir stopper leurs agissements, et les professeurs les « toléraient » au sens actuel du mot, c’est-à-dire qu’ils leur passaient tout. Et le proviseur s’arrangeait pour que cette « tolérance » ne souffre d’aucune contradiction (même si cela impliquait que des élèves persécutés changent d’établissement).
On pourrait croire toutefois que la métaphore de Nietzsche reprise par Muray ne s’applique pas, puisque par définition les victimes de cette caste étaient les plus faibles, qu’ils ont été persécutés parce que faibles, et qu’ils ont subi de facto la loi de la jungle imposée par les plus forts. En réalité, parmi les victimes de ces traitements, les tueurs de Columbine pouvaient considérer qu’ils subissaient avant tout la loi du silence et l’hypocrisie du corps enseignant qui couvrait et tolérait les « jocks », et ce afin de préserver la bonne réputation de l’établissement. La « jungle » leur était effectivement retirée et par-dessus le marché on leur a fait croire qu’elle n’existait pas, qu’elle ne pouvait pas exister dans un environnement aussi « idyllique » que celui de Columbine (la ville comme le lycée). Il faut ajouter à cela les troubles mentaux des deux tueurs. Selon le psychologue Peter Langman (auteur du livre Why Kids Kill: Inside the Minds of School Shooters à paraître bientôt) cité par le Nouvel Observateur : « Eric Harris, 18 ans, était un psychopathe rempli de rage, égotiste et manquant de sens moral. Dylan Klebold, 17 ans, était psychotique, souffrait de paranoïa et présentait une pensée déstructurée (…) En outre, ils ne vivaient pas dans la réalité. Ils croyaient que les gens ou des monstres complotaient pour leur faire du mal. Ils étaient désorientés, désespérés et perdus dans le labyrinthe de leur esprit« . On peut donc penser qu’ils avaient fini par acquérir le schéma mental du criminel nitzschéen : des hommes qui s’estimaient « forts » ou supérieurs (c’était notamment le cas chez Eric Harris), mais placés dans des « conditions défavorables » et privés par les autres (d’abord les profs et les autres élèves, ensuite le reste du monde) de leur droit naturel à user de leur force. Il ne manquait plus que des flingues pour « rectifier le tir », si je puis dire, et récupérer leur supériorité perdue.
Où est-ce que je veux en venir avec cette longue digression ? A ceci : parmi tous les facteurs avancés pour expliquer le passage à l’acte (violence des médias, armes à feu, parents, troubles mentaux…), il me paraît nécessaire d’inclure l’environnement dans lequel les tueurs ont grandi. Et ce malgré, où plutôt à cause du caractère « sans histoire » et « sans problèmes » de cet environnement. Parce que précisément il est « sans histoire » et « sans problèmes » avant tout pour les adultes. Et parce que dans un environnement « sans problèmes », par définition aucun problème ne doit exister. Si l’un d’eux émerge, et s’il ne peut pas être résolu tout de suite, il doit être étouffé ou nié au plus vite. Les adultes peuvent y arriver aisément, puisque cet environnement a été imaginé sur mesure pour leur vision de la société. En revanche, les enfants, s’ils ne sont pas écoutés, n’ont d’autre choix que de garder leurs problèmes pour eux. Sauf qu’en étouffant leurs problèmes, on étouffe une partie de leur identité. Au risque qu’un jour ils décident de la réaffirmer par la violence.
Ce facteur, peut-être pas aussi bien décrit que je ne l’aurais souhaité, me semble en tout cas plus pertinent que Counter Strike (qui, je le répète, n’est pas le « bon client » pour les théories à la noix sur les « jeux qui entraînent à tuer »), et certainement plus pertinent encore que les jeux vidéo.
Tags: Allemagne, Amoklauf, columbine, Counter-Strike, jeux violents, killerspiele, school shootings, violence, WinnendenShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Effectivement le coup de Doom apprend à tuer est débile, vu le degré de réalisme de jouabilité… j’ai bien aimé!!
Sur l’environnement (moi j’appelle ça le milieu social, mais on parle de la même chose), le coup de l’intolérance maximale aux problèmes, cette hygiénisme à l’extrême, et la folie comme seule liberté, je te suis aussi complètement. D’ailleurs, rendons hommage à Freud, dans les société très contrôlées, type 19e, la maladie sociale était l’hystérie. Au 20e, c’est la dépression, dont été victime le tueur.
Par contre, un parallèle qui me semble intéressant (en Fonction de Serge Paugam, soicologue du travail) : un employé non intégré et insatisfait de son travail, plutôt que de militer, d’essayer de changer sa condition de vie, va se désengager de la vie en entreprise, renforcer son exclusion, et au final s’écarter du politique. Ce désintéressement et désengagement est appelé l’apathie.
Dans notre cas, ces jeunes sans histoire ont été exclus, se sont renfermés. Dans un cas extrême, cette perte de repères sociaux, la fameuse anomie, mènerait au suicide. (cf. Durkheim), …. Là on a un rejet des seuls repères sociaux (l’école et osn environnement), non pas une perte, mais une exclusion, et en corrélation un school shooting, ou un suicide collectif. Je ne sais pas le lien, mais il y a un truc à creuser au niveau de l’intégration.
Quoi qu’il en soit ce ne sont pas les JV qui lui ont fait perdre le réel, c’est son réel quotidien qui l’a rejeté. Un mixte entre controle trop fort et dissolution, et dans ce cas dépression + suicide hystérique.
Belle analyse, c’est sûr que c’est pas au JT qu’on apprendra tout ça.
Brillant. C’est vraiment brillant.
On dirait que l’être humain cherche toujours la paresse dans les cas qui lui échappent. Flemme d’analyser, alors on trouve des boucs-émissaires tels que les jeux, la TV, etc. Flemme de réfléchir, alors on explique tout par des facteurs visibles…
C’est compréhensible. Mais plus grave, la facilité se trouve aussi là où on ne s’y attend pas : dans la construction de la société elle-même. Evidemment, a priori, les motifs ne sont pas condamnables : on veut créer un monde parfait, où tout le monde est beau, tout le monde est gentil… Pourquoi remettrait-on cela en question ? Pourquoi bouleverserait-on son confort mental ?
L’homme a toujours besoin d’un cadre et de schémas, que ce soit pour penser, pour espérer, pour vivre. On se sent rassuré par la stabilité: des valeurs tels que le chaos, la lutte, les bouleversement, sont occultées parce qu’elles sont négatives et dangereuses.
Pourtant, des thèses telles que l’ouvrage de Berger et Luckmann (« La construction sociale de la réalité », 1966) mettent en évidence les longs procédés qui établissent des institutions immuables, voulues par des générations soucieuses de transmettre leur expérience et leur perception de la réalité à leurs successeurs.
Ce ne sont pas les valeurs qui posent problème, mais la façon dont on s’enferme, inconsciemment, dans des prisons. Le bien et le mal sont ancrés dans nos schémas mentaux depuis des centaines, voire des milliers d’années, et plus personne ne remet cela en question. Parce qu’il est plus facile de rester dans une prison dorée, confortable, et facile à appréhender parce que limitée dans son cadre, plutôt que de prendre le risque aventureux de partir vers l’inconnu dangereux (et pourquoi pas exotique ?) de la jungle de la liberté.
Et c’est bien cela qui pose problème : lorsqu’un couple élève un enfant, il lui transmet les valeurs qu’il considère comme optimales pour son bien-être. C’est normal et jamais remis en cause. Mais ces valeurs constituent un cadre et une façon de voir le monde qui n’est PAS celui de l’enfant. Lui cherche à façonner SA perception de la réalité lorsqu’il se cherche à l’adolescence.
Lorsque sa construction personnelle se heurte avec une construction non seulement parentale mais institutionnalisée et respectée par tout son entourage, l’adolescent se retrouve seul. A fortiori lorsque le cadre qu’on lui impose est celui du bonheur, de la perfection, du calme… Qui remettrait cela en cause ?
Là où la plupart des jeunes se réfugient alors dans d’autres mondes, comme la musique, le jeu vidéo, etc. (Sortes d’autres réalités où fuir lorsqu’on n’accepte pas celle du monde sans toutefois être capable de la refuser), les school-killers prennent la décision de faire savoir, une bonne fois pour toutes, à quel point ils refusent la perception sociale qu’on leur impose. Bien évidemment, ils passent à l’acte en utilisant les valeurs opposées : violence, haine, mépris, rage !
C’est le point le plus « chaud » et le plus difficile. Comment apprendre à reproduire l’espèce humaine sans lui imposer des carcans perceptifs et institutionnels, tout en ne reniant pas les valeurs qui font la stabilité du monde ? On ne peut tout de même pas stupidement rejeter la « bonne morale » non plus.
A mon avis, c’est justement en encourageant les jeux vidéos et plus généralement l’expression artistique sans tabous que l’on peut envisager une solution : en ce qui me concerne, lorsque je traversais des périodes difficiles pendant mon adolescence, je recherchais la stabilité mentale et la sensation de paix intérieure dans le jeu vidéo, dans la musique (écoute, mais aussi pratique du piano et de la guitare), dans le dessin, la création graphique 2D-3D… Somme toute, grâce à l’informatique !
L’autre point essentiel étant, avant tout, le fait que les parents et plus globalement « ceux qui croient tout savoir » se remettent en question. C’est triste de constater combien de personnes cessent, avec les années, d’être surpris par les nouveautés, d’avoir l’esprit ouvert, de se laisser remettre en question et d’avoir l’esprit critique… Notre société connaît des crises et bouleversements importants : c’est justement maintenant qu’il faut discuter ouvertement, et non pas recourir au réflexe instinctif « peur-panique » de se réfugier vers les valeurs morales de nos ancêtres, « celles qui ont marché ».
Si au moins les parents discutaient avec leurs enfants… Et une fois le dialogue entamé, si au moins les parents acceptaient d’avoir peut-être tort… De remettre en cause leur vision des choses. C’est vraiment difficile.
Excellente analyse, vraiment. Dommage que si peu de « journalistes » payés pour le faire en prendront réellement la peine. Pour le coup je me souviens que tu m’avais dit penser à écrire un bouquin sur le sujet, je ne peux que t’y encourager, ton boulot est remarquable, c’est bien écrit, c’est clair et détaillé, c’est sourcé et ça bouscule un paquet d’idées reçues.
Je suis fier d’avoir de si bons rédacteurs dans l’équipe \o/
Bonne idée : écrire un bouquin, le faire publier, et en faire parvenir grâcieusement un exemplaire à certains « journalistes », avec une notice explicative sur lequel figurent principalement deux mentions indispensables :
– à lire attentivement (incroyable, hein ?)
– ensuite se l’enfoncer profondément dans le rectum, pour avoir un aperçu de ce que ça fait quand on lit tes articles sur la violence et les jeux video.
Pardon pour cette violence dans mes propos, mais j’ai joué à Chrono Trigger hier soir, il faut me comprendre.
Petite digression littéraire avec l’excellent « Rage » de S.King, publié sous son pseudo Richard Bachman. Tiens, en cherchant le lien wiki pour illustrer mon propos, je découvre qu’un parallèle avec les school shooting y est fait.
Reste que ce roman publié en 1977 s’inspire vraisemblablement de la sortie de l’Atari VCS 2600 la même année
Encore un article de qualité, traité avec objectivité, passion, sérieux et sans aucun petit coté chauvin genre: « Jeux vidéos martyrs » mais plutot, mal compris et critiqué a tort.
Je suis d’accord avec ton idée, bon je ne suis pas assez dans le bain pour entamer un paragraphe expliquant pourquoi ton analyse est juste, mais voulant devenir Psycologue, je peux dire que quand tu es face a un endroit idéal, ou a un endroit où d’autre souffrent plus que toi selon une echelle populaire, et que tu n’en peux t’exprimer… Alors ce sont ces gens la qui tueront. Et ces gens la, ce sont plus la classe moyenne voir bourgeoise.
Ca serait d’ailleurs un sujet a traiter: Où comment fabuler que la classe moyenne et bourgeoise est un monde égoiste, fermé au malheur d’autrui et totalement irrespectueuse et sans réfléxion…
Partons qu’un jour, les gens comprendront que si ils pensent si bien, alors les autres le peuvent aussi. On arriverait a plus de respect de la part de ceux d’en bas, et pas forcément de la part de ceux d’en haut, mais ce n’est pas le sujet.
Longue donc avec difficulté, mais réellement intéressante.
D’ailleurs, j’aimerais comprendre comment le JV, evacuateur de stress et d’énergie par une activité nécessitant réfléxe et reflexion cérébral (et cela, même pour le plus con des FPS) pourrait pousser a tuer… Encore qu’a se réfugier dans un monde imaginaire ou communautaire (mais la, ca rejoint le cadre de groupe autour des mêmes gouts comme les metalleux, les fan de yaoi, j’en passe…) je pourrais comprendre, mais donner un gout a la violence, je ne comprend toujours pas comment on justifie ces énormités.
Peut-être plus qu’un livre, un documentaire dans une soirée Théma sur Arte sur les jeux vidéos, ça touchera plus de publics en surtout ça a l’avantage de parler autant aux allemands qu’aux français.
Merci d’avoir corrigé mon texte =)
Ici en Suisse Romande, la lecture des journaux est malheureusement affligeante : la plupart des quotidiens généralistes mettent clairement l’accent sur les jeux vidéo. Allusions dans l’article principal, interviews anti-jeux, etc.
Je suis moi-même étudiant en journalisme, et je suis consterné par le manque de recherche et d’esprit critique dans cette profession. C’est justement son rôle que de décrypter les situations, pas de les caricaturer et d’abreuver le public de désinfo… Mais bon, la facilité se vend mieux : « c’est horrible ces meurtres ! Mais au moins j’ai la solution : je vais interdire ces sales jeux à mes enfants » !
Il faut effectivement encourager les travaux de Shane, et surtout les faire connaître !
Shane, j’ai un énorme respect pour toi et ce que tu écris. Si tu as comme projet d’écrire un livre ou quoique ce soit, je n’ai qu’un mot à dire: FONCE !
Bravo.
Si tel livre est ecrit, puis publie, j’achete.
Il est rare de voir une analyse aussi juste, aussi impartiale, dans un monde ou la priorite est de trouver un « coupable », meme si ce coupable est plutot un bouc emissaire couvert de preuves circonstancielles.
Quant a l’analyse de la classe moyenne « bien pensante », ca me rappelle une analyse du phenomene de classes au lycee, et de pourquoi les « geeks/nerds » ne peuvent pas s’integrer.
http://www.paulgraham.com/nerds.html
extraits:
« The problem is, the world these kids create for themselves is at first a very crude one. If you leave a bunch of eleven-year-olds to their own devices, what you get is Lord of the Flies. Like a lot of American kids, I read this book in school. Presumably it was not a coincidence. Presumably someone wanted to point out to us that we were savages, and that we had made ourselves a cruel and stupid world. This was too subtle for me. While the book seemed entirely believable, I didn’t get the additional message. I wish they had just told us outright that we were savages and our world was stupid.
Nerds would find their unpopularity more bearable if it merely caused them to be ignored. Unfortunately, to be unpopular in school is to be actively persecuted. »
« It’s important to realize that, no, the adults don’t know what the kids are doing to one another. They know, in the abstract, that kids are monstrously cruel to one another, just as we know in the abstract that people get tortured in poorer countries. But, like us, they don’t like to dwell on this depressing fact, and they don’t see evidence of specific abuses unless they go looking for it.
Public school teachers are in much the same position as prison wardens. Wardens’ main concern is to keep the prisoners on the premises. They also need to keep them fed, and as far as possible prevent them from killing one another. Beyond that, they want to have as little to do with the prisoners as possible, so they leave them to create whatever social organization they want. From what I’ve read, the society that the prisoners create is warped, savage, and pervasive, and it is no fun to be at the bottom of it. »
Et on s’etonne que les gamins craquent et fassent tout peter….
J’aime cette analyse,
Je pense qu’il faudrait que tu l’envoie à quelques rédactions de journaux ou d’autres sites d’informations.
C’est une bonne théorie mais je doute que la complexité d’un tel sujet puisse trouvé une unique vérité un jour.
Mais sans aucun doute les jeux vidéo, comme les films, les livres…etc ne sont qu’un accès, une aide au fantasme, qui sont donc indispensable pour certains, car le fantasme permet de vivre. D’ailleur si c’est deux jeunes avait eu accès a beaucoup plus violent que counter strike, pour mettre en scène leurs fantasmes alors leurs fantasmes ne serait pas mort avec eux.
Je pense important de noter aussi que il n’y a pas vraiment de meurtre mais que des suicide, la différence c’est qu’on choisit de suicider les autres etant incapable de se suicider soi même.
Fin bref, il faut être stupide de toute façon pour accusé un canaliser de fantasme, de violence, d’agressivité comme responsable, il est tout le contraire, comme les films. Mais cette réponse des adultes n’est aussi que le reflet de leur peur au fantasme qu’il ne comprennent plus. Et c’est pour ça qu’on a accusé avant les jeux vidéo, les films (Scream par ex.) , les livres….etc.
Alors pour moi ca passera, le temps et les génération et ce sera autre chose… il faut toujours un bouc émissaire, accusé d’obscure mécanisme mentaux et une éducation pas toujours fameuse ce serait beaucoup trop facile….