Jeux vidéo et atrophie du lobe frontal
Par Shane Fenton • le 1/1/2008 • Entre nous •D’ordinaire, quand les jeux vidéo se retrouvent au banc des accusés, c’est pour leur violence et/ou pour l’addiction qu’ils génèrent. Les jeux incriminés sont donc les quelques titres qu’on qualifie de « jeux violents » (FPS, Survival Horror, GTA-like…) ainsi que les MMORPG. Et même si l’amalgame est vite fait entre cette portion de jeux et l’ensemble des jeux vidéo, il n’est pas non plus systématique.
Toutefois, récemment, un nouveau chef d’accusation a pointé le bout de son nez. Et cette fois-ci, il ne vise plus une poignée de jeux, mais « les » jeux vidéo en général et en tant que tels. Ce dont ils sont accusés, c’est de mal stimuler le cerveau, et, à terme, d’entraîner l’atrophie du lobe frontal.
L’article qui a mis le feu aux poudres…
Tout commence le 19 août 2001 quand le quotidien britannique The Observer publie un article de Tracy McVeigh (rédactrice pour la secion Education de ce journal) intitulé Computer Games Can Stunt Teen Brains. Cet article est consacré aux expériences du professeur Ryuta Kawashima, spécialisé dans l’imagerie cérébrale. Si vous avez entendu parler de Brain Training, a.k.a. Programme d’Entraînement Cérébral du Docteur Kawashima, il s’agit bien de lui, mais patience, revenons à ce qu’a dit l’Observer.
Selon cet article, Ryuta Kawashima, professeur à l’Université de Tohoku, cherchait des fonds pour financer ses recherches en imagerie cérébrale. Il s’est donc tourné vers Nintendo, et leur a proposé de mesurer l’activité cérébrale d’enfants en train de jouer à un de leurs jeux, afin de montrer les bénéfices de ceux-ci sur le développement de l’enfant. Toujours selon l’article, il a donc comparé l’activité d’un groupe d’enfants ou d’adolescents en train de jouer à un jeu Nintendo (1), et celle d’un autre groupe d’enfants en train de faire le « test de Kraepelin » (un petit exercice d’arithmétique). Problème : les résultats ont révélé que le premier groupe ne stimulait que les parties du cerveau associées à la vue et au mouvement, tandis que le deuxième groupe utilisait le lobe frontal, en développement jusqu’à l’âge de 20 ans, et associé aux activités « intellectuelles » telles que l’apprentissage, la mémoire, la réflexion, la prise de décision, et le contrôle de soi.
C’est la que les choses se gâtent, car le docteur Kawashima (toujours selon l’article) a déduit de cette expérience que les jeux vidéo ne stimulent pas cette partie cruciale du cerveau, et qu’au vu de la popularité de ce loisir et du nombre d’heures passées dessus, de nombreux enfants risquent de voir leur lobe frontal atrophié, donc de ne jamais développer leurs facultés intellectuelles, et à terme de devenir violents. Voici ce qu’aurait dit le docteur Kawashima à l’Observer :
« L’importance de cette découverte ne peut pas être sous-estimée. (…) Nous allons avoir avec une nouvelle génération d’enfants (qui jouent à des jeux vidéo) un problème jamais vu auparavant. Les implications sont très sérieuses pour une société de plus en plus violente et ces écoliers commettront de plus en plus de mauvaises actions s’ils jouent à des jeux vidéo et qu’ils ne font pas d’autres activités comme la lecture des exercices d’arithmétique ».
L’article se conclut sur les autres découvertes de Kawashima (par exemple, sur l’activité cérébrale comparée pendant qu’on écoute de la musique, qu’on lit à voix haute, ou qu’on fait des exercices d’arithmétique), et de la présentation qu’il en a faites au programme Kumon Educational UK.
Cette histoire est rapidement reproduite dans d’autres articles avant de faire le tour du monde. Elle passe même sur la chaîne CNN. Au Canada, le quotidien The National Post (dans un article dont des extraits sont lisibles ici, page 4) ajoute une citation de Tonmoy Sharma, de l’Institut de Psychiatrie Britannique, qui appuie la thèse attribuée à Kawashima par l’Observer : « Les jeux vidéo n’aident pas à développer pas le cerveau, parce qu’ils requièrent la répétition d’actions simples, et qu’ils ont plus à voir avec l’acquisition de réflexes rapides qu’avec des activités stimulant l’intelligence ».
Certains officiels du jeu vidéo ont rapidement contesté les interprétations de Kawashima, en critiquant la portée très limitée de sa recherche, et en citant des études montrant des aspects plus bénéfiques du jeu vidéo. D’autres personnes en lutte contre la violence dans les médias (les jeux vidéo inclus) se sont ruées sur l’aubaine et exhibent avec autant de persistance que de gourmandise, cette « découverte » comme une preuve, en apparence aussi irréfutable que définitive, des effets néfastes des jeux vidéo (et cette fois, non plus seulement les « jeux violents », mais « les jeux vidéo » tout court) sur les jeunes.
Sauf que…
… se révèle être un pétard mouillé
Sauf que cette histoire n’est de bout en bout qu’un gigantesque foutage de gueule, peut-être encore pire que ceux auxquels on est habitués sur la violence ou l’addiction. Nous allons maintenant voir pourquoi.
Tout d’abord, à ma connaissance, cette étude n’a jamais été concrétisée par une quelconque publication dans une conférence ou un journal scientifique, ce qui est pourtant une condition sine qua non (mais non suffisante) pour qu’elle soit crédible. En réalité, tous les articles de la presse généraliste qui en ont parlé jusqu’à présent n’ont fait que citer celui de l’Observer, lequel ne mentionnait aucune publication permettant de valider l’étude de Kawashima. Ce qui signifie en clair que jusqu’à preuve du contraire, elle ne vaut strictement rien sur le plan scientifique (2).
Ensuite, les titres de plusieurs articles cités insistent (avec un sens exquis de la nuance) sur le fait que « les » jeux vidéo endommagent le cerveau des « enfants » ou des « adolescents ». Petit problème : d’après ce que le docteur Kawashima lui-même a déclaré lors d’une interview au site 1up, et contrairement à ce que l’Observer avait rapporté, l’étude qu’il a faite n’a jamais concerné les enfants ou les adolescents, mais les adultes. Voici ses propos exacts : « un point extrêmement important est que je n’ai jamais voulu étudier les effets des jeux vidéo sur l’activité cérébrale des enfants. J’ai juste mesuré, au moyen de techniques d’imagerie, l’activité cérébrale des adultes pendant qu’ils jouaient à un jeu vidéo, et je n’ai rien dit à propos des effets sur le développement du cerveau et de ses fonctions ».
Comment expliquer, par conséquent, que l’article de l’Observer ait parlé de mesure d’activité cérébrale tour à tour sur les « enfants » ou les « adolescents » ? Comment expliquer ces propos alarmistes que cet article attribue au Docteur Kawashima ? Soit les propos qui lui ont été attribués par Tracy McVeigh dans son article pour l’Observer ont bel et bien été tenus et rapportés correctement. Cela voudrait dire que dans l’interview du Docteur par 1up, quelqu’un a menti, l’intervieweur ou l’interviewé. Dans le dernier cas, ce serait gravissime pour un chercheur de son rang : on parle quand même de résultats scientifiques ayant des implications sociales et politiques importantes (3). Soit c’est Tracy McVeigh qui a mal compris, mal interprété, et déformé les propos qu’elle attribue au Docteur Kawashima (4). Et dans ce cas, c’est « l’angle d’attaque » de son article et de tous les autres qui se trouve privé de sa caution scientifique, et qui perd une bonne partie de sa crédibilité.
Maintenant, soyons francs : si l’étude du Docteur Kawashima, effectuée sur des sujets adultes, démontrait effectivement la diminution de l’activité dans le lobe frontal quand on joue au(x) « jeu(x) Nintendo » utilisé(s) pour l’expérience, on pourrait facilement en déduire que ces résultats s’appliquent aussi aux enfants et aux adolescents. Cependant, selon l’interview qu’il a donnée à 1up, il n’a même pas dressé de telles conclusions ! A l’heure actuelle, son étude ne peut absolument pas servir de caution scientifique à la théorie selon laquelle « les jeux vidéo endommagent le cerveau des enfants », ce qui, je le rappelle, est la conclusion dressée par la plupart des articles qui ont repris cette histoire.
Mais il y a bien pire, et ce quand bien même ses propos n’auraient pas été déformés…
Un présupposé hallucinant
En effet, l’étude a été menée sur « un jeu Nintendo ». Lequel ? L’article ne le dit pas. Sur quelle console ? Pas un mot non plus. Mais le plus grave, et de loin, c’est que Tracy McVeigh et ses collègues en ont déduit que ce qui s’appliquait à un jeu s’appliquait à tous les jeux !
Récapitulons pour que l’on comprenne bien l’énormité de ce foutage de gueule… Depuis bientôt 35 ans que les jeux vidéo existent (ou plutôt, qu’ils sont à disposition du public), il en est sorti des dizaines de milliers différents (on a peut-être même dépassé les cent mille jeux sortis), sur de nombreuses machines, sous divers formats, et de genres aussi variés que les jeux d’aventure, de rôle, de réflexion, de stratégie, de sport, d’action, de gestion, de simulation, de plate-forme, etc… Bref, une vaste mosaïque de jeux vidéo différents destinés à proposer une infinité d’effets différents.
Est-ce que vous réalisez maintenant à quel point on se moque du monde (et du sens commun le plus élémentaire) en clamant qu’une étude effectuée sur un seul jeu suffit à démontrer quoi que ce soit sur des dizaines de milliers de jeux différents ?!
Faudrait-il donc déduire de cette expérience qu’on provoque une atrophie de son lobe frontal en jouant à :
– Un jeu d’échecs informatique (au hasard, la série des Chessmaster, ou la série des Battlechess qui a contribué à faire vendre des PC il y a 15 ans) provoque une atrophie du lobe frontal ?
– Par extension, n’importe quel jeu de stratégie et d’histoire, où l’on rejouerait par exemple l’intégralité de la campagne de Napoléon en Russie, bataillon par bataillon, avec tous les ordres de bataille ?
– Un jeu de réflexion tel que le Mah-Jong ou le Démineur ?
– Un jeu d’aventure tel que Myst, où l’on passe son temps à résoudre des énigmes ?
– Un jeu de gestion, que ce soit d’une compagnie ferroviaire, d’un club de foot ou d’une civilisation toute entière sur tous ses aspects (politique, diplomatique, militaire, culturel, économique…) ?
Par charité pour les colporteurs de cette farce, je n’enfoncerai pas trop le clou. Je voudrais quand même évoquer également le temps passé à lire le manuel de jeu pour pouvoir en comprendre les mécanismes (en ce qui concerne les simulations ou les jeux d’histoire, c’est quasiment indispensable pour « rentrer » dans le jeu). Sans oublier les SDK (System Development Kits) présents sur la majorité des jeux, y compris ceux qui sont portés sur l’action. Ils permettent en effet de modifier tout ou partie du jeu, des décors aux personnages en passant par les règles du jeu, moyennant un travail de modélisation 3D, de retouche de texture ou de programmation. Choses qui, comme chacun sait, ne peuvent pas stimuler le cerveau.
Il faut évidemment préciser que la position exactement inverse n’est pas plus défendable. Il est tout à fait probable que certains types de jeux (comme par exemple les FPS « bourrins » à la Serious Sam) ne stimulent pas du tout le lobe frontal, et qu’une pratique excessive et monomaniaque de ces jeux risque de devenir dangereuse, surtout si ces derniers contiennent de la violence gore. Mais encore une fois, il y a un abîme entre étudier les effets d’une poignée de jeux et en tirer des conclusions pour le jeu vidéo dans son ensemble.
Et pour finir sur ce point, j’aimerais faire remarquer quelque chose à ceux qui veulent absolument utiliser cette théorie sur l’atrophie du lobe frontal pour prouver que « les jeux vidéo, c’est le mââââââl ». Les lecteurs attentifs de ce site savent déjà que nous ne portons ni Manhunt, ni Manhunt 2, dans notre coeur (en tout cas, en ce qui concerne Kwyxz et votre serviteur). Pourtant, ce que je voudrais faire remarquer, c’est que ces jeux, qu’on peut qualifier sans peine « d’ultra-violents », sont également des jeux d’infiltration. Ils requierent en effet une certaine dose de réflexion, de concentration et de contrôle de soi (tirer dans le tas sans réfléchir vous ferait perdre la partie). Imaginez maintenant qu’on teste l’activité cérébrale de personnes jouant à l’un des deux Manhunt. Si on ne trouve aucune activité significative dans la région du lobe frontal, ma foi, tant mieux. Mais si on en trouve une (ce qui me semble probable), que faudra-t-il en déduire ? Que Manhunt, c’est le bien ? Que les « jeux ultra-violents » rendent intelligent et stimulent le cerveau ? A méditer pour ceux qui veulent manipuler la science au service de leur idéologie.
La gloire et ses déconvenues
Revenons maintenant au docteur Kawashima, car l’histoire ne s’arrête pas ici pour lui. En effet, 4 ans après la publication de l’article de l’Observer, on reparle de lui, mais cette fois, c’est pour la série de jeux Brain Training (en VF, Programme d’Entraînement Cérébral), dont il a supervisé le développement pour Nintendo sur sa dernière console portable, la DS. Son visage apparaît reconstitué en 3D dans le jeu, et guide le joueur dans sa progression. Celui-ci peut, entre autres, calculer « l’âge » de son cerveau après une série d’exercices, et observer quelle partie du cerveau il stimule avec tel ou tel exercice en particulier.Comment quelqu’un d’aussi critique sur les jeux vidéo quelques années auparavant se retrouve à en être l’une des mascottes ? Soit l’hypothèse évoquée plus haut était la bonne, à savoir que ce qu’il a dit a tellement été déformé qu’il n’a jamais réellement critiqué les jeux vidéo. Soit, et c’est plus probable, il les a effectivement critiqués, et plutôt que de l’attaquer en justice, Nintendo a préféré lui proposer de créer un jeu qui, selon lui, stimulerait correctement le cerveau. A priori, ce serait une démarche constructive : « Vous trouvez que nos jeux ne font pas assez travailler les méninges ? Eh bien aidez-nous à changer ça en proposant le vôtre ».
Dans tous les cas, les gens de Nintendo ont lu le livre d’exercices d’entraînement cérébral écrit par Kawashima et ont proposé à celui-ci d’en faire un jeu tous frais payés, ce qu’il a accepté, paraît-il, avec enthousiasme . Et Brain Training a rencontré un énorme succès partout dans le monde, au point d’améliorer sensiblement l’image des jeux vidéo et d’attirer vers la DS un nouveau public. Ainsi que le note le site Kotaku : « Soudain, alors que les jeux cérébraux (…) se sont vendus à l’heure actuelle à 5 millions d’exemplaires et ont mis la console portable dans les mains des non-joueurs, le jeu vidéo est devenu ‘intelligent' ». Sans oublier les pubs montrant des célébrités comme Nicole Kidman en train de jouer à ce jeu pour calculer l’âge de leur cerveau.
Il y a toutefois quelques ombres à ce joli tableau…La première a été évoquée par Erwan Cario sur son blog Piqué aux jeux. Bien qu’il soit devenu fan de Brain Training, il ajoute : « Seul bémol : je ne peux pas m’empêcher de trouver la caution scientifique un poil malsaine. Comme une justification forcée au fait de jouer. Faut-il rendre utile le jeu vidéo? Je ne suis pas convaincu ». Il y a de quoi être d’accord avec lui. En effet, a-t-on vraiment besoin « d’études scientifiques » ou de « spécialistes » pour savoir que certains jeux que l’on pratique nous font du bien ? Par ailleurs, Brain Training a beau être un phénomène, c’est justement le problème : un jour les « jeux vidéo rendent intelligent », mais le jour suivant, ils peuvent à nouveau « rendre débile ». D’autant que ce « programme d’entraînement cérébral » existe aussi en livre, ce qui fait qu’on n’a pas besoin du jeu pour calculer l’âge de son cerveau. Bref, je doute qu’on rende le jeu vidéo plus populaire ou plus légitime par ce genre d’artifices, bien que Nicole Kidman soit fichtrement bien conservée.
Moving to the yellow side of journalism
La deuxième ombre au tableau, c’est le lien réel entre les gens de Nintendo et le Docteur Kawashima. Qu’ils se soient associés à lui, éminent neurologiste, pour réaliser ces jeux d’entraînement cérébral, ce fut un coup de maître. Mais il est tentant d’y voir plus qu’une collaboration, et de soupçonner une tentative réussie de corruption d’un critique gênant par Nintendo. Dans le cas de Deborah Cameron, correspondante au Japon pour le quotidien australien Sydney Morning Herald, c’est plus qu’un soupçon : c’est une certitude. En tout cas, c’est ce qui ressort de son article Moving to the Dark Side of the Screen (aussi paru dans The Age sous le titre Who’s Playing Who ?).
L’article en question comporte un certain nombre d’erreurs. La première est de dire que le docteur Kawashima était un « obscur scientifique » avant de devenir une « célébrité » grâce à Brain Training : c’était déjà une sommité dans son milieu, et son livre sur l’entraînement cérébral rencontrait déjà beaucoup de succès. La deuxième est de confondre sans arrêt (et volontairement ?) entre les effets des « jeux violents » et les jeux vidéo tout court. Mais ce n’est rien à côté du ton extrêmement unilatéral, sentencieux et de mauvaise foi, de l’article. En effet, pour Deborah Cameron, la cause est entendue : l’industrie du jeu vidéo toute entière est une pègre assoiffée de profit, ses produits sont à peu près tous dangereux, ses actions sont forcément mafieuses, ses détracteurs sont des courageux citoyens qui disent parole d’évangile, et ceux qui défendent le jeu vidéo sont homologués comme ses partisans, c’est-à-dire des vendus. Il n’est donc pas surprenant que cet article (contredit par le « monsieur jeux vidéo » de son propre journal ) ait été repris pour argent comptant par des détracteurs radicaux de la violence des médias.
Ceci étant, Nintendo n’est pas la Maison des Enfants de Marie. Il est fort possible qu’ils aient dégainé maladroitement l’artillerie lourde pour convaincre le Docteur Kawashima de collaborer avec eux, et si, comme le dit l’article de Deborah Cameron, ils sont effectivement des donateurs de l’université de Tohoku, cela pose de sérieux problèmes d’éthique et de conflits d’intérêt. Sans oublier les messages hostiles qu’il a reçus depuis l’article de l’Observer, comme il l’indique dans son interview à 1up : « j’ai appris que la description [de mes études] donnée dans l’entretien avec l’Observer contenait de nombreux malentendus et raccourcis après avoir reçu des milliers de lettres menaçantes de la part de joueurs ». Il va de soi que les lettres de menaces ne sont pas justifiables, et que ça apportera de l’eau au moulin de ceux qui pensent que Kawashima a pris peur et/ou s’est fait acheter par Nintendo.
Cependant, et je concluerai là-dessus, les détracteurs du jeu vidéo seraient avisés de ne pas tirer de conclusions trop hâtives : quelles que soient les magouilles réelles ou supposées de Nintendo, l’escroquerie intellectuelle n’est pas moins grave. Soutenir qu’une étude sur un seul jeu suffit à montrer le danger pour tous les jeux en est une. Déformer les propos d’un chercheur pour mieux vendre sa thèse partisane en est une autre. Et recycler à longueur de temps la même farce sans prendre aucun recul, et sans jamais se remettre en question, en est une troisième.
PS : Cet article est une version dépoussiérée de ce que j’avais écrit il y a un an sur un autre blog, aujourd’hui disparu. Une autre version plus compacte est parue dans Asiemute, la revue en ligne du Clan Takeda.
(1) L’article de Tracy McVeigh manque de clarté sur plusieurs points. Un coup, ce sont des « enfants », un coup ce sont des « adolescents » ou des « étudiants » (mais le terme anglais « students » s’applique aussi aux écoliers, collégiens et lycéens). De même, à un moment, l’article parle « d’un jeu Nintendo », et à un autre endroit il s’agit de « jeux Nintendo » au pluriel. Quant à savoir de quel(s) jeu(x) il s’agissait, mystère et boule de gomme.
(2) Dans le même genre, on se souviendra d’Akio Mori, compatriote et collègue de Kawashima, et surtout inventeur du terme Game Brain, qui symbolise selon lui les dégâts des jeux vidéo sur le cerveau, qu’il aurait constaté par sa propre étude sur la stimulation des ondes alpha et béta. Mori a même écrit un livre sur le sujet, sorti un an après l’article de l’Observer et médiatisé sans recul ni vérification par la presse généraliste du monde entier (en France, c’est le Figaro qui s’y était collé). Seul petit problème : il y a peut-être eu un livre, mais aucune publication scientifique pour valider ses dires. Ironie suprême : même Kawashima aurait désavoué son compatriote en l’accusant de « superstition ».
(3) L’un des arguments chocs des partisans d’une législation sur les « jeux violents » consiste à dire que leur dangerosité est « scientifiquement prouvée ». Il est vrai que plusieurs études ont conclu à une forte corrélation entre les « jeux violents » et l’augmentation de l’agressivité, en particulier chez les enfants et les adolescents. Pour cette raison, de nombreuses lois ont été proposées afin d’interdire la vente de ces jeux aux mineurs, voire dans certains cas à tout le monde. Mais aucune d’entre elles n’a conclu à un lien direct de cause à effet, et c’est ce qui a valu aux nombreuses lois « anti-jeux violents » américaines s’appuyant sur ces études d’être déclarées « anti-constitutionnelles » et invalidées. Alors imaginez les implications que pourraient avoir une étude selon laquelle « les jeux vidéo » dans leur ensemble entraîneraient une atrophie du lobe frontal…
(4) Je préfère écarter la possibilité selon laquelle elle aurait inventé ces propos de toutes pièces, parce que c’est une accusation trop grave pour être colportée sans preuves.
Tags: activité cérébrale, Brain Training, étude scientifique, lobe frontal, programme d'entraînement cérébral, recherche, Ryuta KawashimaShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Mince je pensais trouver des cheats-codes pour Brain Training pfffff je veux avoir Fusée tout le temps et un cerveau de 7 ans et demi.
Et voici ce que je viens de trouver dans un article du New Scientist (qu’on ne peut pas vraiment accuser d’être à la solde de « la toute-puissante industrie du jeu vidéo ») :
« (…) Despite popular assumption, there has been no widely accepted evidence for permanent damage or behavioural disruption caused by video games or television violence.
A 2001 study by Ryuta Kawashima at Tohoku University in Japan claimed to have shown that the frontal lobes are not stimulated during computer game playing.
But it was widely dismissed by scientists after he claimed the lack of stimulation could potentially stunt brain development and affect people’s ability to control their behaviour. The researcher found no direct evidence for lasting damage. »
En gros, non seulement l’assertion selon laquelle les jeux vidéo ne stimulent pas le lobe frontal est un foutage de gueule, mais en plus, le lien entre un manque de stimulation du lobe frontal et une atrophie n’est même pas prouvé !
« Les implications sont très sérieuses pour une société de plus en plus violente et ces écoliers commettront de plus en plus de mauvaises actions s’ils jouent à des jeux vidéo et qu’ils ne font pas d’autres activités comme la lecture des exercices d’arithmétique”. »
C’est moi ou le postulat disant que si on retire les jeux vidéos aux enfants, ils occuperont le temps ainsi libéré à faire des exercices d’arithmétique au lieu de jouer à autre chose, est totalement idiot ?
Alors une, tu poses mon bouquin d’Exercices Isométriques tout de suite. Merci.
Dernières nouvelles du bon docteur, où on apprend :
– Qu’il a refusé les royalties de Brain Training. Avis à ceux qui pensaient que les gens de Nintendo l’avaient corrompu et réduit au silence.
– Qu’il travaille tellement qu’il n’a pas de temps de jouer aux jeux vidéo, y compris au sien. Ayant récemment soutenu une thèse en informatique, je ne suis pas loin de le comprendre (j’ai bien passé 4 mois sans aucun jeu vidéo quand j’ai dû rédiger mon mémoire, prenez-en de la graine les jeunes !).
– Qu’il fixe des limites strictes à ses enfants âgés de 14 à 22 ans : pas de jeu pendant la semaine, uniquement pendant le week-end, et encore pas plus d’une heure. Limites qu’on trouvera peut-être ‘achement strictes (quoique l’interdiction de jouer en semaine soit plutôt sage), mais ce sont ses enfants, et lui au moins se comporte en véritable père.
Le coup de la donation des royalties, c’est quand même très fort. Il m’a bluffé, là.
J’avais oublié un autre défaut de ce genre de « programmes d’entraînement cérébral » et de l’engouement qui va avec : ça ne marche peut-être même pas. A savoir qu’ils ne stimulent peut-être pas le cerveau aussi bien que les campagnes de pub le prétendent.
En tout cas, c’est ce que le professeur Alain Lieury à propos du jeu de Kawashima, qu’il taxe de charlatanisme dans le Times (source : Gamepolitics, comme d’hab’).
Je n’ai pas encore assez d’éléments pour dire qui a raison et qui a tort (après tout, Lieury a fait l’objet de controverses, tout comme Kawashima). Ce qui est sûr, c’est que de toute manière, la stratégie qui consistait à promouvoir le jeu vidéo en essayant de le rendre indispensable à n’importe quel prix (« ils rendent intelligent », « vous en avez besoin pour stimuler votre cerveau », etc…) est foireuse. Pire encore : s’il s’avère que le professeur Lieury a raison, l’engouement médiatique actuel peut se transformer du jour au lendemain en cabale.