On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

La parole à l’accusation : une dinde quelconque

Par • le 18/2/2010 • Entre nous

Continuons notre exploration des critiques allemands du jeu vidéo. Nous avions commencé par Rainer Fromm, non seulement pour sa constance et sa notoriété parmi les acteurs du débat, mais aussi pour la relative complexité du personnage et de son discours. Aujourd’hui, les choses vont être plus simples avec cet article d’une certaine Ida Luise Krenzlin, paru en juin dernier dans le bulletin des « journées internationales de Schiller » (Internationale Schillertage). Dans le contexte du débat sur la violence des jeux vidéo, ce journal n’est rien, cette femme n’est personne, et de toute évidence il ne s’agit que d’un one-shot sans suite. Pourquoi, dans ce cas, le traduire et le publier ici ? Pour la même raison que la revue de presse et la revue politique : donner un meilleur aperçu du lynchage verbal, mâtiné d’ignorance crasse, qui a cours en Allemagne contre les soi-disant « killerspiele ». Cet article en est justement une parfaite illustration.

Avant de commencer la lecture, sachez que la traduction (pour laquelle je remercie une fois de plus mon collègue Stefan) est la plus fidèle possible à l’article original, jusque dans sa vulgarité et sa méchanceté gratuite. Ne vous étonnez donc pas de voir des termes comme « connards » (« Dumpfbacken »), « couilles molles » (« Weicheier ») ou « bouffon » (« Hanswurst »). La seule exception concerne le titre : son jeu de mots à base de « kille, kille » (l’équivalent de « guili, guili ») était intraduisible. Il y a également une expression sur « l’hormone de plaisir » difficilement compréhensible quand on ne sait pas qu’il s’agit en fait de la dopamine (mentionnée un peu plus haut). Un dernier mot à propos de la première partie du sous-titre : il s’agit d’un détournement d’une célèbre maxime du poète Friedrich Schiller à propos du jeu : « L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception du mot, il est un être humain, et il n’est tout à fait un être humain que là où il joue ». A présent, bonne lecture (façon de parler).

Kille, Kille, Killerspiele

(Ida Luise Krenzlin)

L’homme n’est pas toujours tout à fait un être humain là où il joue : un plaidoyer contre l’entraînement à la violence virtuelle

Quand les jeunes en pleine puberté s’enferment seuls dans leur chambre, ils le font pour trois raisons : écouter de la musique, se masturber, ou bien tuer des gens sur l’écran. Les deux premières activités ne nous concernent pas, mais la troisième, si. Les Killerspiele sont un problème parce que la violence apprise virtuellement est appliquée de plus en plus souvent dans le monde réel.

Il y a beaucoup de choses que l’on n’aime pas être, mais la dernière d’entre elles serait probablement un adolescent en pleine puberté. Ils traînent dans les couloirs de l’école, aussi timides que bizarres. Dépassés d’une tête par leurs camarades, ils sont l’objet de leur mépris et de leurs brimades. On ne peut qu’être attendris par leurs tentatives d’attirer l’attention. Quand ils essaient de plaire, on a honte pour eux. Ce n’est donc pas étonnant si à la puberté, les adolescents se retranchent pendant des heures derrière leur ordinateur, afin de faire leurs preuves sur un champ de bataille électronique plutôt que de se confronter à la société. Ceci est tellement plus simple que d’impressionner Sarah, la fille de la classe d’à côté !

Pendant la puberté, on fait la connaissance de l’autre sexe. On apprend à communiquer. Comment est-ce possible si on plonge dès l’âge de 12 ans dans des mondes virtuels ? Les Killerspiele sont un pur échappatoire. La différence avec ceux qui s’évadent de la réalité dans les stades de foot, les concerts ou les rave-parties est que là-bas, on entretient des relations sociales. En comparaison, chez les adeptes des Killerspiele, la communication est anesthésiée. Celui qui se barricade dans sa chambre derrière son PC ne veut rien avoir à faire avec son environnement. L’argument selon lequel on est connecté avec de nombreux autres joueurs par le biais d’Internet ne compte pas. La communication virtuelle reste virtuelle, et ne remplacera jamais la communication réelle.

Les joueurs sur console sont rarement des flèches en terme de communication. Ni dans la cour de l’école, ni en famille. Pourquoi n’y a-t-il pas de filles qui se plaisent à jouer heure après heure à Doom, Soldier of Fortune ou Resident Evil ? Depuis la nuit des temps, les garçons sont programmés pour résoudre leurs problèmes à coups de massue. La massue moderne s’appelle le joystick. A défaut d’ennemis réels, on traque des personnages virtuels pour les combattre, les mettre dans la ligne de mire et les tuer. Plus c’est efficace et rapide, mieux c’est. Si possible en groupe, ce qui est là encore un conditionnement qui dure depuis la nuit des temps. En effet, depuis toujours, les garçons ont joué à des Killerspiele. Ils chassaient leurs ennemis en bande, et ils élisaient le chasseur le plus adroit comme leur chef. Peut-être est-ce pour cela que les filles d’aujourd’hui sont de plus en plus douées et compétentes alors que les garçons font du sur-place. Les garçons ne devraient pas être des connards agressifs, mais ils ne devraient pas non plus être des couilles molles. Qu’est-ce qu’ils devraient être, alors ? Les mondes virtuels misent sur la testostérone pure : que ce soient les pornos hardcore qu’on trouve sur le net, les héros du type Rambo qu’on trouve à l’écran, ou Counter-Strike sur PC. Cependant, la réalité est bien différente.

Dopamine pour le niveau 10

Pourquoi les Killerspiele sont-ils si attirants pour les jeunes pubères qui ont un millier de questions qui tournent dans leur tête ? Parce que les Killerspiele ne se posent pas de question et ne demandent pas non plus de réponse. Que fait-on des sentiments intimement liés à la puberté tels que la honte, le manque de confiance en soi, la maladresse, et le manque de maîtrise de son corps ? Tout ceci doit être traversé d’une façon ou d’une autre. Les boutons d’acné, les râteaux, et enfin une première pelle. Les slows, par contre, on peut s’en passer. Mais sur quelle piste de danse s’exercent les ados accros aux ordinateurs ? Certainement pas devant le PC. La frustration liée à l’inaccessibilité des filles est de plus en plus grande. La lâcheté rend colérique, agressif et impuissant. Avec un joystick dans la main, tu as du pouvoir, mais tu est le même bouffon que tu ne voudrais jamais être lorsque Sarah de la classe d’à côté te croise dans les couloirs.

Ce ne sont pas que des garçons qui jouent à des Killerspiele, ce sont aussi le plus souvent des hommes qui se manifestent au sujet des Killerspiele. Ce qui en ressort, ce sont des phrases telles que celles de l’analyste des médias Norbert Bolz : « Le Killerspiel est pour l’agressivité masculine ce que la pornographie est pour la sexualité masculine ». C’est un exutoire, dit-il, une compensation prétendument inoffensive. Des chercheurs spécialisés dans l’étude de l’agressivité comme Craig Anderson rétorquent qu’une tuerie répétée une centaine de fois à l’écran modifie bel et bien les structures cognitives du cerveau, car toute expérience laisse des traces, qu’on le veuille ou non. Dans le cas d’une consommation de violence à long terme, l’environnement est perçu comme plus agressif. Tout et tous deviennent des ennemis. L’empathie est diluée. Les hormones de plaisir ne sont sécrétées que quand on a atteint le niveau suivant. Beaucoup d’armées, dont l’israélienne et l’américaine, ont entraîné leurs soldats avec des Ego-Shooters. D’un côté, ils servent à recruter et récupérer les adolescents là où ils se trouvent. D’un autre côté, les jeux entraînent également à tirer avec précision, et sont utilisés sciemment pour réduire la réticence à tuer son prochain.

Les jeunes militaires américains allaient à la guerre du Viêtnam avec le solgan « This is my rifle. And this is my gun. One is for killing and one is for fun. » Si les hommes perçoivent leur sexualité ainsi, ils sont à vomir, et ils le resteront. Même si pour quelques cas un peu plus évolués que les autres, les Killerspiele restent un divertissement inoffensif, la plupart des jeunes garçons qui passent des heures interminables devant leur écran vont finir par perdre le peu de respect qu’ils ont encore pour eux-mêmes et pour le monde qui les entoure.

Post-Scriptum (Shane_Fenton)

L’ami Stefan me fait remarquer que l’expression « mal baisée » est malheureusement intraduisible en Allemand. Ce qui s’en rapproche le mieux est : « sexuell frustriert ».

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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8 commentaires »

  1. Hum.

    Ca fait peur.

  2. L’Allemagne a définitivement un problème avec ce genre d’article. Cette ébauche caricatural de l’adolescent, ce confinement stéréotypé du joueur, cette volonté de refuser une chose en prenant des études ayant leurs détracteurs et leurs études contraires, c’est consternant.

    Au fait, le style d’écriture est vraiment mauvais, on croirait une ébauche de l’adolescence par une journaliste d’un magasine féminin enfermé dans ses idées de l’amour, de l’homme, de la drague et que vive les petits secrets.

    Que quelqu’un d’intelligent cri notre malêtre face a ces mensonges.

  3. « dinde quelconque », « mal baisée », et dans le commentaire ci-dessus « le style d’écriture est vraiment mauvais », alors qu’il est bien précisé qu’il ne s’agit que d’une traduction.

    Il y a tellement de façon de contester le contenu de cet article, qu’on soit d’accord ou pas, que je trouve dommage d’utiliser ce genre d’arguments.

    (Oui c’est ma marotte :) Et encore, je me suis retenu, à propos de Bayonetta, alors ça va hein)

  4. @rdd : j’entends ce que tu dis, et en temps normal, j’aurais été d’accord. D’ailleurs, j’ai hésité avant de mettre « une dinde quelconque » au lieu du nom réel de la dame. Cependant, même si c’est dommage, peu chevaleresque et surtout contraire à mes habitudes, je maintiens aussi bien les mentions « dinde quelconque » et « mal baisée » que l’absence de réfutation argumentée.

    Pourquoi ? Parce que sur le fond comme sur la forme, il n’y a pas matière à discuter. Sur le fond, je ne vois pratiquement aucun argument d’avancé : uniquement un catalogue de clichés et d’affirmations a priori, jamais justifiées, qui n’envisagent même pas l’existence d’une contradiction (à part peut-être à un endroit). Quant à la forme, au ton, en plus d’être délibérément insultant, ça transpire l’aigreur et la frustration. Quand Stefan et moi nous avons lu et traduit cet article, les deux seuls mots qui nous venaient à la bouche entre deux fous rires étaient : « mal baisée ».

    Comme je l’ai dit, la seule raison pour laquelle j’ai traduit et posté cet article, c’est pour que les lecteurs aient une idée de ce qui se passe dans la tête du détracteur moyen des « killerspiele ». Et là, je pense qu’on a effectivement affaire à une détractrice « moyenne »… voire plus que moyenne sur le plan intellectuel et humain. D’où la « dinde quelconque » : pour moi, elle ne mérite pas qu’on donne son nom en titre d’article, à moins : 1/ qu’elle réécrive dessus, 2/ qu’elle gagne un peu en importance, et 3/ que cette fois elle apporte un minimum d’argumentation.

  5. Il me paraît important de rappeller que ce genre d’articles est presque banalisé chez nos voisins germaniques. Il en transpire un florilège assez effroyable d’ignorance, de préjugés et de points de vue sexistes, sans parler des conneries pures et simples: la « dimension sociale » d’une rave party il va falloir me l’expliquer…

  6. Mine de rien, peut-on dire que le JV a ses chances en France parce que nous sommes un pays aimant le coté vieux intellectuel et nouveauté ludique?

  7. Je dois également souligner que cet article fait suite à un autre article paru quelques jours avant dans le même journal (suivez ce lien, page 6). Il s’agissait d’un « plaidoyer pour le jeu et contre l’hystérie », qui essayait d’expliquer pourquoi les « killerspiele » n’étaient au fond que des jeux.

    Cet article a été écrit par Jan Fischer, qui comme Ida Luise Krenzlin fait partie de la rédaction de l’Internationale Schillertage Festivalzeitung (entre autres activités). On peut penser que Krenzlin a écrit son propre article en réaction à celui de son collègue, et on peut au moins louer le bulletin qui les emploie pour son pluralisme. Le problème, c’est que l’article de Krenzlin n’est en rien une réponse à celui de Fischer. Elle ne le mentionne même pas, elle ne réfute aucun de ses arguments (elle aurait pu : certains d’entre eux sont assez maladroits), et d’ailleurs elle n’en avance aucun non plus. Elle se contente de cracher sa bile contre les joueurs de « killerspiele », en particulier les adolescents, avec une telle insistance que ça en devient suspect.

    Tout ça pour dire que je maintiens tout ce que j’ai dit sur Ida « sexuell frustriert » Krenzlin, même (surtout) après avoir lu l’article de son collègue auquel elle semble avoir fait écho. Je pourrais demander à Stefan de le traduire si on me le demande, mais je ne suis pas sûr qu’il vous donnerait davantage d’éclaircissements sur la situation du jeu vidéo en Allemagne. En tout cas, il ne vous serait d’aucune utilité pour mieux comprendre celui de Krenzlin.

    @Kwyxz : les termes exacts qu’elle a employés sont « goa parties » (raves associées au style Trance Goa) et « soziales Verhalten eingeübt » (« soziales verhalten » = comportements sociaux, et « eingeübt » = pratique, entraînement). J’ai traduit comme j’ai pu, en essayant de préserver au mieux le sens de la phrase originelle. En gros, elle croit vraiment qu’en allant dans une goa-party, on peut « s’entraîner » et « mettre en pratique » ses « compétences sociales ».

  8. Ida Luise Krenzlin.
    Voila un nom que je vais retenir tiens, elle dois avoir sa place dans les chroniques féministes intégristes… J’ai rarement vu un tel ramassis de lieux communs, plus débiles et critiquables les uns que les autres.
    Au final je ne sais pas trop quoi penser de cet article, est-ce que je dois en rire, l’ignorer, en avoir peur? Ou est-ce que les facultés cognitives de nos voisins allemands décline?
    Plus qu’un pamphlet contre le jeu vidéo je perçoit surtout qu’elle a voulu masquer ses idées féministes a la con en faisant passer les hommes pour des phallocrates qui ne s’intéressent qu’au sexe et a la tuerie.
    Charmant.

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