Sommes-nous des « hommes-enfants » ? (post-scriptum)
Par Shane Fenton • le 20/11/2008 • Entre nous •Suite à mon précédent article, j’ai donc lu avec attention Men to Boys de Gary Cross, en particulier la section dédiée aux jeux vidéo (chapitre 6, section 1, pour être précis). Comme je m’y attendais, en bon historien, il a fait un travail sérieux de documentation : sa bibliographie est excellente, et il référence la plupart des livres (américains) « importants » sur l’histoire et l’évolution du jeu vidéo, à l’exception de The Ultimate History of Video Games de Steven Kent, mais ce n’est pas trop grave. Son ton est effectivement mesuré. Et certaines de ses interrogations sont valides. Mais…
… mais tout son argumentaire est irrémédiablement plombé par un préjugé qu’il annonce dès le départ, dans le titre même de la section : « Videogames : Toys of a Lifetime », qu’on pourrait traduire par : « jeux vidéo : jouets de toute une vie ».
Voilà ce que sont les jeux vidéo pour lui : un jouet, qui en tant que tel peut convenir aux enfants et aux adolescents, mais certainement pas aux adultes. Il dit clairement qu’il est étonné de voir autant d’adultes continuer à jouer aux jeux vidéo, et il n’a de cesse de se poser la question tout au long de la section. Bien sûr, il met ça sur le compte du refus de grandir, ainsi que du marketing des compagnies de jeux qui brouillent la frontière entre l’adolescence et l’âge adulte en proposant des jeux qui peuvent plaire aux deux classes d’âge. Et même s’il considère les arguments en faveur d’un « jeu adulte », ça ne suffit pas à le convaincre que les jeux vidéo sont autre chose qu’un jouet. Et on le voit se débattre avec ce « mystère » tout en étant arc-bouté sur son préjugé de départ. Pris au piège comme une souris dans une cage mentale qu’il a construite lui-même sans s’en rendre compte.
Naturellement, en conclusion, quand il propose des pistes pour que les adultes le redeviennent, il propose de trouver de nouvelles activités qui pourraient les éloigner des jeux vidéo (les adultes en tout cas, pas les mineurs, qui peuvent tout à fait continuer à jouer parce que « c’est pour eux »).
Il faut ajouter toutefois qu’il ne les rend pas entièrement responsables de l’infantilisation des adultes. Pour lui, il s’agit juste de la dernière étape, et du signe le plus marquant (et le plus incompréhensible) de cette infantilisation. En fait, l’un des principaux responsables selon lui, c’est sa propre génération (et il s’inclut dans le lot), qui a cassé les figures traditionnelles de l’Homme Adulte, mais qui ne les a remplacés par aucune alternative viable. Cette même génération qui a été nourrie aux comic books (ce sont eux qui, selon Cross, ont « ouvert la brèche » dans la frontière entre l’adolescence et l’âge adulte), à l’humour irrévérencieux de Mad, au rock’n’roll, voire même à Playboy. Et de décennie en décennie, la « culture rebelle » n’a eu de cesse de rendre complètement caduque cette frontière entre adolescence et âge adulte. Attention, il ne considère pas cette culture elle-même comme mauvaise : il ne fait que retracer son évolution. Ce qu’il déplore, ce sont ses dérives qui nous ont menés là où on en est aujourd’hui.
Bon, là, je résume comme je peux, c’est-à-dire assez mal, mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’il ne fait pas des jeux vidéo un bouc émissaire. D’ailleurs, il trouve ridicule le débat selon lequel ces jeux transformeraient ou pas les gens en tueurs. Comme il le dit en conclusion de la section : non, ils ne les transforment pas en monstres, mais ils ne les transforment pas non plus en gentlemen. Et plus loin, il revient à la charge en disant qu’il souscrit à la théorie selon laquelle ces jeux ne transforment pas en tueur, parce que ce ne sont que des jeux et que les joueurs font ça pour le « fun ». Il ajoute toutefois que c’est précisément ce qui les rend néfastes, parce que ce « fun » empêche les joueurs de grandir. Plus tard, je compte mettre à jour ce post avec les citations exactes.
Mine de rien, c’est ce préjugé fondamental qui empêche tant de gens comme Cross (qui sont par ailleurs raisonnables et ouverts d’esprit) de comprendre les jeux vidéo : ce refus de les accepter comme un média « universel » au même titre que le cinéma. Ainsi que cet aveuglement qui consiste à les voir comme rien de plus qu’un jouet. Et il faut ajouter à ça cette séparation rigide entre enfance et âge adulte, que je met sur le dos d’une certaine mentalité « américaine ». Mais après tout, son livre ne raconte rien d’autre que l’évolution d’une certaine culture américaine, d’un point de vue américain, sur les enfants, adolescents et adultes américains.
Et je crois justement (même si je peux me tromper) que c’est l’une des raisons pour lesquelles les jeux vidéo sont si difficiles à comprendre pour lui comme pour d’autres : une vision « américano-centrée » qui contamine même certains « défenseurs » et « historiens » du jeu vidéo. En effet, de nombreux livres de référence résument l’évolution de ce média uniquement à travers le prisme de l’évolution des marchés américain et japonais. Comment expliquer autrement que tant de gens passent de Pacman et Super Mario à Mortal Kombat et Doom sans aucune transition ? Comment expliquer, surtout, que dans le livre The Ultimate History of Video Games, censé être une référence, il n’y ait pratiquement pas une ligne sur les micro-ordinateurs des années 80 jusqu’au début des années 90 ? (quasi-inexistants sur le marché américain, et au Japon, n’en parlons pas) Pas une ligne non plus sur les genres de jeux spécifiques à ces machines (jeux d’aventure, wargames, jeux de stratégie, jeux de rôle « à l’occidentale », simulateurs de vol…). A croire que Doom, l’un des premiers et rares « jeux informatiques » référencés dans le livre, était comme Elvis : avant lui, il n’y avait rien.
Ce n’est qu’une théorie, bien sûr, mais elle explique pourquoi un pan entier du jeu vidéo a complètement échappé à Gary Cross et à d’autres. C’est d’autant plus dommage que ce sont précisément ces genres qui peuvent légitimer la pratique adulte du jeu vidéo, puisqu’ils ont été conçus en priorité pour eux (ce qui n’empêchait pas les enfants comme moi de les apprécier en tant que « portail vers l’âge adulte »). Si vous ne me croyez pas, amusez-vous à lister le nombre de moutards qui s’amusent à un Dominions, un Combat Mission, un Virtual Skipper ou même un Flight Simulator. Vous m’en direz des nouvelles.
Bref, il ne s’agit pas de disqualifier tout le travail de Gary Cross. Il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il dit, car certains jeux classés « Mature » ne le sont absolument pas dans leur principe, et certains adultes qui jouent aux jeux vidéo ont un rapport avec eux qui est tout sauf « adulte » (j’en ai un peu parlé dans l’article précédent). Mais ce que je rejette définitivement, c’est ce refus de reconnaître le jeu vidéo comme un média à part entière, ainsi que son cantonnement à un vulgaire « jouet électronique » à réserver aux enfants. C’est une vision intrinsèquement et « historiquement » fausse, qui plombe tout débat sur la question depuis maintenant des décennies, et dont il faut se débarrasser de toute urgence. Cependant, afin de pouvoir s’en débarrasser, il est indispensable de bien connaître notre histoire et de nous la réapproprier.
Voilà pour l’instant.
Tags: child-man, gary cross, homme-enfant, infantilisation, régressionShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Ce souci de ne pas reconnaitre les jeux vidéo comme un média à part entier est quelque chose qui, j’ai l’impression, est assez courant. Je me « bats » régulièrement avec des amis qui ne sont pas du tout des joueurs sur cette idée reçue du JV=jouet.
Un problème plus ou moins similaire qu’a rencontré pendant longtemps l’animation et la BD…
Mais faut avouer que les développeurs n’aident pas trop à dissiper cette idée. Comme mentionné dans ton article, beaucoup de jeux ayant la mention « mature » ne le sont pas tant que ça…
Et ce n’est malheureusement pas Nintendo qui va changer ça avec l’arrivée du casual dans les chaumières. J’ai remarqué que ces nouveaux joueurs jouent à la Wii ou à la DS un peu comme ils font un sudoku…
Reste encore du chemin pour donner au JV une image de média à part entière…
Merci pour ce résumé succint. Je comprends la position de Cross d’autant mieux qu’elle est depuis longtemps celle de mes parents, qui s’étaient toujours dit qu’au fur et à mesure des années j’allais laisser tomber le jeu vidéo pour d’autres loisirs plus « sérieux ».
C’est avec l’apparition de jeux en 3D « réalistes » ou dont la modélisation commence à concurrencer ce que faisait le cinéma il y a quelques années que mon père a fini par admettre qu’il y avait autre chose là-dedans qu’un simple « jeu pour gamins ». Ma mère est depuis longtemps acquise à la cause de Tetris, même si elle a toujours autant de mal à comprendre le plaisir que je peux encore prendre sur Street Fighter II ou un FPS.
C’était ma vie dont tout le monde se fout, à vous les studios.
Je suis dans la position inverse, à savoir « qu’est-ce que les loisirs dits pour « adultes » ont-ils de plus « sérieux » que les jeux vidéos ? ».
Après tout, il faut déployer pour certains jeux une précision digne du golf, des stratégies dignes des échecs, des réflexes dignes du squash, une patience digne du modélisme…
Pourquoi sont-ils donc considérés comme « adultes » ? Parce qu’ils existaient déjà quand nos parents étaient mômes, par la tradition ? Dans ce cas, les jeux vidéos pourront légitimement prétendre, dans une génération ou deux, à devenir des « loisirs adultes », avec leur contrepartie pour les « enfants ».
La situation décrite par Shane Fenton est en cela révélatrice qu’elle met le doigt sur le vrai symptôme qu’entretiennent la majorité de la population non-joueuse voire joueuse avec le jeu vidéo.
Et c’est là où le problème se pose. Je suis convaincu de la valeur du média jeu vidéo comme média à part entière. Je connais beaucoup de joueurs, même des anciens (les hardcore-gamers comme on les nomme) qui entretiennent avec le jeu vidéo rien de plus qu’un plaisir « hébété ».
Une des questions que l’on peut se poser, c’est combien sommes-nous, nous joueurs, à considérer le jeu vidéo comme un véritable média?
Cette question peut se poser parce que bien que la position de Cross n’est pas absolument vraie, elle peut au moins demeurer généralement vraie.
C’est drôle comme il semble communément acquis qu’être adulte implique qu’on n’a plus le droit de jouer… Enfin, pas à tout.
Ce Mr Cross, qui pourtant semble ouvert, s’est-il ne serait-ce que posé la question vis-à-vis du mahjong, du poker, du tarot, du bridge, de la belote, de la pétanque, du bingo, du PMU, etc. ? Pourquoi les adultes auraient le droit de jouer à ces jeux mais pas à d’autres ? Parce qu’il y a un enjeu ? Je me rappelle des parties endiablées de poker avec mes parents à grands renforts de pièces de 5 centimes quand j’avais 8 ans. Parce que la stratégie nécessaire est inaccessible aux enfants ? Ouais, c’est sûr, placer un haricot sur une grille quand un chiffre est tiré au hasard, ça demande une certaine maturité intellectuelle.
Non, vraiment, je ne comprends pas cet acharnement à vouloir refuser aux adultes le droit de jouer à ce qu’ils veulent. Que ce « nouveau » medium leur fasse peur, soit, mais que tous ces analystes refusent de voir dans le jeu video une simple évolution dans le monde du divertissement, ça me dépasse. M’enfin, quand tous ces dinosaures nés à l’époque où un PC tenait dans une pièce de 40m² auront disparu, peut-être que la nouvelle génération d’analystes nourris au bit sera plus ouverte. Sauf au jeu holographique, oeuvre du démon ça c’est sûr.