On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

Allemagne : Quand les LAN étaient menacées d’interdiction

Par • le 17/11/2015 • Entre nous

Le texte qui suit provient du recueil Da Spiel Ich Nicht Mit ! édité par Renate et Rudolf Hänsel. Cet ouvrage, daté de 2005, est une compilation de tout le mal qu’il faut penser de la violence des médias, et particulièrement des jeux vidéo. Tout le gratin des opposants allemands (de l’époque) à la Mediengewalt et aux Killerspiele y a participé : Manfred Spitzer, Werner Glogauer, Helmut Lukesch, Werner Hopf, Michael Wallies… mais aussi, en « vedette américaine », Dave Grossman, dont deux chapitres de son livre On Combat ont été traduits pour l’occasion. Ce qui en fait un document d’une grande valeur pour toute personne désireuse d’en savoir plus sur le climat d’hostilité, voire d’hystérie épuratrice, qui a prévalu en Allemagne au sujet de la violence vidéoludique, durant la précédente décennie.

Parmi les textes de ce recueil, j’ai cru bon d’extraire un ensemble de lettres et d’articles concernant l’interdiction des LANs dans les établissements scolaires, promulguée en 2003 par le Ministère de la Culture, et sa genèse. Ces documents témoignent de ce qu’un emballement médiatique pouvait engendrer, surtout en pleine discussion sur l’interdiction totale de certains jeux jugés trop « violents ».

Ensemble, nous pouvons agir – une initiative parentale qui redonne courage

Par Judith Latour (ingénieure en Biologie)

Au début d’avril 2003, une LAN-Party dans un lycée bavarois a eu lieu 42 heures d’affilée. Un évènement qui a alarmé trois amies, mères de famille, et qui les a incitées à envoyer une pétition à la Ministre d’Etat Bavaroise de la Culture, Mme Hohlmeier. Les gens qui soutenaient l’initiative ont pu collecter environ 120 signatures, sans effort particulier. Lors de kermesses d’école et d’autres évènements, mais aussi lors de discussions avec des voisins et amis, nous avons pu constater qu’un grand nombre de personnes, et pas seulement des parents, étaient particulièrement intéressés par ce thème. Et beaucoup d’entre eux étaient rassurés d’apprendre que quelque chose était en train de bouger.

Les signatures accompagnaient la lettre que nous avons envoyée au Ministère d’Etat Bavarois pour l’Enseignement et la Culture (voir plus bas). Avec notre lettre, nous voulions :
1/ Montrer que les parents suivent attentivement ce qui se passe dans les écoles
2/ Exprimer clairement notre opposition à la tenue de tels évènements
3/ Empêcher que davantage d’écoles suivent cet exemple

Après un certain temps d’attente et 3 lettres de « relance » à différentes personnes, nous avons reçu en octobre 2003, de la part du Ministère Bavarois de la Culture, une lettre bienveillante, qui confortait notre position, à notre grand plaisir.

Entre temps, les médias se sont également emparés du sujet, avec de plus en plus d’insistance. Ainsi, en août, la station Bayerische Rundfunk a diffusé, dans l’émission télévisée Zeitspiegel, un reportage thématique sur le problème des LAN-Partys. Dans cette émission, l’une d’entre nous (les mères de famille), a obtenu la possibilité de défendre notre point de vue. Elle a signalé que l’armée américaine utilisait exactement les mêmes jeux vidéo dans le but de désinhiber les soldats à l’acte de tuer.

Il va de soi que l’interdiction des LAN-Partys dans les écoles bavaroises, promulguée en octobre 2003 par le Ministère de la Culture, n’est pas due uniquement à notre lettre, mais aussi à l’activisme de beaucoup d’autres personnes, ainsi qu’au « Bürgerforum für gewaltfreiheit in den Medien » [NdT : littéralement, le « forum des citoyens pour la non-violence dans les médias »], qui s’est tenu le 14 mars 2003 à Nuremberg, en coopération avec l’EWF [NdT : « Faculté des Sciences de l’Education »] de l’Université d’Erlangen-Nuremberg. Ce forum avait pour sujet « la violence dans les médias et ses conséquences – ce que les parents, les professeurs et les éducateurs peuvent faire contre. Résultats de la recherche sur les effets des médias et leurs conséquences pédagogiques ».

Je pense pouvoir affirmer ceci : souvent, nous pouvons faire bouger les choses dès le moment où nous nous y mettons ensemble.

Lettre au Ministère de la Culture et de l’Enseignement (Erlangen, le 21 mai 2003)

Mme la Ministre Hohlmeier
M. le Docteur Sommer
M. le Docteur Hanschel

Madame l’Honorable Ministre Hohlmeier,

Du 4 avril, 18 heures, jusqu’au 6 avril, 12 heures (donc pendant 42 heures), a eu lieu une soi-disant LAN-Party dans un lycée à […]. Une centaine d’adolescents, dont certains en 4ème, y ont participé, elle était ouverte à tous. Afin de se protéger juridiquement, les organisateurs ont demandé un accord écrit de la part des parents, qui a permis que de jeunes ados jouent, d’une part, après 20 heures, et d’autre part, avec des logiciels qui, d’après la classification USK, ne sont normalement accessibles qu’à partir de 16 ans.

Il s’agissait d’un évènement scolaire ! On jouait à des jeux comme Counter-Strike, qui ont été développés avec l’objectif précis de supprimer l’inhibition à tuer. Quelle est la valeur pédagogique de tels « évènements scolaires » ?

En les organisant dans l’enceinte d’une école, on décrédibilise l’opposition des parents à de tels killerspiele qui détruisent les valeurs, et abrutissent l’âme. Nous savons, et pas seulement depuis le « Forum sur la violence des médias et ses conséquences » qui a récemment eu lieu à l’EWF Nuremberg, à quel point les jeux violents sont nocifs et abrutissants. Erfurt et Meissen ne sont que les tristes parties émergées de l’iceberg, et entre nous, s’entraîner à tuer en temps de guerre… n’est-ce pas pervers ?

Il est de notre dévoir à tous de faire émerger une génération qui a intégré en elle la compassion, la prise de responsabilité, et la capacité à résoudre les conflits de manière pacifique. Pour ces raisons, nous vous demandons, en tant que Ministre, en tant que parent et en tant qu’être humain comme nous, de prendre position clairement et publiquement contre de tels évènements, et d’interdire aux écoles de les organiser.

Nous vous remercions de bien vouloir nous répondre à l’adresse […], car il est important pour nous, parents, professeurs et électeurs, de savoir quelle est votre position à ce sujet.

Veuillez agréer, Madame la Ministre, l’expression de nos salutations distinguées.

Les citoyennes et citoyens d’Erlangen

LAN-Partys et jeux vidéo violents dans les écoles bavaroises

(Lettre de Monika Hohlmeier, 2003)

La Ministre d’Etat Bavaroise pour l’Enseignement et la Culture
A l’attention des directrices et directeurs des écoles de Bavière
(Az: III 6-504161 – 6,76168)

Mesdames et messieurs,

Récemment, de plus en plus de plaintes me sont parvenues sur le fait que des LAN-Partys se tiennent dans des écoles bavaroises, et qu’on y joue à des jeux vidéo violents.

On ne contestera guère le fait que la violence des médias, sous ses différentes formes telles que les Ego-Shooter, peut avoir des effets nocifs sur les enfants et les adolescents. Les jeux auxquels on joue dans le cadre des « LAN-Partys » ou d’autres évènements, souvent pendant plusieurs heures sur des ordinateurs en réseau, présentent – même s’ils ne sont pas indexés – de nombreux risques potentiels. En conséquence, je partage l’opinion des chercheurs, proviseurs et professeurs, selon laquelle ces jeux n’ont rien à faire dans un établissement scolaire : les jeux vidéo qui glorifient la violence, mais aussi ceux qui bafouent la dignité humaine ou qui accentuent la sexualisation, sont désormais interdits dans les écoles ou lors des évènements scolaires, à l’intérieur comme à l’extérieur des bâtiments.

Dans le cadre des LAN-Partys, il risque d’y avoir des problèmes de santé en restant devant l’écran pendant de longues heures, et en étant accompagné d’une sonorisation permanente, ainsi que d’autres effets secondaires qui ont un impact négatif sur la mission éducative de l’école. Je vous demande donc, avec insistance, de ne plus approuver la tenue de tels évènements dans vos murs.

Nous mettons à disposition des informations à ce sujet dans les établissements scolaires, à travers le réseau des conseillères et conseillers en pédagogie des médias et en techniques de l’information. Vous devriez toujours signaler, lors de vos conversations avec les parents, que l’éducation aux médias n’est pas seulement une mission de l’école, mais aussi un effort partagé entre l’institution scolaire et le foyer parental, une tâche que l’école ne peut certainement pas accomplir toute seule.

Avec mes meilleures salutations,
Monika Hohlmeier

Lokal-Area-Network

(Journal du Ministre Bavarois de la Culture à destination des parents n°3/4 – 2003)

Les jeunes computerfreaks sont fascinés par ces évènements. Toutefois, ceux-ci ne sont pas complètement inoffensifs. C’est pour cela qu’ils ne sont plus permis dans les écoles.

L’ère de l’ordinateur ne cesse de faire émerger toujours plus de nouveautés [NdT : l’expression utilisée se traduit littéralement par : « faire pousser de nouvelles fleurs »]. On y compte également les soi-disant LAN-Partys dont les médias nous parlent depuis quelques temps, sachant que LAN signifie « Lokal Area Network ». Lors ce ces réunions, les participants apportent leurs ordinateurs, les connectent entre eux, et forment ainsi, pour un certain temps, un réseau informatique stable, local et limité. Pendant ces parties, les joueurs – presque exclusivement masculins – se rassemblent pour jouer sur les ordinateurs connectés, seuls ou en groupe, les uns avec ou contre les autres.

En règle générale, les LAN-Partys s’organisent en petits cercles privés, ou dans un cadre semi-professionnel – à un niveau régional par des adolescents ou des associations. Mais il existe également des LAN-Partys qui rassemblent jusqu’à 200 participants, pour lesquels on a besoin de locaux appropriés. Bien entendu, on se rapproche des écoles pour utiliser leur gymnase, et de tels évènements ont effectivement déjà eu lieu dans des écoles.

La Ministre de la Culture Monika Hohlmeier a réagi et demandé par écrit aux écoles que les LAN-Partys ne soient plus organisées dans leurs locaux. Pourquoi cette interdiction ?

Il faut savoir que les LAN-Partys ont déjà atteint un certain statut culte, et que la fascination de ces jeunes gens se traduit par le fait qu’on y joue presque toujours à des jeux qui sont indexés ou qualifiés de dangereux pour la jeunesse, et le plus souvent en public. Les jeunes computerfreaks trouvent excitant et de se mesurer aux autres pendant 24 heures ou plus, ils trouvent ça « cool » de participer à un évènement aussi grand, et les plus jeunes sont attirés par la possibilité de pouvoir jouer à des jeux qui ne sont pas de leur âge.

On estime que les jeux les plus dangereux pour le développement des enfants et des adolescents sont les soi-disant ego-shooters. Dans ces jeux, l’acteur devant l’écran tue un adversaire virtuel depuis une perspective à la première personne. Le côté le plus problématique est surtout le niveau élevé de réalisme, qui rend difficile la prise de distance avec le protagoniste. Il n’est pas rare que cela amène à un certain abrutissement et à une perte d’empathie. Raison pour laquelle de tels jeux sont souvent mis à l’index par le BPjM.

Même si les LAN-Partys sont désormais interdites dans l’enceinte des écoles, elles continueront à se tenir autre part. Les parents devraient savoir ce qui se cache derrière ces évènements si leur propre progéniture émet le souhait de pouvoir assister à une LAN-Party. Ce n’est que de cette manière qu’ils accompliront correctement leur mission éducative.

Il est à noter que nous reviendrons sur les thèmes « jeux vidéo » et « violence dans les médias » de manière plus approfondie dans un prochain numéro.

Remarques additionnelles (Shane_Fenton)

Il est utile de rappeler que cette initiative ministérielle, ainsi que la campagne anti-LAN qui l’a inspirée, s’est inscrite dans le contexte de la tuerie d’Erfurt qui avait choqué l’Allemagne juste une année auparavant. Il en a été de même en 2009 juste après la tuerie de Winnenden, quand certaines municipalités ont décidé d’interdire ou d’annuler les tournois de jeux vidéo au prétexte qu’on pouvait y trouver des « killerspiele » aussi dangereux que Counter-Strike et Warcraft 3. Toutefois, les choses ont évolué depuis cette époque, et pas qu’un peu. J’en veux pour preuve la tenue, en 2011, d’une « LAN spéciale pour les politiques » (en fait, un mini-salon du jeu vidéo) au coeur même du parlement allemand. Désormais, il est très peu probable qu’un évènement de ce genre soit annulé ou interdit en Allemagne, et il est aussi peu probable que la tenue d’une LAN fasse polémique.

Il y a certes un point qui ne doit pas échapper aux lecteurs, parce qu’il s’agit d’un point de crispation majeur : le fait que ces LAN aient été organisées dans des établissements scolaires, donc que des jeux réservés aux plus de 16 ou de 18 ans aient été accessibles à un public plus jeune (même en tenant compte du fait qu’il s’agissait de lycéens), et ce avec la bénédiction des chefs d’établissement. Le Ministère Bavarois de la Culture ne s’y est pas trompé, en s’adressant directement à eux et en leur demandant de ne plus tolérer ce genre d’évènements dans leurs murs. Compte tenu du contexte particulièrement tendu de l’époque (la tuerie d’Erfurt avait eu lieu juste un an auparavant, et les appels à l’interdiction des « killerspiele » commençaient à se multiplier), et même s’il n’y pas moyen de vérifier quels jeux étaient réellement pratiqués dans ces LAN, leurs organisateurs n’ont peut-être pas fait preuve de toute la prudence nécessaire.

Cela dit, ce point de crispation, aussi important soit-il pour comprendre le mouvement de colère qui s’est emparé de nos trois sympathiques mères de famille, ne doit pas faire oublier que leur vrai problème était, au-delà de l’accessibilité de tels « killerspiele » aux mineurs ou de la tenue de LAN dans leurs écoles, l’existence même de ces « killerspiele » et de ces LAN. Leurs propos sont sans équivoque sur ce point : « En les organisant dans l’enceinte d’une école, on décrédibilise l’opposition des parents à de tels killerspiele qui détruisent les valeurs, et abrutissent l’âme. » Ce qui les a véritablement enragées ici, c’était la caution offerte par l’école, qui allait à l’encontre de leur volonté d’interdire de tels jeux, ainsi que les évènements associés, non seulement dans les écoles, mais aussi sur tout le territoire, aussi bien pour les enfants que pour les adultes.

Pour finir, qu’on me permette un témoignage personnel : dans les deux écoles d’ingénieurs où j’ai travaillé (et qui accueillent toutes les deux des élèves âgés pour la plupart de 18 à 25 ans), les associations étudiantes de jeux vidéo ont organisé plusieurs LAN, en général une par mois ou tous les deux mois. J’ai participé à nombre d’entre elles, et j’y ai joué à de nombreux jeux comme Counter-Strike : Source, Left 4 Dead 1 et 2, Call of Duty : Modern Warfare 2, Team Fortress 2 et Street Fighter 4. Les autres titres pratiqués étaient, très majoritairement, League of Legends, Starcraft 2 et Hearthstone. Autant de jeux qui auraient sûrement été voués aux gémonies par les auteurs de la pétition que nous venons de traduire. Certes, jamais il n’y a eu de demande d’annulation, ni de menace d’interdiction, ni même de signe d’inquiétude, de la part de la direction de ces deux établissements. Mais au plus fort de la polémique « anti-killerspiele », ravivée par la tuerie de Winnenden en 2009, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander ce qui se passerait si tout d’un coup, un mal embouché décidait de lancer une pétition contre ces évènements conviviaux, contre ces élèves (qui ne demandaient rien d’autre que de s’amuser entre eux et de décompresser un peu), et si son initiative était couverte avec complaisance par les médias généralistes, à tel point qu’un ministre, cédant à la pression, interviendrait en personne pour empêcher la tenue d’autres LAN dans ces établissements. Voilà à quoi les joueurs allemands étaient confrontés dans les années 2000. Et voilà un aspect de cette époque qui ne me manque pas.

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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