On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

La parole à l’accusation : Sabine Schiffer

Par • le 16/6/2010 • Entre nous

La série de traductions de contributions allemandes au débat sur les « killerspiele » continue. La dernière fois, je vous avais présenté Regine Pfeiffer, une détractrice de la violence des jeux vidéo qui a la particularité d’être beaucoup plus ouverte d’esprit, compétente et intéressante que pas mal de ses congénères. Aujourd’hui, je vais vous introduire une autre détractrice des jeux vidéo « violents » (voire des jeux vidéo tout court) en la personne de Sabine Schiffer, fondatrice et directrice de l’Institut für Medienverantwortung (littéralement, « Institut pour la Responsabilité Médiatique », ou à la rigueur « Institut pour des médias responsables »), un organisme d’étude et d’éducation aux médias.

Sabine Schiffer, MILA (Mother I’d
Like to Avoid) since 198x

Outre la représentation de l’Islam dans les médias et le lien entre antisémitisme et islamophobie (lien auquel elle a consacré un livre), cette dame s’intéresse également à tout ce qui concerne l’éducation aux médias, la violence des médias et la propagande guerrière qui s’exprime dans les médias de tous types. Il était par conséquent inévitable qu’elle s’intéresse aux jeux vidéo (sans oublier le fait qu’en tant que mère, elle consacre du temps à choisir les jeux auxquels ses enfants jouent et le temps qu’ils peuvent passer dessus). Elle a donc écrit des articles et participé à des conférences sur le sujet, en particulier sur les jeux qui selon elle glorifient la violence et la guerre. Mais elle s’est également penchée sur les liens entre industriels, politiques et universitaires allemands qui se sont tissés afin de promouvoir les jeux vidéo en tant que « bien culturel ». L’article dont la traduction vous est présentée ici-même est le fruit de ses investigations et de ses impressions sur cette question. Paru fin 2008, cet article fait suite à la conférence munichoise « Computerspiele und Gewalt » (dont j’avais déjà parlé à l’époque) ainsi qu’au lancement de « l’Appel de Cologne contre les jeux violents », dont le Dr. Schiffer est l’une des premières signataires. Il est d’abord paru sur le site du magazine de gauche Hintergrund.de avant d’être publié à nouveau avec des intertitres et des images supplémentaires sur le site du journal « néomarxiste » Neue Rheinische Zeitung.

C’est justement cette version-là dont je vais dès à présent vous présenter la traduction. Outre le texte, traduit le plus fidèlement possible par l’ami Stefan, j’ai essayé de respecter la mise en page originale (images, légendes, intertitres, etc…), et j’ai reproduit toutes les notes de fin d’article. Certains termes en allemands ont été traduits une fois avant d’être réutilisés tout au long de l’article, en particulier lorsqu’il s’agissait d’un acronyme (comme l’USK ou la BIU). Pour d’autres termes, j’ai préféré faire l’inverse, à savoir donner le terme original une fois puis n’utiliser par la suite que sa traduction française. C’est notamment le cas du FH-Köln (l’Université Technique de Cologne), de la Deutscher Kulturrat (le Conseil Allemand de la Culture), ou de la Bundeszentrale für politische Bildung (l’Institut allemand d’Etudes Politiques). Ces précisions étant faites, bonne lecture… si l’on peut dire.

Industrie, politique, médias et Université de Cologne dans le tourbillon des jeux de guerre

Des tueurs d’enfance au milieu des cadeaux

(Sabine Schiffer, 6 et 10 décembre 2008)

Aujourd’hui, les parents et pédagogues doivent être vigilants – y compris sur PC – afin de ne pas succomber aux sirènes de l’Industrie (informatique). L’économie et la Politique ont créé une sombre alliance en vue de la propagation des jeux virtuels qui nuisent massivement aux enfants. Y participent également l’Institut Spielraum [NDT : littéralement, « salle de jeux »] de l’Université Technique de Cologne. La campagne de Noël se présente avec les slogans habituels de « chance pour l’éducation » et de « plaisir à partager en famille ». Il a été prouvé le contraire : les médias électroniques empêchent les enfants de découvrir le monde, contribuent à l’isolation, et rendent plus difficile l’acquisition de compétences telles que parler, lire et écrire.

Bien sûr pas dangereux du tout ! [sur la
photo : « une nouvelle étude le prouve :
les jeux vidéo ne sont pas dangereux ! »]

Les récompenses rapides accordées aux joueurs PC réduisent la tolérance à la frustration, qui est nécessaire à un bon apprentissage. La disponibilité des ordinateurs à la maison et leur utilisation intensive à l’école ne mènent pas à de meilleures, mais à de moins bonnes performances de la part des élèves dans l’acquisition de compétences PISA. C’est ce que dit une étude de l’Institut IFO de 2005. Elles diminuent les chances de recommandation pour les lycées, et augmentent les comportements agressifs [i] ainsi que la perte d’attention [ii]. La Federal Trade Commission américaine avait déjà, en l’an 2000, souligné l’agressivité des stratégies marketing de l’Industrie du Divertissement.

Offres éducatives telles que les « Schlaumäuse »

Le but est de tromper les parents et les pédagogues, et d’augmenter la vente des produits multimédia : par exemple, des jeux inoffensifs tels que les Sims ou FIFA, ou bien des jeux violents tels que World of Warcraft (en ligne) ou Call of Duty, une glorification de la guerre. Nintendo est surtout responsable des « cyberdrogues douces » [NDT : « Einstiegsprogramme » est un jeu de mots entre « programme » et « Einstiegsdroge », drogue douce, celle par laquelle on plonge dans l’engrenage de la dépendance] telles que la série Mario pour les Gameboy. Ce sont surtout les jeux de course qui apprennent très tôt comment gagner aux dépens d’autrui, puis les Shooters et les jeux de stratégie construisent un scénario de défense autour de la tuerie afin de rassurer les parents, à la grande joie du Ministre de la Défense. Microsoft, en tant que numéro 1 des fournisseurs Hardware, sponsorise dans le même temps le Ministère de la Famille. L’entreprise est à l’origine de campagnes telles que Schulen ans Netz (« connectons les écoles au Net »), qui mènent à l’informatisation des établissements ainsi qu’à une liaison durable avec la Firme, laquelle fair de la publicité pour des offres soi-disant éducatives comme les Schlaumäuse (littéralement, « souris malignes »), un programme qui prétend augmenter la compétence linguistique des plus petits dès la Maternelle. Madame la Ministre Von Der Leyen cautionne les Schlaumäuse. Le contraire [de ce qui est prétendu] est prouvé scientifiquement, à savoir que la compétence linguistique des CP ne cesse de baisser. La coopération étroite de la Mégacorporation avec le Ministère de la Famille n’est cependant pas le seul acoquinage entre la branche [informatique] et les décideurs politiques.

Lobbying au plus haut niveau

En suivant les flux d’argent des entreprises comme Microsoft, Nintendo et Electronic Arts, qui sont représentées au Bundesvesband Interaktiver Unterhaltungssoftware (BIU – NDT : littéralement « Association allemande des logiciels de divertissement interactif », c’est-à-dire des éditeurs de jeux), beaucoup de choses deviennent plus claires. La BIU suit une stratégie de relations publiques bien pensée : des études auto-financées, des « scientifiques » soutenus financièrement, des concours et des prix, du bon travail de presse associé à un lobbying au niveau du gouvernement et du Bundestag.

« Engagée » dans la discussion sur la manière
d’aborder les jeux vidéo – Dorothee Bär

Les députés Dorothee Bär (CSU) und Jörg Tauss (SPD) se sont fixés pour tâche de représenter les intérêts de la BIU au Parlement, comme par exemple en 2007 avec l’initiative : « Promouvoir les jeux vidéo de qualité, renforcer la compétence médiatique », qui s’occupait avant tout de promotion économique. La « protection de la jeunesse » et la « compétence médiatique » ne sont que des feuilles de vigne.

Aucune preuve scientifique?
 
Dorothee Bär ne se contente pas de « s’engager » à cor et à cri dans la discussion autour des jeux vidéo sur son site professionnel. Elle est aussi membre du Conseil d’administration de la radio Deutschen Welle ainsi que du Conseil d’administration de la Bundeszentrale für politische Bildung, l’Institut allemand d’Etudes Politiques. [iii] Sa véritable attitude envers les risques liés aux jeux vidéo se révèle lors d’un meeting d’experts. A la fin d’une conférence en mai 2007, Bär a déclaré devant la presse qu’il n’y aurait aucune preuve scientifique de l’existence d’un lien entre les jeux vidéo et la propension à la violence. Et ceci après que ce lien ait été présenté en détail par les experts [de cette conférence]. L’un des scientifiques, le Professeur Christian Pfeiffer, Directeur de l’Institut de Criminologie de Basse-Saxe (KFN), a expliqué : « Nous sommes partis des résultats de nos sondages effectués auprès d’écoliers en 2005, indiquant qu’un garçon sur deux a eu à l’âge de 10 ans un contact avec des jeux interdits au moins de 16 ou de 18 ans… Ce seul fait est en soi une bonne raison d’agir ».

« Le producteur du jeu Le Parrain, Electronic Arts, a édité un guide stratégique dans lequel on trouve l’indication suivante sur la page 195 : ‘Tu gagneras un bonus de respect si tu achèves un adversaire de façon particulièrement amusante et sanglante’. Concernant les missions d’assassinat, le jeu donne le conseil suivant : « lors de la mission d’assassinat 8, Oscar Zavarelle doit être tué. Il est écrit : ‘je veux qu’Oscar Zavarelle souffre. J’ai mes raisons. Ne le tue pas tout de suite, mais saigne-le lentement. Comme un porc… L’objectif est de lui tirer dans le genou, puis à l’épaule, et finalement au menton. Suis ce plan afin d’obtenir un bonus de respect supplémentaire’. Notre étude de 72 jeux vidéo orientés vers la violence a clairement indiqué une chose : Le Parrain n’est pas un cas isolé. L’USK (Unterhaltungs-Software-Selbstkontrolle – Autoclassification des logiciels de divertissement) a autorisé beaucoup de jeux possédant un niveau de brutalité équivalent à circuler sur le marché. Ceci n’est pas acceptable pour nous. Ce sont aussi bien les résultats empiriques de la recherche sur les effets des médias que les valeurs fondamentales de notre société qui nous poussent à réclamer l’indexation, voire l’interdiction, de tels jeux ». [iv] Cependant, Madame Bär ne voit pas la nécessité d’agir. Dans son résumé, Christian Pfeiffer démontre clairement le lien entre l’utilisation intensive des jeux vidéo violents, les mauvais résultats à l’école et une augmentation de la propension à la violence.

Des « Expertises » mâtinées de sales combines
 
Le socialiste Tauss, député de la circonscription de Karlsruhe-Land, est depuis l’an 2000 le porte-parole du groupe de travail « Bildung und Forschung » (« éducation et recherche ») ainsi que, depuis 6 ans, le Président de sa fraction à l’intérieur de la Commission Parlementaire sur les Nouveaux Médias. Un expert ? Tauss s’engage en tant que rédacteur du journal Politik und Kultur[v], une publication du Deutscher Kulturrat, le Conseil allemand de la Culture [vi], qui se veut scientifique et qui dédie son travail à l’étude des jeux PC au-delà des aspects relatifs à la violence. Il déclare, sous le titre « Jeux vidéo : un bien culturel et économique de valeur », que les jeux de combat virtuels ont de la valeur et sont à protéger, « mais il leur manque encore, malheureusement, la reconnaissance publique nécessaire ». [vii]

« Les jeux vidéo sont un bien
culturel et économique – Jörg Tauss
Source : www.schwaebischhall.de

L’industrie du jeu vidéo, en plein boom en Allemagne, s’est longtemps battue pour cette reconnaissance – au moyen « d’expertises » mâtinées de sales combines qui vont dans son sens. Pour cela, elle a obtenu à l’été 2008 une très haute distinction de la part du Conseil de la Culture. L’association allemande des développeurs de jeux vidéo, G.A.M.E., y a été intégrée comme membre dans la section « Films et médias audiovisuels ». Pour Olaf Zimmerman, Directeur du Conseil de la Culture, les choses sont claires : « l’Art et les jeux ne sont pas deux mondes séparés. Les jeux vidéo sont un bien culturel. Ils doivent être traités comme tels et méritent un soutien public. » [viii]
 
« Les jeux font du bien »
 
Ainsi, la position de l’Institut d’Etudes Politiques sur le sujet n’est pas étonnante. Dans le cadre de sa mission officielle, c’est-à-dire le renforcement de la conscience démocratique, cet institut donne des recommandations sur la pédagogie des médias et prétend animer une discussion scientifique publique, bien que dans les coulisses on retrouve à nouveau l’industrie : une personne en particulier est bien connue pour ses prises de position très favorables envers les jeux vidéo, c’est le docteur et ludologue Christoph Klimmt, maître de conférences à l’Ecole Supérieure de Musique et de Théâtre de Hanovre, membre du Conseil du journal en ligne GameScience et rédacteur de Politik und Kultur. Au sein de l’Institut d’Etudes Politiques, il se permet d’affirmer dans un de ses articles : « les jeux font du bien – et c’est l’essentiel ».[ix] Lui-même aime jouer à Battlefield 2 – un shooter en réseau dans lequel une guerre menée au Proche-Orient et en Extrême-Orient sous la conduite des Etats-Unis et de l’Union Européenne fait des victimes en masse grâce à l’utilisation du meilleur équipement militaire qui soit. [x]

Un autre « scientifique » est Dr. Jörg Müller-Lietzkow, coéditeur de Politik und Kultur. Mais il est aussi un invité de marque du colloque Clash of Realities de l’Université Technique de Cologne, qui est soutenu par Electronic Arts.
 
GAMESCom à Cologne, à partir de 2009
 
L’un des principaux lieux de rencontre de l’industrie du jeu vidéo est la Games Convention de Leipzig. Jusqu’en 2008, le principal soutien et artisan de cette convention était le BIU, qui à partir de 2009 organisera cependant sa propre grand-messe à Cologne sous le nom de GAMESCom, là où siègent également Electronic Arts et l’Institut Spielraum. Non seulement l’Institut d’Etudes Politiques et l’Institut Spielraum sont régulièrement présents à la « Games Convention », mais en plus, cette grand-messe a pour but d’introduire les enfants et adolescents aux mondes virtuels. Ainsi, elle comprend une branche appelée « GC Family ». Elle-même constituée des secteurs « Jeux pour les enfants et la famille », « Apprendre et savoir », « Compétence médiatique », c’est une branche dans laquelle l’industrie présente ses produits afin – selon ses propres termes – d’entrer en contact direct avec leur « coeur de cible », les enfants.

L’Institut Spielraum de l’Université Technique de Cologne, avec ses professeurs Winfred Kaminski et Jürgen Fritz, a fait la une plus d’une fois. Il est tellement évident qu’ils fournissent les résultats attendus par leurs promoteurs que c’en est flagrant. Ils vont jusqu’à vouloir enseigner la « compétence médiatique » aux parents. Cependant, ce qu’ils sous-entendent par ce terme, c’est qu’il faut les inciter à jouer sur PC et rien d’autre. Vu que Kaminski a été convaincu de plagiat [xi], son livre a dû être retiré du programme de l’Institut d’Etudes Politiques.

« Les jeux vidéo sont
des produits culturels –
Prof. Winfred Kaminski

Les articles de Müller-Lietzows minimisent la violence des simulateurs de meurtre sur PC et cherchent à mettre l’accent sur les « aspects positifs », à savoir le fait – selon « l’expert des médias » – qu’ils favorisent l’élaboration de stratégies et le raisonnement mathématique [xii]. Autant que possible, ils cherchent à dissimuler le fait que ces progammes d’entraînement ont été développés à l’origine par l’armée afin de réduire l’empathie et l’inhibition à l’acte de tuer. [xiii] Et effectivement : on n’apprend que ce à quoi on s’entraîne !
 
Des tueurs d’enfance qui volent du temps pour vivre et pour apprendre

En Allemagne, à l’heure actuelle, il y a déjà près de 700 000 enfants et adolescents victimes d’addiction aux jeux en ligne et aux médias [électroniques]. Au total, le nombre de victimes en Allemagne [adultes compris] se situe autour de 1.5 à 2 millions de victimes, et ce nombre est susceptible d’augmenter. Ce sont surtout les jeux de stratégie bien implantés dans les communautés Web qui ont un caractère fortement addictif. Celui qui fait une pause ou manque un rendez-vous en ligne se retrouve vite dépassé. Le danger de l’addiction peut être combattu par le renforcement de l’estime de soi – et ce n’est possible que par le contact humain avec d’autres personnes. Le concept « d’initiation le plus tôt possible » [aux médias électroniques] – qui ne marcherait pas davantage avec l’alcool – ne sert que l’industrie et pas les victimes. [xiv]

Une multitude d’offres « didactiques » pour parents sur Internet martèlent le même message : « il est évident qu’il faut s’y mettre le plus tôt possible ». Deux conseils de bon sens leur manquent cruellement : d’une part, les enfants ne devraient peut-être pas du tout faire connaissance avec l’ordinateur en tant qu’appareil ludique, et d’autre part, à chaque phase du développement du cerveau jusqu’à l’âge de 12 ans, il est recommandé de proposer d’autres activités aux enfants. Les mérites tant vantés des jeux soi-disant éducatifs, qui se révèlent souvent être des « drogues douces », ne sont aucunement prouvés. Il faut donc rester sceptique face aux conseillers qui veulent amener les enfants « le plus tôt possible » aux mondes virtuels et qui proposent des clubs informatiques pour les enfants entre 6 et 12 ans – comme par exemple le SIN-Studio sur Internet. [xv] Ce n’est que la consommation qui est promue, et rien d’autre. Ainsi, il n’est pas si étonnant que le site schau-hin.info [NDT : c’est une sorte d’équivalent allemand de Pédagojeux], réputée – et soutenue par le Ministère de la Famille –, soit promue par le fournisseur d’accès Arcor, le magazine télé TV-Spielfilm et les chaînes de télé publiques.

Relativisation des effets des jeux violents

Le fait que la Deutsche Gesellschaft für Medienwirkungsforschung, l’Association Allemande pour la Recherche sur les Effets des Médias, soit sponsorisé par AOL et Compuserve n’est que logique, car cette association a pour but de relativiser les effets prouvés depuis longtemps [des médias électroniques], surtout ceux des jeux violents. Celui qui affirme qu’il n’existe pas assez d’études à long terme pour prouver les effets négatifs des médias électroniques (interactifs) sur la vie quotidienne de l’enfant devrait vérifier l’indépendance des études [de cette association] qui se contredisent entre elles.

Pour rester dans la logique du soutien à l’économie, Achim Berg, dirigeant de la branche allemande de Microsoft, se permet d’affirmer sans preuve dans le quotidien FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung) que l’avènement de l’ordinateur réduit l’écart entre les bons élèves et les mauvais [xvi]. Il a été prouvé au contraire que l’écart s’agrandit, ainsi que l’a révélé l’Institut de Criminologie de Basse-Saxe (KFN) dans une étude à grande échelle – l’écart est particulièrement grand entre les garçons et les filles, qui passent nettement moins de temps sur les PC et les scénarios de jeux virtuels. Dans l’ensemble, les garçons ont une nette tendance à consommer les produits les plus nocifs, et ce ne sont pas que les familles ayant un déficit d’éducation qui se font avoir par les boniments de l’industrie. Ils risquent de devenir les perdants de l’éducation.
 
Faire confiance, c’est bien, mais seulement quand on sait qui contrôle
[NDT : Jeu de mots avec le proverbe allemand : « faire confiance, c’est bien, contrôler, c’est mieux ».]

Celui qui croit à l’efficacité des mécanismes d’autorégulation se fourvoie. L’USK n’est qu’une feuille de vigne, qui classifie régulièrement des produits pour des tranches d’âge trop basses. Dans cet organisme, à part les producteurs, on trouve aussi Jürgen Fritz, professeur en pédagogie des jeux, qui cherche absolument à trouver des aspects positifs dans des offres logicielles controversées, contenant de la violence et présentant un risque d’addiction. Il souligne qu’il ne faut pas sous-estimer les aspects éducatifs comme la vitesse de réaction et la capacité de synthèse. Le travail de l’USK n’est pas évalué [par une autre instance], mais il a de l’influence. En effet, une classification d’un jeu PC à 18 ans et plus empêche l’indexation par le Bundesprüfstelle für jugendgefährdende Medien (BPjM, l’Organisme de Surveillance des Médias Dangereux pour la Jeunesse), et par conséquent, empêche l’interdiction du « jeu ».
 
Que les parents de jeunes enfants prennent garde : ils gâchent des opportunités en terme d’éducation s’ils introduisent les médias électroniques trop tôt. Les parents d’enfants plus âgés doivent néanmoins faire attention, lors des achats pour les Fêtes de Noël, de ne pas offrir à leur progéniture des produits dans lesquels on ne peut gagner qu’aux dépens d’autrui. Ceux qui, en revanche, veulent aborder l’éducation aux médias pour la jeunesse de façon constructive, peuvent offrir des cours d’écriture à 10 doigts, confier aux enfants et adolescents la charge d’archiver les photos de famille, ou au moins leur apprendre la recherche et l’analyse critique. Cela ne peut qu’être bénéfique pour le journalisme ainsi que pour notre culture démocratique.

Le Dr. Sabine Schiffer est chercheuse sur les médias et directrice de l’Instituts für Medienverantwortung, l’Institut pour la Responsabilité Médiatique, à Erlangen – www.medienverantwortung.de. Cet article est initialement paru dans  www.hintergrund.de

Sources et annotations: 

  1. voir les plus récents résultats de la conférence « Computerspiele und Gewalt » à Munich le 20.11.2008 
  2. Christiakis u.a. (2004): « Early television exposure and subsequent attentional problems in children. » In: Pediatrics, 113(4): 708-713. Pfeiffer u.a. (2006): « Mediennutzung, Schulerfolg, Jugendgewalt und die Krise der Jungen » In: Zeitschrift für Jugendkriminalrecht und Jugendhilfe 3/2006 (s. www.kfn.de); Robinson u.a. (2001). « Effects of Reducing Children’s Television and Video Game Use on Aggressive Behavior. » in: Arch Pediatr Adolesc Med., 155: 17 – 23. (sog. Stanford-Studie); Anderson, Craig (2006): Violent Video Game Effects on Children and Adolescents. Oxford Univ-Press; Hüther u.a. (22007): Computersüchtig – Kinder im Smog moderner Medien, Padmos-Verlag; Spitzer (2005): Vorsicht Bildschirm! München, ders: (2005): « Computer in der Schule? » In: Nervenheilkunde 5/2005: 355-358; Grossman/DeGaetano (1999): Stop Teaching Our Kids To Kill [NDT : paru en Allemagne en 2002 sous le titre : Wer hat unseren Kindern das Töten beigebracht?
  3.  http://www.bundestag.de/
  4.  http://www.kfn.de/versions/kfn/assets/offenerbrief052007.pdf 
  5.  http://www.kulturrat.de/
  6.  http://www.kulturrat.de/ 
  7.  http://www.tauss.de/
  8. http://www.tauss.de/
  9.  http://www.bpb.de/
  10. http://www.bpb.de/
  11.  http://www.kfn.de/versions/kfn/assets/Textvergleich-Synopse.pdf 
  12.  http://www.pcwelt.de
  13. Ce n’est pas un hasard si le bus de l’Armée Allemande parcourt le pays à la recherche de chair à canon avec à son bord une offre abondante en jeux de ce type. 
  14. Des conseils compétents sont fournis sur des sites indépendants tels que www.rollenspielsucht.de ou www.aktiv-gegen-mediensucht.de .
  15.  http://www.sin-net.de/ 
  16. Berg, Achim 26.10.2008 « Mit dem PC kommt die Gerechtigkeit », Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung

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Remarques additionnelles (Shane_Fenton)

On ne s’avancera pas trop en disant que Sabine Schiffer ne trouve pas grand-chose de bon à tirer du jeu vidéo ou de ses différents acteurs, c’est une litote. D’autres articles (que je compte également traduire) portent précisément sur ce qu’elle reproche à différents types de jeux : non seulement les « killerspiele », mais aussi les jeux de stratégie, les SIMS, et même certains jeux pour enfants. Le seul titre qui trouve à peu près grâce à ses yeux est Tetris, et encore. L’article dont je viens de vous présenter la traduction est différent, puisqu’il explore davantage, je l’ai dit en introduction, les liens entre industriels, politiques et universitaires (et journalistes, tant qu’on y est) pour une « réhabilitation » du jeu vidéo. De telles rapprochements ont naturellement cours dans d’autres pays, dont les Etats-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et la France (à ce sujet, on pourra lire par exemple le court opuscule Mythologie des jeux vidéo de Laurent Trémel et Tony Fortin, Le Cavalier Bleu, novembre 2009). Les préoccupations soulevées dans cet article sont tout à fait légitimes : rhétorique de cette « réhabilitation » et du discours sur les jeux « éducatifs », pertinence des arguments employés, soutiens extérieurs (qu’ils soient politiques, scientifiques ou universitaires), campagnes de promotion (qui font parfois des enfants des « cœurs de cible » privilégiés), défaillances des instances de régulation et d’auto-régulation, conflits d’intérêt, et j’en passe… Toutes ces choses méritent d’être interrogées et d’être soumises à une analyse critique.

Le gros problème de cet article (et des autres articles de la dame), c’est le ton. Un ton plein de mépris, de morgue, de suspicion systématique et de déni de l’autre. A l’en croire, le jeu vidéo se résume à ses aspects les plus controversés (« violence » et « addiction »), son « Industrie » toute entière est une pègre mangeuse d’enfants qui ne pense qu’au fric, et de fait, quiconque parle un tantinet en faveur du jeu vidéo comme média est forcément animé des pires intentions qui soient, c’est-à-dire la promotion ou l’apologie des jeux les plus violents dans le but d’assurer à « l’Industrie » de larges profits. Je parlais un peu plus haut de la légitimité de ses interrogations, mais elle n’en reconnaît aucune à ceux qu’elle critique. D’ailleurs, plutôt que les critiquer, elle les abaisse systématiquement. Pas question d’en faire des interlocuteurs, ni même des adversaires : ce sont pour elle des ennemis, qui ne méritent pas le débat, mais la mise au pilori. C’est vraiment dommage, parce que bien qu’elle n’ait visiblement rien compris au jeu vidéo, je le répète, les points qu’elle soulève sont légitimes sur le fond.

Quoi qu’il en soit, cette femme est à connaître, car bien que les jeux vidéo « violents » ou pas ne constituent pas sa priorité (on l’a dit, il s’agit de l’Islam et de son traitement médiatique), ses prises de position lui ont valu une certaine notoriété dans les milieux de gauche et parmi les opposants à la violence des médias. C’est le cas en particulier de l’article qu’on vient de traduire, qui a été érigé en référence par l’association Mediengewalt e.V., qui regroupe le gratin des anti-« killerspiele ». Ce qui en dit long sur ce qu’ils pensent des défenseurs et promoteurs du jeu vidéo.

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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3 commentaires »

  1. Merci pour cette très intéressante (et inquiétante) traduction.

    Il serait temps de brûler tous les allemands, surtout les méchants.

  2. Pas de quoi. Mais au-delà de la blague, on ne s’interdira pas une pensée pour les pauvres joueurs et développeurs locaux qui se démènent pour qu’une scène allemande du jeu vidéo puisse exister (ah Gothic ! Et Risen aussi !), et qui prennent tout en pleine poire.

  3. C’est vraiment la théorie du complot : tous pourris, tous alliés, tous de mèche pour vendre leurs produits. Je n’aime vraiment pas les caricatures et les raccourcis que cette Dame effectue dans ses raisonnements : on ne sait pas toujours de quelle tranche d’âge on parle, de quels produits, etc. Tout le contenu du texte s’attache à démontrer que tous les discours pro-jeux vidéos sont biaisés et financés par l’industrie.

    Il y a des aspects intéressants toutefois, comme notamment les récompenses immédiates de certains jeux qui rendraient les gens impatients : ce serait intéressant d’étudier la chose sérieusement. Mais là encore elle généralise : ce sont les jeux récents, casuals et prévus pour un public large qui font baisser l’image du jeu vidéo. Mais quid de l’époque old-school dont Gaming Since 198x se veut l’emblème, de la belle époque du JV ? Et encore aujourd’hui, d’excellents titres sortent sur le marché et se distinguent autrement que par une violence crasse et des achievements débiles. C’est comme si je disais que le tout cinéma est diabolique et horrible parce que X film est un mauvais blockbuster.

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