Thomas Radecki, ou la chute d’un ennemi (1ère partie)
Par Shane Fenton • le 6/6/2016 • Entre nous •Le 1er juin, un ancien psychiatre officiant dans le Comté de Clarion, en Pennsylvanie, a été condamné à une longue peine de prison (11 à 22 ans). Parmi les crimes dont il a été reconnu coupable, on retiendra la constitution d’un vaste marché noir de médicaments dangereux, ainsi que l’exploitation financière et sexuelle de ses patientes (qui se voyaient prescrire ces médicaments, souvent de manière illégale ou à des doses supérieures à celles légalement autorisées, en échange de faveurs intimes).
Son nom n’est pas complètement inconnu puisqu’il s’agit de Thomas Radecki, fondateur et ancien président de la National Coalition on Television Violence, qui dans les années 80 a pris la tête d’une croisade de grande ampleur contre la violence des médias. A ce titre, il a été particulièrement actif contre Donjons & Dragons et les jeux de rôle papier, mais aussi contre les jeux vidéo. Ce fut l’un de nos premiers ennemis, et à vrai dire, l’un des pires à ce jour. L’un des plus déterminés, l’un des plus dangereux, et l’un des plus nuisibles, non seulement envers les loisirs auxquels il s’attaquait, mais aussi envers la cause qu’il croyait défendre. Nous allons voir pourquoi, en revenant en détail sur sa vie et son « oeuvre ».
Thomas E. Radecki, né en 1946, fils d’un anesthésiste, étudie la médecine à l’Université de l’Ohio dans les années 70. C’est à cette époque qu’il commence à s’inquiéter de la représentation de la violence dans les médias. Surtout après avoir regardé le film Orange Mécanique, qui l’affecte profondément.
« Il y a une scène dans le film où une bande de punks marchent sous un pont, et il y a un ivrogne couché sur le bas-côté, ils le frappent à coups de pied et le tabassent sans s’arrêter pendant qu’ils sifflent un air de Beethoven et prennent leur pied »
« Il y a un tunnel qui fait la jonction entre l’école de médecine et l’hôpital à l’Université de l’Ohio, et le jour d’après, je traversais ce tunnel, en face de moi il y avait cette infirmière à 30 mètres de moi à peu près, et j’ai eu un flash dans ma tête où je la voyais au sol, et où j’étais en train de la frapper à coups de pied et de la tabasser. »
« J’ai tout de suite compris d’où venaient cette pensée et cette sensation. Sans aucun doute, ça venait du film, et je m’étais mis précisément dans la position des personnes auxquelles j’étais opposé. J’ai trouvé que c’était monnaie courante. J’ai toujours considéré que j’étais plutôt normal… Je pense qu’il est normal pour nous de nous placer dans des rôles différents, et de faire des expériences différentes. Dans le cas présent, j’étais plutôt contrarié d’avoir des pensées très violentes à cause d’un stupide film. » (Cité dans : Electronic Media, 26 avril 1984, page 28. Source)
C’est précisément cette expérience qui le convainc d’agir contre la violence des médias. Si lui, un type « plutôt normal », bien éduqué et dans la trentaine, peut avoir des pensées aussi violentes simplement après avoir regardé un film, qu’est ce que cela doit être pour ces millions d’autres spectateurs, adultes… et enfants ?
Dans un premier temps, il se documente sur la recherche scientifique concernant les effets des divertissements violents, puis rejoint le National Citizens Committee for Broadcasting (NCCB), une association de téléspectateurs patronée par Ralph Nader, « l’avocat des consommateurs » et multiple candidat à la présidentielle américaine sous la bannière écologiste. Le NCCB partage les craintes de Radecki concernant la violence télévisée, particulièrement après la publication en 1972 d’un rapport du Surgeon General (Secrétaire d’Etat Américain à la Santé) qui établit un lien entre la violence télévisée et l’augmentation de l’agressivité. Mais ce n’est pas le principal cheval de bataille de l’association, qui de toute façon rencontre trop de problèmes financiers pour passer au crible les programmes télé afin d’évaluer leur degré de violence. Après quelques années d’investissement qui ne le satisfont pas, Radecki décide donc de s’occuper lui-même de cette tâche, et de fonder son propre groupe qui s’y consacrerait à plein temps. Au bout de quelques atermoiements, il réussit finalement à regrouper diverses personnes et associations autour de sa bannière, la National Coalition on Television Violence (NCTV), officiellement lancée en 1980.
Très vite, la NCTV fait parler d’elle. Son principal mode de communication est une lettre d’information bimestrielle, diffusée massivement (en voici quelques exemples). On y trouve notamment des études, statistiques et rapports d’évaluation très complets concernant la violence des films et des programmes télé, puis celle des autres médias. Ces rapports, réalisés principalement par Thomas Radecki (en sa qualité de « directeur de recherche » de l’association) avec l’aide d’autres membres permanents, sont accompagnés d’informations sur les dernières études scientifiques et tentatives de législation, et appuyés par des communiqués de presse incendiaires, qui sont largement repris par le reste de la presse. Dès 1981, Radecki est invité à témoigner devant le Congrès Américain, qui organise un colloque sur le sujet de la violence des écrans. Tout le gratin des critiques de la télévision y est convié : Peggy Charren de l’Action for Childrens’ Television (ACT), George Gerbner, professeur de communication et pionnier dans l’évaluation des contenus de la télévision depuis 1968, et le Révérend Donald Wildmon, pourfendeur du sexe à la télévision et fondateur de la National Federation for Decency (devenue American Family Association). L’occasion pour Radecki de se faire remarquer par des affirmations choc :
Notre nation souffre d’une épidémie de violence qui est pire que tout ce que nous avons connu dans l’histoire américaine. Depuis 1957, les taux de meutre, de viol, d’agressions et de vol ont explosé de 300 à 600% selon la catégorie. Malgré cette augmentation dramatique, de nouveaux records de violence continuent d’être battus presque chaque année. […]
La recherche montre que la cause numéro 1 la plus probable de cette augmentation de violence réside dans l’accumulation massive de divertissements violents qui sont vendus au public américain. […] Je peux estimer avec facilité que 25 à 50% de la violence dans notre société provient de la culture de la violence qui est inculquée par nos médias de divertissement, et plus particulièrement par les industries du cinéma et de la télévision. […]
La recherche indique que les industries américaines de la télévision et du cinéma sont également les plus importants promoteurs de la violence dans le monde, puisque les larges diffusions de violence qu’on peut voir dans les démocraties européennes, les pays arabes, ou même les pays communistes comme la Pologne, sont produites ici en Amérique. Les taux de violence ont augmenté dans presque tous les pays libres au cours des 10-20 dernières années. C’est la première épidémie mondiale de violence dans l’histoire. Il est certain que la distribution mondiale de violence par le biais de la télévision et des films américains joue un rôle important dans cette augmentation. (Témoignage de Thomas Radecki, cité dans : Social Behavioral Effects of TV Violence, Sous-Comité du Congrès Américain aux Télécommunications, 22 octobre 1981. Source)
Son témoignage laisse une profonde impression à Ted Turner, alors patron de CNN, et autre intervenant à ce colloque, mais il est accueilli plus fraîchement par Gerbner et Charren, qui considèrent ce petit nouveau avec méfiance et scepticisme (nous y reviendrons). Quoi qu’il en soit, la NCTV a le vent en poupe, et peut se targuer de nombreux soutiens au sein de la communauté médicale, éducative et scientifique. Au point que Radecki ajoute dès 1983 une dimension internationale à son action en créant l’International Coalition Against Violent Entertainment (ICAVE), qui rassemble des associations canadienne, britannique, australienne, française, allemande, espagnole et japonaise (rejointes quelques années plus tard par des associations suédoise, thaïlandaise et néo-zélandaise). L’offensive générale et tous azimuts contre les médias violents va prendre rapidement de l’ampleur.
Tags: jeux violents, National Coalition on Television Violence, NCTV, télévision, Thomas Radecki, violence, violence des médiasShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
Email | Tous les posts de Shane Fenton
Très bon papier, bien étayé et argumenté comme toujours. Après, je dois reconnaître que je ne suis pas fondamentalement en désaccord avec les trois dernières citations surlignées: si la violence n’a évidemment pas attendu la télévision pour exister, la banalisation de ses formes les plus « gratuites » dans les médias n’est pas anodine, et peut clairement affecter les plus jeunes, ou des individus influençables (ou plus simplement idiots).
On peut observer l’évolution de ce phénomène avec certaines vidéos particulièrement choquantes circulant sur le net ou les réseaux sociaux, et que nombre de personnes « consomment » et partagent -voire filment eux-mêmes- avec une totale indifférence, comme s’il s’agissait de compilations de lolcats. Franchement, j’ai 30 piges, j’ai grandi dans des coins pas géniaux, mais ce genre de trucs aurait été inconcevable à l’époque (même si l’on avait pas accès à la même technologie, forcément)… Les temps ont méchamment changé, les mentalités aussi, et le rapport des gens à l’image n’y est pas étranger: ce n’est pas l’unique cause, mais ça joue.
Je précise que j’adore les cinéma et les jeux vidéo depuis toujours, mais je pense que les oeuvres « violentes » doivent être réservées à un public averti: voir des gosses de 10-11 ans jouer à GTA5, ça me donne envie de tarter les parents (et le gosse aussi, ça lui apprendra).
Merci pour ton retour. A dire vrai, moi non plus je ne vais pas être en désaccord avec tout ce qu’il raconte sous prétexte que c’est lui qui le raconte. D’ailleurs, si son association a eu un écho aussi large dès le début, c’est qu’elle touchait un point sensible du public : la télé était en train de changer, et pas forcément pour le mieux. De nos jours, de nombreux mômes ont déjà tâté du dernier GTA et du dernier Call Of, sans parler des films et des séries du moment (coucou GoT, coucou Deadpool).
Le problème, c’est qu’il aurait fallu que cette critique provienne de quelqu’un d’honnête, respectueux de la vérité et ouvert d’esprit, afin de rencontrer un écho suffisant. Et cette personne ne pouvait pas être Thomas Radecki. En fait, il a été le fossoyeur de sa propre cause. Et c’est finalement l’une des choses que je lui reproche le plus.
Tout à fait, c’est ce que je retiens de ta série d’articles: des arguments par moments sensés, mais portés et défendus par un messager (et la nébuleuse qui gravite autour) plus que discutable. Avec pour résultat de totalement décrédibiliser le propos initial, et de tuer dans l’oeuf tout débat constructif.
En tout cas, encore bravo pour tes papiers toujours très intéressants, et merci de ta réponse, c’est vraiment cool de pouvoir échanger des impressions sur un papier avec son auteur !
Bonne soirée, à bientôt !