On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

GamerGate, saison 2 épisode 1 : Mass Fracture

Par • le 29/5/2015 • Entre nous

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de rappeler que le GamerGate n’aurait pas eu autant de succès s’il n’avait apporté aucune réponse (aussi contestable soit-elle) à des problèmes réels. En l’occurrence, la crise de la presse vidéoludique. Crise financière bien sûr (voir la faillite de MER7 chez nous), mais aussi crise de confiance. En effet, il y avait déjà eu par le passé des incidents gênants (comme par exemple le limogeage de Jeff Gerstmann de Gamespot à cause de son test négatif de Kane & Lynch : Dead Men qui n’a pas plu à son éditeur, Eidos), mais le DoritosGate était un signe beaucoup trop voyant de la collusion avec les éditeurs. Et par-dessus le marché, de nombreux titres, encensés par la critique mais conspués par une partie importante du public, ont contribué à creuser l’écart, non seulement entre la presse et son lectorat, mais également entre les créateurs de jeux et la communauté.

Actually, it’s about endings

Un exemple flagrant est celui de Mass Effect 3. A cause de sa fin pour le moins… abrupte (voire bâclée), de nombreux joueurs ont mené campagne, massivement, bruyamment (parfois violemment) afin qu’elle soit refaite. Ils ont fait savoir leur mécontentement de plusieurs manières, en signant des pétitions, ou en contribuant à élire Electronic Arts « pire compagnie de l’année », ou encore en descendant en flammes le jeu sur Metacritic. A rebours de la presse vidéoludique, qui dans sa majorité, a encensé le titre et condamné les actions des joueurs mécontents. A rebours également de certains développeurs de BioWare, les créateurs de la saga, qui ont eu des échanges houleux avec leur public (comme c’était d’ailleurs le cas pour Dragon Age 2). La controverse s’est un peu calmée avec la sortie de l’Extended Cut, mais elle a laissé de profondes séquelles.

Il se trouve que je compte parmi mes amies une fan de longue date de BioWare, très impliquée dans le mouvement Retake Mass Effect, qui était probablement l’organisation la plus importante de joueurs réclamant une fin alternative à Mass Effect 3. Elle m’a raconté leur « version des faits », en m’expliquant notamment que leur but n’était surtout pas de lyncher BioWare, mais plutôt de leur laisser une seconde chance. Les fans savaient qu’une autre fin, beaucoup plus ambitieuse et travaillée, était initialement prévue, mais qu’elle avait été écartée pour diverses raisons. Leur idée était d’une part, de dire à BioWare : « vous avez merdé, mais ce n’est pas grave, on va vous laisser le temps de nous concocter une fin alternative, celle qui était prévue depuis le départ », et d’autre part, de maintenir une attitude et un message positifs. Il fallait montrer aux développeurs de BioWare (ainsi qu’au reste du « monde », ou en tout cas, le monde du jeu vidéo) que leurs fans ne voulaient pas avoir leur peau, mais au contraire, voulaient maintenir leur loyauté intacte. Mon amie a raconté tous les efforts qui ont été faits pour modérer leurs forums, calmer les utilisateurs les plus énervés (ce qui était loin d’être une sinécure), et éloigner les trolls. Une autre manière de montrer leurs muscles tout en gardant la « positive attitude » a été de donner en masse pour des oeuvres de charité. L’objectif, selon mon amie, était de montrer qu’ils avaient une capacité de mobilisation importante, mais qu’ils voulaient utiliser toute cette mobilisation, cette énergie, à bon escient.

Et comment ont-ils été remerciés pour leurs efforts ? En leur crachant à la figure.

Une partie de la presse les a amalgamés avec d’autres mouvements beaucoup plus vindicatifs, du genre de ceux qui crachaient leur venin sur Metacritic, et qui s’indignaient, non plus à cause de la fin, mais à cause de la possibilité d’avoir une relation homosexuelle pour la version masculine de Shepard. Ils ont donc été rendus partiellement responsables du climat toxique actuel (le lynchage de Jennifer Hepler était encore frais), alors qu’ils voulaient justement l’apaiser. D’autres journalistes et blogueurs, plus nombreux, se sont contentés de les traiter par le mépris, en les qualifiant de pleurnichards et d’enfants gâtés (« entitled crybabies »), et en poussant des cris d’orfraie à l’idée que les développeurs puissent répondre à leurs revendications. La campagne de dons aux oeuvres de charité a tourné au fiasco après que des donateurs aient cru à tort qu’il s’agissait de financer une fin alternative à Mass Effect 3, et l’oeuvre de charité à qui les dons étaient destinés n’a pas du tout apprécié de se faire utiliser pour une cause extérieure à la leur. Les échanges entre fans et développeurs sur diverses plateformes publiques (Twitter, Facebook, forums…) ont rapidement viré à l’aigre, surtout avec Casey Hudson (bête noire de Retake Mass Effect, d’après mon amie). Et avec l’arrivée de l’Extended Cut, le mouvement a perdu une bonne partie de son soutien, le consensus étant que BioWare avait fait des concessions, que les fans avaient été entendus, qu’ils n’avaient donc plus rien à revendiquer, et que tout le monde pouvait rentrer chez soi.

Résultat des courses ? D’un côté, de nombreux participants au mouvement Retake Mass Effect ont eu le sentiment d’avoir été floués. Ils ont mené une guerre médiatique qu’ils ont largement perdue. Plus grave : ils se sont sentis trahis par une compagnie à laquelle ils ont consacré une somme non négligeable d’argent, de temps, d’énergie et d’espoirs. Tout ça pour s’entendre dire que leur loyauté et leur passion étaient symptômatiques d’une attitude toxique et pleurnicharde. Certains ont décidé de complètement tourner le dos à BioWare, d’autres vont se contenter de boycotter les prochains Mass Effect, tout en appréciant d’autres titres comme Dragon Age : Inquisition (c’est le cas de mon amie). De l’autre côté, nombreux sont ceux chez BioWare qui ont particulièrement mal encaissé la controverse et le fait que leurs propres fans se retournent contre eux. En l’espace de deux ans, ce sont pas moins de 3 figures historiques du studio (Ray Muzyka, Greg Zeschuk et Casey Hudson) qui ont quitté la boîte. Même si les raisons avancées n’ont rien à voir avec les différentes polémiques qui ont frappé leurs derniers titres (Dragon Age 2, Mass Effect 3…), il est difficile de croire aux coïncidences. Et parmi ceux qui restent, certains sont ouvertement écoeurés par l’évolution de leur métier et des relations avec les joueurs. Après tout, à quoi bon travailler aussi dur, cravacher jour et nuit, si c’est pour se faire lyncher à l’arrivée ? Eux aussi ont eu l’impression qu’on leur crachait à la figure en guise de remerciement pour leurs efforts. Et entre les deux, une partie de la presse vidéoludique, elle aussi dégoûtée par l’attitude de certains fans, n’a pas eu spécialement envie de comprendre les motivations profondes de ce mouvement.

Bref, de part et d’autre, le fossé s’est creusé, et le divorce a été consommé. Effectivement, beaucoup de protagonistes de « l’affaire » sont rentrés chez eux, mais avec une boule au ventre, et parfois, pour ne plus revenir.

Faute originelle

A cause de ce témoignage, j’arrive à comprendre jusqu’à un certain point les Gamergaters de bonne volonté. C’est-à-dire ceux qui se sont greffés au mouvement pour diverses raisons n’incluant pas la volonté de harceler les femmes évoluant dans le jeu vidéo (soit parce qu’ils sont sincèrement préoccupés par la qualité et l’intégrité de la presse vidéoludique, soit parce qu’ils se sont sentis à nouveau montrés du doigt à cause de leurs hobbies). Ceux qui, partant de là, considèrent le GamerGate comme un mouvement intrinsèquement légitime (puisque leurs raisons de joindre le mouvement le sont), et font des efforts pour préserver cette légitimité du mieux qu’ils peuvent. Jusqu’à un certain point, je peux comprendre leur déception et leur frustration de voir que leurs efforts sont vains, qu’ils ne sont pas reconnus, qu’ils sont même complètement ignorés, éclipsés, par les pires cas de harcèlement et de persécution. Entre autres parce que mon amie de Retake Mass Effect est passée par là. Il est d’ailleurs prévisible que certains fassent un lien entre la controverse autour de Mass Effect 3 et celle autour de Zoe Quinn, qui a véritablement engendré le mouvement appelé plus tard #GamerGate. Mais malgré la manière dont ça s’est terminé, malgré le fossé qui s’est creusé entre certains (ex-)fans de BioWare et certains (ex-)développeurs comme Casey Hudson, le but premier de Retake Mass Effect était de laisser aux développeurs le temps de donner aux fans la fin qui était prévue, pas de les forcer à mettre la clé sous la porte.

Et c’est là une différence de taille, incompressible, avec le GamerGate: l’origine du mouvement. On aura beau retourner « l’affaire » dans tous les sens, on en revient au même point : la cabale contre Zoe Quinn, dont l’objectif était de l’évincer du monde du jeu vidéo. Même en mettant de côté la nature misogyne de cette cabale (et là je vous fais bien plus qu’une fleur, je vous fais le bouquet de luxe avec lys royal et rose avalanche à profusion), il reste la volonté de nuire, de mettre à terre, de pousser vers la sortie, aussi bien la développeuse et son jeu que les journalistes qui auraient eu une aventure avec elle. La mise en cause de l’éthique de la presse, la rupture avec une partie du lectorat qui a fourni les premiers bataillons du GamerGate, provient du fait que cette même presse n’a pas voulu se joindre à cette cabale, pas plus qu’à celle contre Anita Sarkeesian.

Après tout, pourquoi est-ce que des années durant, j’ai considéré la plupart des détracteurs de la violence vidéoludique comme mes adversaires, voire comme mes ennemis, alors que dans leurs préoccupations étaient légitimes, et qu’elles rejoignaient parfois les miennes et celles d’autres joueurs passionnés ? Parce qu’à chaque fois ou presque, le point de départ de leurs actions contre les jeux « violents » était intrinsèquement pourri, vérolé par des préjugés idéologiques, une incompétence crasse, et un acharnement quasi-maladif à choisir les mauvaises cibles pour les mauvaises raisons. Quand l’une des premières mises en cause des jeux vidéo pour un fait divers concerne Super Mario 2, il n’y a plus rien à espérer pour la suite. Quand on voit la gueule des jeux qui ont déclenché des tempêtes politico-médiatiques, justifiant que les plus hautes instances politiques (Sénat Américain, Commission Européenne, ministères divers et variés…) se réunissent pour essayer de légiférer sur les jeux vidéo, on hallucine. Passe encore pour Mortal Kombat, mais Night Trap, Counter Strike, Hot Coffee, Rule of Rose, et maintenant Minecraft… Quand, par-dessus le marché, on confie pendant des années le monopole du discours critique sur la violence vidéoludique à une poignée d’extrémistes et d’allumés (Jack Thompson, Familles de France, Dave Grossman, Thomas Radecki, Akio Mori, Steve Pope, Rudolf Hänsel…), à la légitimité et la probité parfois fort discutables, qui n’avaient que les mots « interdiction » et « procès » à la bouche, on se demande pourquoi toute personne émettant des réserves sur les jeux « violents », ou plus simplement sur le temps passé devant les écrans, a autant de mal à se faire entendre de nos jours.

Quand le ver est dans le fruit depuis le début, il est inutile d’essayer de se focaliser sur les parties qui ne sont pas encore pourries. On pourrait d’ailleurs parler de vers au pluriel, parce qu’il n’y a pas qu’un seul problème inhérent au GamerGate. Et ce, même en mettant de côté celui de la misogynie (là, je vous rachète tout Interflora). Même en mettant de côté le fait que quand la cible est une femme, elle risque beaucoup plus qu’un homme (il n’y a qu’à comparer ce qu’Anita Sarkeesian et Jonathan McIntosh ont respectivement subi). Même en partant du principe que le GamerGate est ce qu’il prétend être : un mouvement de révolte des consommateurs contre la corruption qui gangrène le milieu (en particulier la presse vidéoludique), et contre la promotion forcée d’une certaine idéologie (celle des fameux « Social Justice Warriors ») au mépris de toute autre considération comme le gameplay, la qualité des jeux ou l’attente des fans. Cette révolte, je n’en suis pas. Il y a plusieurs raisons à cela. Et ce dossier a précisément servi à les exposer l’une après l’autre, article après article (les fameuses « pilules rouges »).

Nous y reviendrons en détail une prochaine fois.

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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