Hommage à un ennemi disparu : Werner Hopf (1944-2019)
Par Shane Fenton • le 4/9/2019 • Entre nous •C’est avec des sentiments mitigés que j’ai appris le récent décès d’une importante figure allemande du « killerspieldebatte », au détour d’un communiqué de presse d’une association qu’il avait co-fondée.
Né en 1944, le Docteur Werner H. Hopf était d’abord et avant tout un psychologue et pédagogue très impliqué dans les questions d’éducation. L’essentiel de sa carrière s’est fait en Bavière, d’abord à Augsbourg comme chercheur dans le Département de Psychologie de l’Université locale entre 1972 et 1985, puis à Munich, où il a décroché sa thèse de doctorat en 1979 avant de rejoindre le Bureau du Conseil Scolaire (« Schulberatungsstelle ») de la ville en tant que psychologue scolaire. Son oeuvre principale a été la création, en 1999, du concept de Sozialwirksame Schule (littéralement, « école socialement efficace »), dont l’objectif était d’améliorer conjointement le cadre scolaire et le climat social. Il a également étudié la psychologie du fascisme.
Très vite, il a déduit, de sa recherche et de ses observations sur le terrain, que la surexposition aux médias audiovisuels (à l’époque, surtout la télévision, mais aussi les jeux vidéo) et à ses contenus violents avait une influence délétère sur les écoliers. Il a écrit à ce sujet dès les années 1990. Mais c’est la tuerie d’Erfurt en 2002 qui l’a réellement jeté dans l’arène du « killerspieldebatte » naissant. Lors d’un Congrès qui s’est tenu à Munich 3 mois après le massacre, il a co-signé avec ses collègues du Schulberatungsstelle un appel à « l’action plutôt qu’à la résignation », dont l’une des revendications principales était « une interdiction (à l’échelle nationale) de production et de distribution des films et des jeux vidéo violents. » Par la suite, il s’est progressivement focalisé sur les « killerspiele », et n’a eu de cesse de les combattre, sans jamais démordre de sa ligne « dure » : interdiction totale des jeux les plus violents, sans concession ni discussion ni contrepartie pour le reste de la production ou pour l’industrie. Il faut dire que selon lui, en laissant les enfants et les adolescents jouer à ces jeux, nous leur inculquons des fantasmes de haine, de destruction et de vengeance, et ce faisant, nous les éduquons au crime de façon précoce. A ses yeux, c’est du « fascisme psychologique », première condition pour l’établissement d’un fascisme politique.
« Un ami c’est une route, un ennemi c’est un mur. » (Proverbe chinois)
Sa principale contribution à ce « débat » a été une étude longitudinale, menée sur plusieurs centaines de collégiens bavarois, dont la principale conclusion est que « jouer à des jeux électroniques contenant de la violence est le facteur de risque le plus important pour prédire la criminalité violente ». A partir de là, les choses sont allées très vite. En effet, cette étude n’était pas encore publiée que ses résultats ont été médiatisés en 2007 par le biais d’un documentaire à charge. A la suite de quoi une importante association de psychothérapeutes a publié, à l’occasion des fêtes de Noël, un communiqué de presse (co-écrit par une personne interviewée dans le reportage précédent) appelant à interdire totalement les « killerspiele », qualifiés de « mines anti-personnel de l’âme ». Puis en 2008 tout ce beau monde s’est réuni pour décider de la marche à suivre.
Il en a résulté une offensive de grande ampleur et tous azimuts contre la violence vidéoludique : publication de l’étude dans le Journal of Media Psychology, organisation à Munich d’un congrès international sur la violence vidéoludique (qui a marqué les esprits quand l’une des intervenantes a qualifié Electronic Arts de « compagnie de porcs »), diffusion d’un film documentaire établissant un lien entre pratique des jeux violents et criminalité, création d’une association, Mediengewalt e.V., consacrée à la production et la diffusion de la recherche sur les effets de la violence des médias, publication d’articles divers et variés, mais allant tous dans le même sens (à savoir la « ligne dure »), et surtout, l’Appel de Cologne, une pétition signée par 8000 personnes de tous bords (dont un ministre de l’intérieur encore aujourd’hui en exercice) exigeant notamment l’interdiction totale de production et de distribution des jeux « violents », et l’ostracisation du jeu vidéo et de son industrie.
L’un des principaux piliers de cette campagne anti-« killerspiele » (qui a atteint son paroxysme avec « l’Amoklauf » meurtrier de Winnenden en 2009) fut sans conteste Werner Hopf. Il faut dire qu’il était sur tous les fronts à la fois : premier auteur de l’étude longitudinale, présentateur des résultats de celle-ci lors de la Conférence de Munich, fondateur de l’association Mediengewalt, co-signataire de l’Appel de Cologne… sans oublier les interventions dans les colloques sur l’addiction aux médias, et les entretiens qu’il accordait à la presse comme à la télévision (on le voit également dans le film documentaire sus-mentionné). Sans oublier ses diatribes contre tous ceux qui ne partageaient pas ses vues : les chercheurs comme Christopher Ferguson, les professeurs et universitaires comme Martin Geisler, et les joueurs dont il disait qu’ils « ne veulent pas voir que leur cerveau est programmé pour la violence. ».
Malheureusement pour lui et pour les autres détracteurs de la violence vidéoludique, les choses se sont vite calmées, et le vent a fini par tourner. Après 2010, le « killerspieldebatte » était déjà moribond. En 2015, la presse généraliste n’en parlait plus qu’au passé, sous un angle historique. Pour autant, les partisans d’une interdiction totale des jeux « violents » n’ont jamais désarmé (à titre d’exemple, l’association Mediengewalt a continué de publier des études et des articles sur leurs méfaits). Sauf que plus grand-monde ne voulait en entendre parler. Que le combat contre la violence vidéoludique a fini par se diluer dans un combat plus général contre la surexposition aux écrans de toutes sortes, indépendamment du contenu. Et que les acteurs du jeu vidéo eux-mêmes avaient bien d’autres chats à fouetter. Au hasard : les loot boxes, les conditions de travail dans l’industrie, le développement de l’eSport, le harcèlement misogyne, et j’en passe…
Bref, le « killerspieldebatte » est mort et enterré depuis longtemps. Et voilà que maintenant ses acteurs nous quittent à leur tour. Prenons par exemple la VDVC (« Verband für Deutschlands Video- und Computerspieler ») la principale association de joueurs allemands. Fondée en 2009, au plus fort de la polémique, pour faire entendre la voix de la communauté dans les médias généralistes, elle a rempli sa mission avec un certain succès. En juillet dernier, 10 ans après sa création, son président a annoncé qu’il allait prendre du recul, entre autres parce qu’il est moins motivé qu’avant, parce que la mission qu’il s’était fixée est en grande partie accomplie, et aussi parce qu’il y a d’autres causes bien plus dignes qu’on s’engage pour elles.
La VDVC n’est pas dissoute, elle continue de fonctionner au ralenti. Tout comme son antagoniste, l’association Mediengewalt e.V., qui est loin d’être aussi prolifique et écoutée que par le passé. Mais après tout, c’est le lot de tant de blogs, indépendamment du sujet (on en parle, du nombre de contributions que j’ai écrites ces dernières années ?). Néanmoins, je ne peux pas m’empêcher d’être frappé par cette coïncidence : dix ans après le paroxysme de la controverse sur les « killerspiele », ses acteurs principaux tirent leur révérence à peu près en même temps. Et cette fois je ne parle plus seulement de choses immatérielles, mais de morts réelles. L’an dernier, Christoph Hirte, parent d’un joueur addict à World of Warcraft et fondateur du site Aktiv Gegen Mediensucht, décédait des suites d’une longue maladie. Cette fois, c’est Werner Hopf qui nous quitte. D’autant plus subitement qu’il était encore actif récemment (en mai dernier, il faisait une présentation sur la socialisation à l’école à l’ère numérique). Et pour l’instant, pas grand-monde n’en a parlé. Il n’y a qu’à comparer avec les réactions au décès d’Alec Holowka pour comprendre à quel point la violence vidéoludique est devenue un sujet d’un autre âge, et à quel point les protagonistes du débat sont tombés dans l’oubli.
On en revient donc au point de départ. Werner Hopf est mort, et ce que j’en pense, ce que je ressens, est pour le moins compliqué.
« Perdre un ennemi est une grande perte. » (Christine de Suède)
Le fait est que je ne l’aimais pas. En écrivant cet article je me suis replongé sur ce que j’avais lu de lui (et écrit sur lui) à l’époque. Cette même époque où me renseigner sur l’actualité du jeu vidéo en Allemagne consistait à boire du poison toutes les semaines, voire tous les jours, en raison de toutes les énormités proférées. En raison de l’impunité dont jouissaient les gens qui les proféraient. Ces gens qui avaient cette extraordinaire prétention de vouloir régenter un loisir dont ils ne voulaient rien connaître, et pour lequel ils n’avaient que du mépris. Ces mêmes gens qui passaient pour des « experts », des « spécialistes », auprès d’autres gens encore plus ignorants qu’eux, mais qui n’en étaient pas moins journalistes, animateurs, présentateurs télé. En peu de temps, les bouffées d’énergie négative sont revenues à la surface, et je me suis souvenu pourquoi je leur en voulais.
Je ne l’aimais pas, donc. A mes yeux, ce n’était pas un adversaire, mais un ennemi. Avec un adversaire, on n’est pas d’accord, on combat ses idées, mais on peut continuer à discuter, à dialoguer. Avec un ennemi, la discussion est impossible parce qu’il n’y a ni la confiance ni le respect nécessaires. On combat ses idées, mais à outrance, parce qu’on refuse que celles-ci triomphent, et on refuse davantage de le laisser triompher. A mes yeux, la possibilité d’une interdiction totale de jeux vidéo au seul motif que c’étaient des « Ego-shooters » était complètement inacceptable. Mais pour lui, ce qui était inacceptable, c’était l’existence et la promotion de ces jeux. Comme il le martelait à chaque fois qu’il en avait l’occasion, « un hobby qui fait du meurtre et d’autres crimes virtuels un passe-temps n’est pas un hobby ni un jeu, mais une simulation de guerre et de violence […] Seule une interdiction peut fixer une limite. » Pour ma part, toute discussion envisageant cette possibilité ne pouvait que tourner court. De son côté, c’était justement un point qui ne se discutait pas. Plus qu’une simple possibilité, l’interdiction de production et de distribution des titres « violents » était une obligation, et une urgence. Mais une interdiction des jeux uniquement, pas des films, parce que selon ses propres termes : « En ce qui concerne la violence à la télévision ou dans les films, il n’y a aucune chance car le législateur ne le voudra pas. »
Et de toute façon, il n’y a qu’à relire la lettre ouverte, hallucinante de mépris et d’aigreur, qu’il a adressée en 2010 aux joueurs de la VDVC (traités de « menteurs » presque à chaque paragraphe), pour comprendre qu’il n’était absolument pas intéressé par une discussion d’égal à égal. Comme je le disais quand j’ai publié ici-même la traduction de ses articles et interviews : « j’ai l’impression d’être face à un mur. Aucune indulgence. Aucune patience. Aucune tentative de se mettre un tant soit peu à la place de ce qu’il appelle lui-même « l’autre bord ». Rien à discuter. De sa part, on n’aura droit qu’à une intransigeance totale, granitique. »
Autant dire qu’il ne me manquera pas. Ses prises de position et ses idées sur les jeux vidéo, encore moins. Elles ont été défaites il y a longtemps, puis oubliées, et j’espère qu’il en restera ainsi. Et pourtant… quand j’y pense, je ne peux pas m’empêcher d’éprouver une certaine tristesse à l’annonce de sa disparition.
Car en effet, même si je ne l’aimais pas, cela ne me procurait aucun plaisir de ne pas l’aimer. Je ne supportais pas son mépris, son intransigeance absolue, mais je ne pouvais que respecter et admirer son engagement en faveur des enfants, de leur bien-être et de leur éducation. Ses prises de position sur les « killerspiele », aussi erronées soient-elles, découlaient de cet engagement, dont je ne pouvais nier, ni la sincérité, ni la persistance, ni l’efficacité. Je suis loin d’éprouver la même considération pour tous ceux qui, comme lui, se sont engagés contre la violence vidéoludique. A titre d’exemple, le polémiste américain Lyndon LaRouche, dont le mouvement a fait des siennes à plusieurs reprises (en 1999-2000 après la tuerie de Columbine, en 2002 après celle d’Erfurt, en 2007 après celle de Virginia Tech, et en 2012 après celle de Toulouse), est décédé en début d’année. Vous pensez bien que je ne suis pas pressé de faire son éloge funèbre, ni même de lui concéder des qualités ou des bonnes actions.
Revenons-en à Werner Hopf : voilà quelqu’un qui a consacré toute sa vie à sa cause, et ce fut une belle et longue vie. Il a contribué à ce que des générations d’enfants s’épanouissent et vivent mieux dans un monde de plus en plus compliqué. Humainement, il était bien meilleur que moi. Là encore, je ne peux que reprendre ce que je disais des années auparavant sur lui et les autres détracteurs des « killerspiele » : « Le fait est qu’ils apportent des réponses concrètes à des problèmes réels : non seulement l’accès en bas âge aux médias violents, mais aussi la militarisation de la culture, le noyautage des universités par les industries du numérique, et la surconsommation de médias. […] Ils s’attaquent à des problèmes réels, et ils s’arrogent le monopole des réponses à ces problèmes… en partie parce qu’on ne fait pas grand-chose pour leur retirer ce monopole. »
Enfin, j’ai beau me remémorer les bouffées d’énergie négative que me procurait la lecture de leur prose ou de leurs actualités… ça n’en restait pas moins de l’énergie. Du carburant qui me poussait à me documenter, à réfléchir à une contre-argumentation, à écrire à mon tour, à travailler sur la traduction de leurs articles et interviews, afin de mettre au courant mes lecteurs de ce qui se passait Outre-Rhin. Et cette motivation, je la leur devais, bien que ça me fasse un peu mal de l’admettre. C’étaient mes ennemis, mais des ennemis intimes : je leur consacrais un peu de mon temps, de mon énergie, et aussi de mon budget. Ils m’accompagnaient en voyage. On vivait ensemble. Quand le « killerspieldebatte » est passé de mode, j’ai presque eu l’impression qu’ils me laissaient tomber, ces sagouins ! (alors qu’en vérité ils ne me manquaient pas le moins du monde) Et voilà qu’à présent, l’un d’entre eux, non des moindres, est mort. C’est une partie de moi qui s’en est allée avec lui. Quelque part, je regrette qu’un homme fondamentalement bon ait décidé, à force d’intransigeance, de faire de nous ses ennemis. Un exemple du « grand malentendu » dont j’ai parlé il y a peu. En tout cas, il méritait bien qu’on s’incline devant sa dépouille.
Auf Wiedersehen, Werner Hopf !
Tags: Allemagne, Anti-jeux vidéo, Décès, Hommage, In Memoriam, jeux violents, Killerspieldebatte, killerspiele, violence, werner hopfShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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