Et ça se dit « professeur d’université » ?
Par Shane Fenton • le 23/4/2008 • Entre nous •Permettez-moi encore une fois de cirer les pompes de GamePolitics afin de vous présenter le Docteur Tom Keenan, professeur d’université, journaliste, récompensé d’une floppée de médailles et de titres (dont celle « d’éducateur de l’année »). L’objet de ses recherches concerne la sécurité informatique, ainsi que les implications sociales de la technologie et son utilisation dans l’éducation. Non seulement c’est une pointure dans son domaine, mais en plus il est assez cultivé pour s’intéresser à d’autres sujets, et il est même capable d’utiliser ses compétences pour le bien commun. Ce devrait être un modèle pour moi, pauvre minable qui vient tout juste de décrocher sa thèse, et qui peine en ce moment à trouver une situation : post-doc, ATER ou, rêvons un peu, maître de conférences. Et « professeur d’université », c’est la fonction au-dessus de maître de conf’, l’élite de l’élite, à laquelle n’ont accès que ceux qui ont leur habilitation à diriger des recherches, le plus haut grade universitaire. Ces gens-là réussissent à publier des articles dans des conférences ou des revues très sélectives, où seuls 20%, voire 10% d’articles sont acceptés, alors que des centaines sont soumis chaque année. Une pointure, je vous dis ! Un gars qui est habitué à publier des papiers hyper carrés et rigoureux, qui sont le fruit d’une intense recherche.
Jetez maintenant un coup d’oeil à ce que cette pointure bardée de titres, de médailles et de diplômes, vient de commettre sur les jeux vidéo. Et ce dans un journal généraliste canadien.
Déjà, il y a le titre, qui est un copié-collé d’un article de Dave Grossman. Ensuite, il y a Dave Grossman lui-même, dont les élucubrations sont reprises pour argent comptant, sans contradiction. Après quoi il y a l’endroit où ces élucubrations ont été pêchées : un entretien avec l’Executive Intelligence Review (la revue de l’ultracontroversé Lyndon LaRouche) où il explique doctement que dans Counter-Strike, il faut tuer des civils pour gagner (voir la version française de cet entretien) alors que ceux qui connaissent vraiment Counter-Strike savent que c’est tout le contraire qui se passe. Il y a bien sûr la mention de Custer’s Revenge, qui a retenu l’attention de GamePolitics (sans oublier la mention des strip-teaseuses de Duke Nukem 3D, ça ne nous rajeunit pas non plus). Mais au-dela de la présence ahurissante de Custer’s Revenge dans un article de 2008, il y a quelque chose de plus grave.
En effet, que peut-on tirer de cet article ? Y a-t-il un nouveau regard sur la question de la violence des jeux vidéo ? De nouvelles idées ? De nouvelles « pièces à conviction » ou arguments qui permettraient de faire avancer le débat ? Ou ne serait-ce qu’un élément de réponse à la question posée ? Rien de tout ça. Nada. Zéro. Juste un recyclage moisi de choses déjà répétées dix mille fois, article après article, dans la presse généraliste. A croire qu’il existe un générateur automatique d’articles ou un pipotron dédié à la violence dans les jeux vidéo : en gros, c’est pas bien, d’ailleurs les « spécialistes » le disent, et puis regardez ce qu’il y a dans ces jeux (en général Grand Theft Auto et Manhunt), comment on peut autoriser ça, mais bon, tous les jeux ne sont pas mauvais non plus, il y a aussi deux ou trois bons titres bien comme il faut pour vos enfants. Il ne s’agit pas de dire que tout est faux dans ce genre d’articles, ce n’est pas le reproche que je leur fais. Le véritable reproche, c’est plutôt de gaspiller du papier à ressasser le même discours plat et archi-convenu. Au point que la violence des jeux vidéo est devenue un marronnier qu’on sort quand on a épuisé tous les autres. Sauf que d’habitude, dans ce genre d’articles, les références tiennent plus ou moins debout. Certes, America’s Army n’est plus de la première fraîcheur, mais il est encore pratiqué. Et l’exemple de Grand Theft Auto va pouvoir encore servir grâce à l’arrivée imminente du quatrième épisode. Mais Duke Nukem 3D… et Custer’s Revenge… par pitié !
Mais ce n’est pas encore le pire. En effet, si le monsieur avait été un de ces gratte-papiers, ou psys, ou les deux, qui ont l’habitude de recycler ce discours de robot, je ne vous en aurais même pas parlé. Ou à la rigueur dans la section « Vite dit », en deux phrases. Sauf que c’est d’un professeur d’université dont on parle. Un scientifique d’élite, habitué à rédiger des articles extrêmement précis (et primés, qui plus est), basés sur la recherche la plus rigoureuse. Et voilà qu’il fait encore pire que tous ces gratte-papiers réunis. C’est une honte. Une honte !
Pardonnez-moi cette attitude de dame patronnesse. Pardonnez également ma naïveté, quand on sait que ça fait plus de 15 ans qu’on a l’habitude de voir ce genre de torchons recyclés à longueur de temps dans la presse généraliste (même si tout journaliste ayant connu le temps où la vérification de l’information était chose sacrée devrait se sentir concerné-e). Mais c’est d’autant plus déprimant pour quelqu’un qui rêve de faire partie de la communauté scientifique de voir l’un des plus haut gradés d’entre eux tomber aussi bas, voire encore plus bas. C’est d’autant plus déprimant de savoir que ce type va s’en sortir comme si de rien n’était (de même que le journal dont il est l’un des éditorialistes réguliers), en conservant non seulement son poste, mais aussi sa crédibilité et l’estime générale. Et c’est d’autant plus déprimant de savoir que ce torchon, qui n’a rien pour lui (aucun nouvel argument, aucune rigueur, aucune nouvelle idée), et qui réussit même l’exploit de faire encore pire que les autres, va passer pour un article de référence, uniquement sur la bonne foi du titre et des diplômes de son auteur. « Quand même, il est professeur d’université, il sait sûrement de quoi il parle, non ? ».
Et après ça, les scientifiques qui travaillent sur la violence des jeux vidéo se plaignent d’être pris pour des charlots ? On se demande bien pourquoi.
PS : Dans le même genre, on se souviendra de Ted Rueter, maître de conférences en sciences politiques et auteur de nombreux livres sur la politique, notamment sur les « déclarations les plus stupides » proférées par les hommes politiques américains. En 2005, ce spécialiste en stupidité politique a attaqué violemment les cursus de game design à l’université, qu’il accusait de « kidnapper l’enseignement supérieur » sur un ton outrancier, voire apocalyptique. Pour mieux stigmatiser les jeux vidéo dans leur ensemble, il n’a rien trouvé de mieux que de baser ses attaques sur des études datant des années 80 sur des jeux NES (oui, je parle bien de la Nintendo 8-bits). Cet éditorial a été repris dans de nombreux journaux nationaux. Et bien qu’il ait été la risée des sites de jeux vidéo, je n’ai pas entendu parler d’un seul journal généraliste ayant émis ne serait-ce qu’un doute à son propos. Et ce monsieur s’en est lui aussi sorti en conservant son poste et sa crédibilité d’enseignant-chercheur.
Tags: Custer's Revenge, Dave Grossman, études scientifiques, experts, jeux violents, spécialistes, Ted Rueter, Tom KeenanShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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