La sentinelle est fatiguée – 2ème partie
Par Shane Fenton • le 5/8/2011 • Entre nous •Dans la première partie, j’ai essayé d’analyser la réaction d’une partie de la « communauté » des joueurs et de la presse spécialisée, suite aux tueries d’Oslo et d’Utøya. J’ai notamment critiqué la mentalité de « sentinelle désertée » (© William Audureau) qui consiste à voir le jeu vidéo comme « éternel-bouc-émissaire-diabolisé-par-les-médias ». J’ai fait un détour par les jeux de rôles, loisir réellement diabolisé s’il en était, pour montrer qu’une fois la crise passée, il valait mieux arrêter de faire comme si on y était encore.
C’était mieux avant ?
A la décharge des « anti-anti-jeux » (de rôle ou vidéo), il est vrai qu’ils reviennent de loin. Mais justement, ça devrait nous permettre de prendre du recul et de reconnaître que le traitement politico-médiatique a changé. Laissons nos « grands frères » de côté (ceux qui s’intéressent à leurs déboires pourront consulter cette page, et compléter avec cette revue de presse) et revenons à notre loisir. Afin de mesurer le chemin parcouru en quelques années, je vais me permettre un petit retour en arrière. Non, je ne m’étendrai pas sur l’épilepsie, ni sur les « jeux » néonazis, pas plus que sur les 147 suicides à la silicone ou Rule of Rose : ces cabales sont bien connues, et il est facile de se documenter dessus. A vrai dire, j’ai mieux à vous proposer. Comme par exemple cet extrait des Actes de la Journée d’Information sur le Multimédia, qui s’est déroulée en janvier 1995, à l’initiative d’un institut informatique de Namur :
Les jeux vidéo, a fortiori s’ils sont multimédia, ne vont pas sans poser des problèmes à la société. Ils sont fréquemment décrits comme une drogue qui rend le consommateur dépendant. Le Guardian affirmait récemment « Avec le crack, le jeu vidéo est probablement le produit qui crée la plus grande dépendance jamais inventé. » Le journal faisait remarquer que l’implication interactive de l’utilisateur provoquait une réponse plus forte aux stimuli. Ce qui est certain en tout cas c’est que « Quand on reste collé à l’écran, on est tout seul, on ne communique plus. » (Carlander, 1994) Les jeux aggravent donc le processus d’individualisation de notre société. De plus, ils accaparent le temps de nombreux enfants et peuvent être la source d’échecs scolaires. On leur reproche encore d’être dépourvus de « sentiments et d’émotion vraie » et de supprimer la place de l’imagination personnelle. De plus, ils ont souvent des scénarios affligeants et peuvent transmettre des messages de violence. « Qu’on se rappelle la rumeur qui courut en mai [1993] lors du drame de la maternelle de Neuilly : ‘H.B.’, le preneur d’otages, serait devenu fou en jouant avec Super Mario sur console vidéo… » Le thème des jeux vidéo peut être particulièrement immoral. Comme le souligne Carlander (1994), « dans cet univers totalement artificiel, toutes les manipulations sont permises, même les plus ignobles. Témoin, les jeux néonazis que les jeunes se passent sous le manteau en Autriche et en Allemagne. » Certains jeux vidéo glorifient la guerre, d’autres incitent au racisme, d’autres encore sont pornographiques […]
Au total, il est certain que l’apport des jeux à la société, à son bien-être et à sa culture n’est pas bien important. Mais, paradoxalement, leur enjeu économique est énorme ! Le marché des jeux vidéo est en effet estimé à 100 milliards de dollars et il constitue l’un des principaux débouchés à court terme de la technique multimédia.
Là encore, tout y est. Réduction au pire, et à l’inverse généralisation et amalgame à outrance. Sans oublier la pensée magique qui permet de gober n’importe quoi. Et tout ça dans un colloque d’informaticiens ! Attardons-nous en particulier sur ce passage hallucinant relatif à la mise en cause de Super Mario dans la prise d’otages de la maternelle de Neuilly. Il est tiré de l’article d’Ingrid Carlander plusieurs fois cité, « La drogue des jeux vidéo », paru dans Le Monde Diplomatique en 1993 (et réédité dans un hors-série de 1997). Mais il ne fait que reprendre un article du Figaro paru au moment même de la prise d’otages. L’article n’étant pas disponible sur le Net, on se contentera des extraits fournis par le numéro d’été 1993 de Super Power :
La prise d’otages de la maternelle de Neuilly-sur-Seine est doublement inédite : elle n’a pas de précédent dans les annales de l’Éducation Nationale et elle pourrait marquer la première intrusion dramatique de l’univers des jeux vidéo dans la réalité. Le profil psychologique du preneur d’otages tel qu’il a été dressé par les responsables de la police judiciaire s’apparente en effet au portrait d’un maniaque de « Super Mario », Megamania et autres Zelda, ces « video games » dont la voque actuelle touche aussi bien les enfants que les jeunes adultes. […]
[Citation d’un membre de la lutte anti-terroriste :] Nous avons affaire à un individu perturbé, mais d’un bon niveau intellectuel. Une sorte de dingue des ordinateurs qui a de toute évidence conçu son scénario sur les principes des jeux de rôles. […]
Comme dans les jeux de rôles, les participants prononcent une formule codée : elle signifie qu’ils adhèrent au scénario édicté par le concepteur de la prise d’otages. Comme dans « Super Mario 2 », l’acteur se protège dans son parcours par des « vies » – celles des enfants -, des « superpouvoirs » – ceux procurés par ses explosifs – et cherche à gagner des pièces d’or.
Et pour couronner le tout, cet article a valu assez de crédit à son auteur pour qu’il participe à un débat télévisé (Durand la Nuit) sur les jeux vidéo, la même année. N’a-t-il pas affirmé à son confrère Jean-Marc Demoly de Superpower qu’il connaissait ce média et qu’il avait même pratiqué un jeu de rôle ?
Bis repetita placent : c’était mieux avant ?
Certes, il est vrai que Demoly (alias J’M Destroy pour les vieux lecteurs de Joystick) a lui aussi participé à cette émission. Ne l’ayant pas vue, je ne peux pas savoir ce qui en est sorti. Mais si l’on se fie à l’écho d’autres « débats » télévisés sur le même thème, il n’y a pas de quoi être optimiste. La raison est simple : en ce temps-là, les joueurs et journalistes vidéoludiques n’apparaissaient dans ces émissions que comme faire-valoir. Cyrille Baron, de Joystick, en a fait l’amère expérience dès 1992 :
Il y a quelques mois, l’équipe d’Envoyé Spécial a débarqué à la rédaction de Joystick pour filmer. On a un peu été étonné de voir que seuls les jeux violents intéressaient Florence Mavic, reporter (se détournant de Blues Journey, jeu mignon comme tout sur Neo Geo, on l’entendit s’exclamer devant un jeu guerrier : « ah ! le Vietnam, c’est très bon ça ! »). Dommage, on aurait bien voulu lui montrer Simearth, les CD ROM, Flight Simulator et Tetris, mais forcément, ça n’aurait pas collé avec le scénario pré-établi. Bref, après avoir zoné dans les locaux quatre jours durant et interrogé Greg et Manu pour leur faire dire que les jeux étaient nocifs, l’équipe d’A2 a préféré couper les interviews au montage, faute d’avoir pu orienter leurs réponses.
Rebelote quelques années plus tard, cette fois avec Arrêt sur Images (extrait de l’édito de Joystick, numéro 94, juin 1998) :
Arrêt sur Images Spécial Jeux Vidéo, entendez par-là Spécial-la-violence-dans-les-jeux-vidéo. Trois mille jeux sortent par an et il faut que l’image s’arrête précisément sur les deux qui dépassent, là, Grand Thief [sic] Auto et Carmaggedon. J’avais été contacté quelques jours avant l’émission. Ayant émis quelques craintes sur l’objectivité de la chose, il m’avait été répondu que « Non pas du tout, c’est pour ça justement que je vous appelle… blablabla ». Je résume. Et puis de toute façon, avait ajouté la perfide, Olivier Scamps (directeur de la rédaction de Joystick, mon chef, quoi) serait présent et il pourrait intervenir si jamais… Il a bien essayé, Olivier, de faire entrer dans el crâne des présentateurs que GTA et Carmachin n’étaient pas forcément les plus représentatifs, rien à faire. Le type le coupait d’un « Mhhh… très bien… » ethop ! Sujet suivant. Vous savez, comme Pivot à Bouillon d’Apostrophe, lorsqu’il regarde un auteur un peut trop exubérant par-dessus ses lunettes. Ce « Mhhh… très bien… », c’est quarante ans de télé française résumés. Ça veut dire « T’es gentil mais un invité ça acquiesce ou ça s’écrase et surtout, ça n’essaie pas de faire le malin pour piquer la vedette à monsieur Loyal. » Comme dans tout interrogatoire qui se respecte, il y avait un gentil, en l’occurrence une jolie journaliste qui posait des questions du genre « Mais alors ? Mais il n’y a pas d’autres jeux que ceux-là ? » Bien sûr que oui et tu le sais, ma belle, je te l’ai dit au téléphone deux jours avant. Là-dessus, Olibier Scamps : « Mais si, je… » et l’autre : « Mhhh… très bien… »
Le cas d’Arrêt sur Images, justement, est révélateur. Comparez la façon dont ils traitaient le jeu vidéo à l’époque avec les articles et émissions qu’ils consacrent à présent à ce loisir (voir également ce débat avec Gameblog et cet autre extrait sur le hoax des 147 suicides à la silicone). Tout le monde peut constater qu’il y a eu comme qui dirait un changement ? Mhhh… très bien… On peut également comparer la place des « pro » face aux « anti » (pour schématiser) entre les polémiques des années 90 et celles d’aujourd’hui.
Et ce n’est pas tout : depuis quelques années, les articles « positifs » se comptent par centaines, que ce soit sur les serious games, la Wii, le Programme d’Entraînement Cérébral du Docteur Kawashima, Guitar Hero ou la Kinect (on peut rajouter les articles « économiques », surtout ceux consacrés aux gros éditeurs français). Il se trouve même des journaux pour titrer dessus avec bienveillance, comme Télérama avec « la véritable histoire des jeux vidéo », ou Le Monde 2 qui se demande en couverture « si les jeux vidéo sont bons pour nos enfants ». Et du côté des politiques, les soutiens (à l’industrie tout du moins) sont légion, que ce soit Renaud Donnedieu de Vabres, qui du temps où il était ministre a décoré des créateurs de jeux, à Martine Aubry qui s’est mise récemment encenser Ankama. On en pensera ce qu’on voudra (et personnellement, j’en pense beaucoup de mal, mais j’y viendrai prochainement). Mais le fait est qu’il y a eu un changement, et qu’il faut en tenir compte. De tels titres, de tels soutiens politiques et médiatiques, auraient été impensables il y a une quinzaine d’années.
En tout cas, la prochaine partie sera mieux (?)
En résumé, se plaindre de nos jours qu’on « diabolise le jeu vidéo » est tout simplement absurde et grotesque (d’ailleurs, si l’on excepte les questions paresseuses de certains journalistes, ça fait longtemps que les jeux vidéo en tant que tels ne sont plus mis cause : seulement une portion d’entre eux qualifiés de « violents »). En revanche, on peut se poser des questions quant à la qualité de ces soutiens, leur sincérité, leur pertinence, ou plus généralement les raisons et les conséquences de ce qu’il convient d’appeler, sinon un revirement, au moins un « recadrement » du traitement politico-médiatique. C’est ce que je vais essayer de faire dans la troisième partie, en faisant un détour par la bande dessinée.
Tags: Drogue, sensationnalisme, Traitement médiatique du jeu vidéoShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Excellente synthèse. Beau boulot, old chap.
Merci pour la fin de cet article qui nous permet de mieux se rendre compte de l’évolution du regard des médias généralistes sur le JV.
Et merci pour les liens vers abandonware-magazine, c’est toujours aussi sympa !
Bon article, comme tous tes articles, mais je tiens à apporter une précision :
si Martine Aubry a encensé Ankama, c’est parce qu’il s’agit d’une entreprise née dans son fief nordique (et parce que Dofus est non-violent bien sûr) :). Alors certes rien que le fait de dire du bien sur une ligne d’une boîte de jeu vidéo, c’est une avancée, m’enfin pas de quoi pavoiser non plus. J’aime pas mal le « installée à Tourcoing » alors qu’Ankama est à Roubaix (oui c’est de la pinaille, mais Aubry est quand même de là bas, elle pourrait savoir roù se situe une boîte de 500 employés qui a dû bénéficier d’un max d’avantages fiscaux), et le coup des employés au Japon pour faire « in da wave technologique » : Ankama ne compte que 5 à 10 malheureux employés au Japon, et je ne suis même pas sûr qu’ils travaillent à temps complet pour cette seule boîte.