GamerGate et pilule rouge n°3 : Les Brigades du Chibre
Par Shane Fenton • le 23/10/2014 • Entre nous, Vite dit •Jusqu’à récemment, j’ai complètement ignoré les problèmes de sexisme dans les jeux vidéo. D’abord parce que les seules accusations de sexisme dont j’entendais parler provenaient, comme pour les jeux violents, de « l’extérieur ». Or, j’avais déjà assez de temps à perdre avec eux à propos de la violence, de « l’addiction », ou des jeux vidéo en général, et ce depuis des années, pour en rajouter une couche (maso, ça oui, assurément, mais jusqu’à un certain point quand même, faut pas déconner non plus, d’ailleurs je vais m’arrêter là, vous avez compris je pense). Ensuite, étant donné mon passif, je n’étais pas spécialement qualifié pour donner des leçons sur le sujet. J’avais ironisé assez grassement sur les tenues légères des personnages qu’on nous servait dans des jeux comme Fantasy Wars et Elven Legacy. Et après une traduction d’un énième article allemand écrit contre les jeux « violents », j’avais traité son auteure de « mal baisée » sans autre forme de procès. Enfin, à mes yeux, ce n’étaient jamais des problèmes de sexisme, il y avait toujours autre chose derrière.
Par exemple, quand il y a eu la controverse autour de Rapelay, j’étais atterré. Pas seulement par le contenu du jeu (et de ses semblables, que les lecteurs de SomethingAwful connaissent depuis un moment). Mais surtout par le fait que nombre de mes congénères se soient précipités à son secours, comme s’il s’agissait d’une cause sacrée. Selon eux, défendre les jeux vidéo, c’était les défendre tous, absolument tous. Parce qu’afin d’être pris au sérieux et reconnus, il fallait qu’ils puissent traiter tous les sujets, offrir tous les contenus, y compris (et surtout) les plus dégueulasses. Parce qu’ils étaient attaqués par « ceux d’en face », qui avaient forcément tort et qui devaient être combattus à tout prix. Parce que s’il y avait de plus en plus de jeux de ce calibre, le médium offrirait la preuve de sa maturité, et le grand public s’en rendrait compte. Parce que si des jeux comme Rapelay étaient interdits, ce serait le début de la censure, comme pour les comic books avant eux. Je n’étais pas convaincu, c’est le moins qu’on puisse dire, par cet « argumentaire » (pour information, les comic books ont failli être censurés à cause de leurs excès), et j’avais à nouveau honte parce qu’en mon nom et au nom de ma « communauté », un jeu dégueulasse ne méritant pas l’attention était défendu avec la dernière énergie, quitte à avoir recours aux insultes ordurières et aux menaces de mort et d’attentats à la bombe (et je notais également que la presse vidéoludique, qui a majoritairement condamné le jeu, était en porte-à-faux avec une partie de ses lecteurs). Mais je n’arrivais toujours pas à faire le lien entre cette lamentable « affaire » et un problème plus général de sexisme. Bien sûr, il était difficile de ne pas remarquer des individus comme Jim Sterling, qui à l’époque prenait un malin plaisir à passer pour un « complete douchebag », selon ses propres termes. Mais c’était un individu, rien de plus. Le problème ne pouvait pas être « la communauté » au sens large, n’est-ce pas ?
Puis vint l’année 2012, avec son cortège de polémiques et d’affaires en rapport avec le sexisme dans le monde du jeu vidéo, depuis « l’affaire Jennifer Hepler » (que j’ai chroniquée à l’époque pour le site de Canard PC) jusqu’au #1reasonwhy, en passant par « l’affaire Anita Sarkeesian ». Cette année-là, j’ai avalé ma troisième pilule rouge, en prenant mon temps. Ce fut de loin la plus amère de toutes.
Embauchée par BioWare pour travailler sur la narration de Dragon Age : Origins (Orzammar, c’est elle), Jennifer Brandes Hepler a ensuite travaillé sur deux jeux durement critiqués, Dragon Age 2 et Star Wars : The Old Republic. Deux extraits d’une interview donnée 6 ans plus tôt ont été exhumés, et pour faire bonne mesure, on lui a imputé des propos fabriqués de toutes pièces sur la possibilité d’avoir un Shepard homosexuel dans Mass Effect 3 (auquel elle n’a pas collaboré). On a saupoudré le tout avec des épithètes comme « cancer », « infection », « vermine », avant de le balancer sur Reddit en février 2012. Bien que le post ait été promptement supprimé, c’était suffisant pour justifier une vaste campagne de haine incluant des centaines de tweets orduriers, une divulgation de ses coordonnées personnelles, un harcèlement téléphonique, et des menaces de mort contre elle et sa famille. Du jour au lendemain, cette femme, qui espérait et travaillait pour une diversification du jeu vidéo, est devenue une menace mortelle, non seulement pour BioWare, mais aussi pour l’ensemble du médium. Et elle a été traitée comme telle pendant à peu près un mois (elle a quitté BioWare l’année suivante pour des raisons familiales, mais le souvenir de son harcèlement était toujours présent).
Jusqu’à présent, les cas de lynchage dont j’avais été témoin, aussi graves soient-ils, concernaient presque exclusivement les gens « de l’extérieur ». Cette fois, c’était « une des nôtres » qui était perçue comme une ennemie à abattre, et qui était traitée comme telle. Bien sûr, il était arrivé que les joueurs se trouvent des boucs émissaires au sein de l’insutrie, notamment Bobby « Belzébuth » Kotick. Mais il s’agissait de quelques éditos et courriers hargneux, et à la rigueur de quelques actions ciblées (comme l’élection de la « pire compagnie » pour EA), mais pas plus. Il était également arrivé que les journalistes vidéoludiques eux-mêmes soient désignés à la vindicte pour leurs prises de position (comme Bonnie Ruberg et N’Gai Croal pour Resident Evil 5). Cette fois, il s’agissait d’une campagne de harcèlement organisée, d’une ampleur et d’un degré rarement atteints, même pour nos détracteurs « de l’extérieur ».
Et tout ça pour quoi, au juste ? Quel « crime » méritait un pareil châtiment ?
Quand on regarde les extraits de l’interview exhumée, on apprend deux choses. Premièrement, à l’époque où elle a accordé cette interview, ce qu’elle aimait le moins depuis qu’elle travaillait dans l’industrie était de jouer aux jeux, tout simplement parce qu’elle n’y arrivait pas. Fort bien, et alors ? Son job était d’écrire du texte, de concevoir une partie du scénario, des dialogues et des personnages. Elle n’était pas impliquée dans le gameplay, donc rien ne l’obligeait à aimer jouer aux jeux qu’elle concevait. Deuxièmement, elle proposait un bouton « accélérer » pour zapper les scènes d’action, tout comme il existe la possibilité d’accélérer les dialogues ou de zapper les cinématiques. Il se trouve justement que certains jeux de stratégie comme les Total War proposent à l’utilisateur de zapper les combats, ce qui n’oblige à rien. Outre que je ne trouvais rien de choquant dans ces propos, j’estimais complètement incongru de lui reprocher une interview à l’époque vieille de 6 ans. Si on voulait son avis actuel sur la question, il suffisait de le lui demander, sachant qu’elle intervenait régulièrement sur le forum de BioWare pour discuter de Dragon Age 2 et des personnages qu’elle avait contribué à créer (ils se seraient rendus compte qu’elle s’adonne à quelques titres comme Mass Effect 3 ou Batman : Arkham City). Au lieu de ça, elle a eu droit au même lynchage que les pires croisés « anti-jeux ».
Mais le pire a été de constater que certains étaient prêts à justifier son lynchage par tous les moyens, quitte à prendre des libertés avec la vérité, et à prétendre que c’étaient eux les vraies victimes (l’article de l’ED brandi comme une preuve de sa malfaisance – cf. les commentaires -, je m’en souviendrai…). Il a été décrété qu’elle était l’unique responsable du déclin de Dragon Age 2 (et par extension, de BioWare), qu’elle n’aimait pas les jeux vidéo, et qu’elle voulait leur enlever leur gameplay pour en faire des films interactifs. Plus généralement, il a été décrété qu’elle n’avait jamais rien fait de bon dans sa vie : Anders était nul, Orzammar était nul, son roman graphique M.I.T.H. était nul, elle n’avait aucun goût, elle était grosse, etc… Et comble du scandale, elle avait osé se défendre par le sarcasme, donc quelque part, elle avait bien cherché ce qui lui était arrivé, n’est-ce pas ?
Sur le moment, j’étais encore capable d’être irrité par le fait que la presse généraliste s’en mêle. En particulier les opportunistes comme Jesse Brown, qui avait quelques comptes à régler avec les « gamers », et qui a mis tout le monde dans le même panier avec autant de grossièreté que de mauvaise foi. Non seulement les « gamers », auxquels il reprochait de ne pas s’être insurgés contre le fameux « straight male gamer rant », alors que ce post avait pourtant reçu des réactions majoritairement négatives (dont celle de BioWare). Mais aussi « l’industrie », dont Jennifer Hepler aurait « enfreint les règles », ce qui lui aurait valu d’être lynchée… sauf qu’elle a reçu le soutien unanime de sa boîte. Finalement, j’étais encore un peu « gamer », puisque je me sentais à nouveau visé par une attaque venant « de l’extérieur », et que je me préoccupais encore de ne pas désespérer Billancourt.
J’étais également rassuré par l’unanimité de la presse vidéoludique à condamner le lynchage de Jennifer Hepler. Cette fois, il n’y avait plus à discuter de la réponse à apporter à une critique extérieure, puisqu’il s’agissait « d’une des nôtres », une développeuse, qui se faisait harceler pour des propos qu’elle avait tenus il y a des années. Et j’ai été très agréablement surpris de voir que même Jim Sterling, par qui j’ai d’ailleurs été mis au courant de cette « affaire », refusait de cautionner ce réflexe de meute. Même unanimité rassurante, au même moment, à propos de « l’affaire Aris Bakhtanians », du nom de ce champion de jeux de baston qui, lors d’un reality show consacré à un tournoi de Street Fighter X Tekken, a d’abord eu des propos plus que déplacés vis-à-vis de sa coéquipière Miranda Pakozdi (laquelle a fini par quitter le plateau), avant de déclarer que le harcèlement sexuel faisait partie de leur culture (à lui et aux autres joueurs de beat-them-ups). A ma connaissance, personne ne l’a défendu (à la rigueur, j’ai trouvé un seul article essayant d’expliquer ses propos à défaut de les justifier), et il a fini par s’excuser.
Quelques mois plus tard, une blogueuse et critique féministe, qui avait entamé quelques années auparavant une série de vidéos sur les stéréotypes sexistes existant dans la culture populaire, a décidé de s’intéresser plus particulièrement aux jeux vidéo suite à une visite dans les locaux de Bungie. Elle a donc lancé un appel à souscription sur Kickstarter pour financer une nouvelle série de vidéos sur la représentation des femmes dans notre loisir. Pour ce qui n’était encore qu’un embryon de projet, de la part d’une inconnue au bataillon (plus maintenant bien sûr, car vous avez tous compris de qui je parle), elle a subi une campagne de haine d’une ampleur, d’une intensité et d’une longévité qui dépassent l’entendement : outre les (trop) classiques menaces de mort et de viol, sa page Wikipedia a été vandalisée, ses vidéos ont été signalées à YouTube pour « terrorisme », il y a eu des tentatives pour bannir son projet de Kickstarter ou pour hacker son compte Twitter, et surtout, un mini-jeu a été créé afin de donner aux utilisateurs la possibilité de la passer (virtuellement) à tabac. La personne ayant révélé le nom du créateur de ce mini-jeu a d’ailleurs reçu à son tour son lot de menaces de mort.
Une fois encore, comme pour Jennifer Hepler, ce qui était le plus frappant, c’était la disproportion insensée, abyssale, entre le « crime » et le châtiment. Voilà une blogueuse dont on n’avait pas vraiment entendu parler avant, qui demande des sous pour une série de vidéos sur le sexisme dans les jeux. Ce n’était qu’un projet, rien n’avait encore été filmé. Et ça a suffi pour qu’elle soit considérée comme une ennemie mortelle du jeu vidéo, à abattre le plus vite possible, et de préférence le plus brutalement possible. Car l’autre aspect marquant de ce lynchage (alors qu’il n’était encore que dans sa première phase), c’était l’escalade de la bassesse. Hacker son compte et la menacer de mort ne suffisait même plus, il fallait en plus vandaliser sa page Wikipedia et créer un mini-jeu pour la tabasser. C’était comme si ses harceleurs étaient en compétition entre eux pour savoir qui se vautrerait le plus dans l’ordure… tout en se posant comme les vraies victimes de cette affaire (exemple : le créateur du mini-jeu qui se plaint d’avoir reçu à son tour des menaces de mort, et de s’être fait lui-même violer).
Comment expliquer un tel décalage ? Comment une relative inconnue essayant de financer un projet de vidéos qui était encore à l’état embryonnaire a pu déchaîner autant de passions, et inciter autant de personnes à se rouler dans la fange dans le seul but de la blesser ? Comment le succès de ce financement, puis les vidéos qui s’en sont suivies, ont pu les amener à tomber encore plus bas, toujours plus bas, dans la haine et la violence ?
Une réponse a été donnée par Kathy Sierra, qui a elle-même été victime d’une vaste campagne de harcèlement en ligne, orchestrée par le hacker et troll Andrew « Weev » Auernheimer. De son expérience, elle a tiré une théorie articulée autour d’un concept : le « Kool-Aid Point ». Pour la petite histoire, le Kool-Aid est à la fois une boisson artificiellement aromatisée, et une référence au Massacre de Jonestown, qui a eu lieu en 1978 quand les adeptes de la Secte du Temple du Peuple ont bu tous ensemble un mélange de cyanure et de jus de fruits identifié comme du Kool-Aid. Depuis cette date, l’expression « drink the Kool-Aid » (« boire/avaler le Kool-Aid ») est largement utilisée aux Etats-Unis pour désigner ceux qui gobent n’importe quoi sans réfléchir et qui s’y accrochent comme à un dogme. Selon Kathy Sierra, les trolls misogynes n’acceptent pas l’idée que le discours d’une femme travaillant dans le secteur des nouvelles technologies puisse être pris au sérieux. S’il y a des gens qui par malheur l’écoutent, c’est qu’on leur a lavé le cerveau, qu’ils ont gobé ce qu’on leur racontait comme des moutons, donc qu’ils ont « avalé le Kool-Aid ». C’est le moment précis où ce discours commence à être écouté, qui constitue dans leur esprit le « Kool-Aid Point ». C’est ce tournant qui prouve que celle qui tient ce discours est une dangereuse manipulatrice, et qui justifie par conséquent des représailles futures. Voici la définition qu’en donne Kathy Sierra :
Je crois désormais que le moment le plus dangereux pour une femme ayant une certaine visibilité en ligne est le point où les autres, de manière ostensible, écoutent, « suivent », « aiment », « ajoutent à leurs favoris », retweetent. En d’autres mots, le point où ses lecteurs (dans l’esprit du troll) ont « avalé le Kool-Aid ». Apparemment, ce n’est pas quelque chose qui peut être accepté.
Du point de vue du hater, vous (qui servez Kool-Aid) ne « méritez » pas cette attention. Vous « escroquez » l’audience. De leur point de vue frustré et rageux, l’idée que d’autres personnes vous écoutent est de la pure démence. De leur point de vue purement émotionnel, vous n’avez pas de lecteurs, vous avez des adeptes fanatiques. C’est quelque chose qui ne peut tout simplement pas être accepté.
Vous devez être stoppée. Et s’ils ne peuvent pas vous arrêter, ils peuvent au moins vous pourrir la vie.
Ce concept de « Kool-Aid Point » s’applique très bien, en effet, aux deux campagnes de harcèlement que nous venons d’étudier. Mais si les motivations des harceleurs ont été mises en lumière, il reste à identifier ce qui, dans le discours de leurs victimes, leur a fait perdre leurs moyens à ce point. Un indice nous est donné par un article du site féministe The Mary Sue, qui a mis en lumière d’autres extraits de l’interview exhumée de Jennifer Hepler, en expliquant que c’étaient ces passages qui contenaient le véritable noeud du « problème », à savoir l’inclusion des femmes dans l’industrie et dans la communauté :
Je pense que le plus gros obstacle au fait d’offrir davantage de variété dans les jeux qui plaisent aux femmes et aux joueurs casual, est tout simplement le fait que les gens qui ne sont pas des fanas de jeux vidéo ne deviennent pas des game designers. Une compagnie de jeux a tendance à se remplir de gens dont les meilleurs souvenirs proviennent des jeux auxquels ils ont joué, des gens qui ont passé tout leur temps à s’échanger des souvenirs de guerre avec d’autres gamers, et ce n’est pas si surprenant que ça qu’ils finissent par vouloir créer des jeux qui recapturent ces expériences. Or beaucoup de chemin a été parcouru dans les autres médias quand quelqu’un qui n’était pas satisfait par les choix qui se présentaient à lui a décidé d’essayer quelque chose de nouveau (Samuel Beckett vient à l’esprit, en tant que dramaturge qui détestait le théâtre).
Je pense que maintenant que les jeux deviennent plus mainstream, il y aura davantage de gens avec des goûts plus variés qui rejoindront ce secteur, et cela incluera les femmes. Je pense qu’à l’heure actuelle, en revanche, le plus gros problème du point de vue des compagnies de jeux est se savoir comment atteindre les femmes une fois qu’on a un produit qu’elles pourraient aimer. La plupart des femmes, certainement la totalité des femmes qui ne sont pas des gameuses, ne peuvent pas être atteintes par les publicités qu’on voit habituellement dans les magazines ou les sites de jeux. Il est beaucoup, beaucoup plus difficile de dire à des gens qui ne savent pas encore qu’ils veulent votre produit de courir l’acheter; que de convaincre quelqu’un, qui recherche déjà sa prochaine dose de jeu, que le vôtre sera le meilleur.
Encore une fois, je crois vraiment que Jade Empire de BioWare pourrait être fantastique en tant que première expérience de RPG pour la plupart des femmes, mais je doute que la plupart de ceux qui y ont touché n’aient pas déjà été fans [du genre]. Et à cause de ça, BioWare ne va plus se risquer de sitôt à produire d’autres jeux proposant des mécanismes simplifiés, étant donné que leur audience plus hardcore n’a pas aimé le manque d’inventaire, les combats plus faciles et les autres aspects qui rendaient [Jade Empire] tellement accessible aux débutants. Je crois vraiment qu’il y a un large groupe de femmes appréciant d’autres genres de produits (de la fantasy romancée à l’anime en passant par les films tirés du Seigneur des Anneaux) qui pourraient apprécier une histoire RPG interactive débarrassée des défis plus logistiques, mais honnêtement, je ne sais pas comment leur faire savoir que c’est déjà sur le marché.
L’inclusion (notamment des femmes qui ne sont pas du sérail ni de la « communauté », mais qui ont le potentiel pour renouveler le genre), et la difficulté de l’obtenir. Voilà un problème qui s’est posé pour de nombreux médias, genres et sous-genres estampillés « geek ». Pour ne prendre qu’un seul exemple, celui de la bande dessinées, il y a eu quelques parcours atypiques comme Chantal Montellier, qui a fini par se faire un nom dans un milieu qui lui était étranger, voire hostile :
Je n’étais guère attirée par la bande dessinée, mes années de Beaux-Arts ne m’avaient pas incitée à m’y intéresser, au contraire. C’est en pratiquant le genre que j’ai découvert sa complexité, ses difficultés, ses possibilités. J’ai aussi découvert un milieu assez misogyne où la peur, voire la haine des femmes et de leur talent sont d’autant plus grandes que refoulées et niées. Peu à peu, j’ai découvert qu’il y avait aussi dans la bande dessinée d’authentiques artistes et de bons plasticiens. (Source :Métal Hurlant 1975-1987 : la Machine à rêver, page 42).
Au début, c’était un moyen de survivre, de gagner suffisamment ma vie pour pouvoir continuer à peindre. Je n’aimais pas ça. la BD, et de plus j’étais vraiment une analphabète. Je n’avais aucun outil; je me lançais toute nue, en faisant une BD plutôt politique, une BD d’intervention. Ce qui m’intéressait, c’était de faire passer une révolte, une rage, une indignation, plutôt que de faire de «jolis dessins». Mais on ne peut pas «instrumentaliser» la BD comme ça Je me suis donc intéressée au dessin, en cherchant mes modèles le plus loin possible de la BD traditionnelle, du côté de ceux qui inventaient des formes (Crépax, Tardi, Munoz et Sampayo). Je me suis aperçue avec eux que tout était possible, que la BD peut être de la création à tous les niveaux, que c’est un travail d’auteur et pas du tout de fabricant. (Source)
Quand j’ai démarré dans ce métier, l’un de mes éditeurs (de chez Casterman), me répétait avec insistance que « la BD de femmes ça ne se vendra jamais ! » alors même que les scores de mes albums étaient tout à fait honorables. Il éliminait quasi systématiquement les projets présentés par des dessinatrices, même des très grandes comme Nicole Claveloux. Ce responsable éditorial n’était hélas pas le seul à réagir ainsi et je crois que beaucoup de talents féminins sont passés à la trappe. Ceci étant, les choses ont tout de même un peu changé côté BD, même si les choix que font les éditeurs peuvent parfois questionner. (Source)
C’est ainsi qu’elle a participé à la première tentative de revue de bande dessinée faite par les femmes pour les femmes (Ah ! Nana, qui a été rapidement étouffée dans l’oeuf), et qu’elle a créé de nombreux albums parmi lesquels Odile et les Crocodiles, une adaptation en BD du Procès de Kafka, et un biopic sur Marie Curie, La Fée du Radium. Elle a également été à l’origine, en 1985, d’un manifeste contre la banalisation du sexisme et de la violence dans la BD (elle s’en est expliquée dans cette interview), ce qui lui a valu, à elle et aux autres signataires du manifeste, d’être traitées de « puritaines » et de « féministes attardées » qui « s’indignent de ce que les revues de BD consacrent plus de pages à ce qui fait vendre qu’à leurs propres oeuvres. » Si ça vous rappelle quelque chose ou quelqu’un, c’est normal :
CHANTAL MONTELLIER : Quoi qu’on raconte, les femmes sont exhibées, dénudées. C’est comme si on imaginait une pièce de théâtre où tous les personnages féminins seraient nus ; ça semblerait absurde. Ce qui est grave, c’est que ces BD développent un mépris de la femme, la gadgétisent. Elles ne sont plus actrices, porteuses d’une histoire. Elles sont le repos du guerrier, des esclaves sexuelles analphabètes.
HELENE LAZAR : Vos héroïnes sont très particulières, si on les compare à la majorité des héroïnes de BD Pour commencer, elles ne sont pas toujours identifiables en tant que femmes.
CHANTAL MONTELLIER : Vous voulez dire qu’elles n’ont pas de gros seins ?
HELENE LAZAR : Elles n’ont aucun des attributs traditionnels de la femme dans la BD
CHANTAL MONTELLIER : Elles les ont. mais pas de manière ostentatoire.
HELENE LAZAR : Que pensez vous des accusations de puritanisme qu’on a portées contre vous ?
CHANTAL MONTELLIER : Ce sont des réactions hypocrites. Les gens qui dénoncent le manifeste sous cet angle font sciemment un détournement de texte. Ce qu’on dénonce, ce n’est pas la pornographie, c’est qu’il n’y ait plus que ça. C’est un véritable monopole ! C’est le fait que pour publier aujourd’hui, il faille être sexiste ou raciste. Si on véhicule d’autres valeurs, on a toutes les chances de ne pas se faire publier. On nous oppose comme argument que le cinéma porno n’a jamais tué le cinéma ; mais que je sache, on n’a jamais demandé à Godard de mettre du cul dans ses films pour qu’il puisse les réaliser !
Même écho chez Thierry Groensteen (qui avait soutenu le manifeste de Chantal Montellier) 20 ans plus tard dans son essai Un objet culturel non identifié, ou il fustigeait le « syndrôme Lara Croft » (sic !) :
« La production courante semble depuis des décennies inspirée par l’imaginaire étriqué de l’individu mâle en pleine crise d’adolescence. […] Hyperviolence, fantasme d’omnipotence – dont les super-héros sont, en leur principe, le parfait emblème – et vision à la fois stéréotypée et agressive de la féminité, voilà les fondamentaux sur lesquels tant et tant de scénarios brodent d’ineptes variations. On s’est longtemps demandé pourquoi la bande dessinée plaisait davantage aux garçons qu’aux filles. La vraie question serait plutôt : comment se fait-il qu’il y ait des filles qui, pénétrant dans une librairie spécialisée, ne s’enfuient pas à toutes jambes devant l’étalage d’un semblable imaginaire machiste de série B ? »
Et c’est ainsi que, de la représentation des femmes dans la BD, on en arrive à la sous-représentation des femmes dans le milieu comme dans le public de la BD. Sous-représentation qui a récemment inspiré à Chantal Montellier, à l’occasion de l’exposition « Quand la BD fait sa révolution », une conférence intitulée « la BD fait sa révolution sans les femmes ». Où l’on se rend compte que les questions qui se posent pour la bande dessinée (« Art mineur pour les majeurs? Art majeur pour les mineurs? Un art prisonnier de son lectorat? Une ‘révolution’ prisonnière de son passé ») peuvent être transposées telles quelles au jeu vidéo. Mais le problème de la sous-représentation des femmes dans le monde de la bande dessinée se posait déjà en 1985 :
HELENE LAZAR : Comment expliquez-vous qu’il y ait si peu de femmes dans la BD. comme auteures, j’entends ?
CHANTAL MONTELLIER : C’est un monde d’hommes. Les femmes y sont cruellement absentes. Quand on dit : «II n’y a pas de femmes dans la BD». on vous épond : «Mais si. regardez, il y a Bretecher !» Seulement, Bretecher c’est un peu l’arbre qui cache la forêt et dans ce cas, ça cache un grand vide. L’univers de la BD est très masculin, il véhicule des fantasmes masculins et les femmes, lectrices ou auteures, s’y retrouvent difficilement.
HELENE LAZAR : Avez vous eu des réactions de lectrices ou de lecteurs à la suite du manifeste ?
CHANTAL MONTELLIER : J’ai reçu pas mal de courrier, surtout de lectrices, qui me disaient aimer la BD mais avoir décroché depuis quelque temps à cause de son orientation sexiste.
Coïncidence ? C’est à peu près à la même période que l’industrie du jeu vidéo, ou du moins ce qu’il en restait après le « video game crash », a décidé pour assurer sa renaissance de tout miser sur « l’enfant mâle », puis « l’adolescent mâle », à l’exclusion quasi-totale des autres publics. La programmeuse Brenda Laurel faisait partie du « quasi » (qu’on n’appelait pas encore « casu ») à la tête du studio Purple Moon :
D’une manière générale, il ne venait à l’esprit d’aucune compagnie pour laquelle je travaillais qu’ils devaient penser à une audience féminine. C’était toujours « Oh, bien sûr que les filles ne jouent pas aux jeux. » Je l’ai entendu tellement de fois. « Bien sûr que les filles ne jouent pas aux jeux, pourquoi allons nous gaspiller de l’argent dans une audience qui n’existe pas ? »
Alors qu’en fait la non-existence d’une audience [féminine] était une prophétie auto-réalisatrice. Quand nous avons créé Purple Moon, l’une des critiques que nous avons eues était « Pourquoi vous avez besoin de jeux spécifiquement pour les filles ? » J’avais envie de dire : « Mec, tout le reste est pour les garçons et tu n’es même pas au courant. Tu as pris ça pour acquis pendant tout ce temps. »
Ce qui nous amène au #1reasonwhy, du nom de ce hashtag créé en réponse à une question du créateur indépendant Luke Crane sur Twitter : « Pourquoi y a-t-il si peu de créatrices de jeux vidéo ? ». Un tweet, une raison. Et il y en a eu à la pelle, entre les développeuses qui ne reçoivent des commentaires que sur leur physique et pas sur leur travail, les marketeux qui n’envisagent même pas qu’il puisse exister un public féminin, le comportement à la limite du harcèlement sexuel lors des expositions, les critiques qui virent systématiquement à l’insulte sexiste quand une développeuse ou journaliste est mise en cause, les tentatives originales de modélisation de personnages féminins qui passent à la trappe, etc. Certains sites ont fait un solide travail de synthèse et de compilation. D’autres ont réagi sur leur blog plutôt que sur Twitter, par peur des représailles. Et cette peur en dit long sur le problème.
Car cette fois, il ne m’était plus possible de nier qu’il y avait un problème spécifique de sexisme dans le monde du jeu vidéo. Qu’il existait un climat toxique visant spécifiquement les femmes qui évoluaient dans ce monde en tant que développeuses, éditrices, productrices, journalistes ou « simples » joueuses, parce que c’étaient des femmes. Que ce climat, qui pouvait prendre plusieurs formes (préjugés idiots, déversement d’insultes pendant un jeu – cf. le site Fat, Ugly or slutty -, commentaires désobligeants, character design ou marketing mettant à l’écart toute une partie de l’audience, campagne de harcèlement et d’intimidation…), ne donnait pas spécialement envie d’y rester. Et que dès qu’une femme confrontait ce climat d’une manière ou d’une autre (soit en essayant de le modifier de l’intérieur, soit en l’analysant pour ce qu’il était), elle subissaient des représailles qu’un homme tenant le même discours n’aurait jamais à connaître.
Voilà ce que fut ma troisième pilule rouge : réaliser que toutes ces polémiques qui s’empilaient les unes sur les autres étaient liées entre elles et faisaient partie de ce même climat toxique, hostile aux femmes, et plus généralement à tout ce qui n’était pas le coeur de cible faussement « historique » du marché du jeu vidéo.
En effet, tant que je prenais ces polémiques individuellement, je pouvais encore me rassurer à peu de frais. Me dire que le post du « straight male gamer » ne pesait rien comparé aux réactions négatives et au rejet par BioWare d’une mentalité aussi rétrograde. Me dire que Miranda Pakozdi était sortie grandie du traitement qui lui avait été infligé, tandis que les propos d’Aris Bakhtanians étaient unanimement condamnés. Me dire que les campagnes de haine contre Jennifer Hepler et Anita Sarkeesian étaient largement contrebalancées par le soutien qu’elles avaient reçu. Me dire qu’à chaque fois la presse vidéoludique anglo-saxonne (ainsi qu’une partie de l’industrie) était restée ferme et solidaire dans sa condamnation du harcèlement. Et que même Jim Sterling, l’ancien « complete douchebag » autoproclamé, avait fini par comprendre qu’il participait au problème, et qu’il devait changer d’attitude.
Mais c’était autre chose que de prendre ces polémiques dans leur globalité. De se dire que chacune d’entre elles, peu importe son évolution ultérieure, s’accumulait aux autres pour former un cocktail de plus en plus indigeste. De réaliser qu’à chaque fois que des propos misogynes étaient tenus, qu’une campagne de harcèlement était lancée, qu’un character design graveleux ou une publicité racoleuse défrayait la chronique, peu importe les contrepoids individuels : c’était comme si un message était envoyé aux joueuses, developpeuses, journalistes, qui s’empilaient par-dessus d’autres messages allant dans le même sens. Afin de leur rappeler qu’elles devaient encaisser sans rien dire, ou qu’elles n’étaient pas les bienvenues, ou pire, que si elles osaient l’ouvrir à leur tour elles subiraient le même sort que leurs consoeurs.
Car malheur à celles qui résistent. Elles se verront reprocher, non seulement leur ténacité, mais aussi les soutiens supplémentaires qu’elles auront engrangé. Et plus elles résisteront, plus elles seront soutenues, et plus elles apparaîtront dangereuses aux yeux de leurs détracteurs. Lesquels se sentiront permis, et même obligés, de recourir à des moyens toujours plus extrêmes pour exorciser la menace. Ce processus a été décrit par Kathy Sierra dans son article sur le « Kool-Aid Point » :
Ça commence par de simples menaces. Vous savez bien, le viol, le démembrement, les trucs classiques. C’est un bon début, ces menaces, parce que vous pouvez tout simplement vous enfuir dès que ces menaces incluent votre famille. Mission accomplie. Mais aujourd’hui, de nombreuses femmes en ligne – vous, les femmes qui sont bien plus braves que je ne le suis – vous tenez bon. Et à présent, puisque vous tenez bon face à la première vague de menaces, vous êtes un problème BIEN PLUS GROS. Parce que la pire chose qui puisse arriver s’est produite : le résultat de ces attaques, c’est que MAINTENANT vous servez du Kool-Aid au parfum de victime
Et le Kool-Aid au parfum de victime est apparemment la substance la plus dangereuse sur terre. Et c’est quelque chose qui ne peut tout simplement pas être accepté.
Tout était en place pour l’apocalypse que nous sommes en train de vivre depuis quelques mois. A force de tourner autour, il était temps d’en parler un peu. Ce sera pour la prochaine fois.
Tags: 1reasonwhy, anita sarkeesian, Aris Bakhtanians, bande dessinée, Chantal Montellier, controverse, gamergate, haine, harcèlement, Jennifer Hepler, Kathy Sierra, Kool-Aid Point, lynchage, misogynie, sexismeShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Merci Shane de mettre des mots sur ce que je ressens aussi depuis quelques années, sans connaitre autant de détails sur ce qu’il se passe et sans pouvoir mettre de mots dessus.
Cela fait aussi qqes années maintenant que je ne me considère plus comme un « gamer », mais que je profite simplement de mon passe temps sans regarder ce qu’il se passe autour.
Politique de l’autruche sans doute, mais j’estime avoir déjà suffisamment de combats à mener dans la vie active ; Bien que je me rende compte que si tu le monde agissait comme moi, il ne resterait que ces « gamers » sans personne en face pour répliquer…