Faut-il diaboliser la diabolisation ? – 1ère partie
Par Shane Fenton • le 24/10/2013 • Entre nous •C’est à croire qu’on ne peut pas échapper à ce mot. On nous le sert à toutes les sauces depuis plusieurs années, dès qu’il y a une occasion (même minime) de polémiquer sur le jeu vidéo. D’un côté, les réfractaires à la moindre critique, à la moindre mise en cause de leur loisir de prédilection, en ont fait l’étendard favori de leur forteresse imaginaire. De l’autre, ceux qui ont des critiques à formuler, effrayés à l’idée qu’on doute de leurs intentions et qu’on les disqualifie comme extrémistes, jurent aux grands dieux qu’ils ne veulent pas « diaboliser », comme si cette précaution suffisait à les laver de tout soupçon.
La banalisation de ce terme dans le langage courant est comparable à celle de son faux jumeau, j’ai nommé la « stigmatisation » (« faux jumeau » parce qu’à l’origine il ne veut pas dire la même chose), mot dont la fréquence d’utilisation a fait un bond spectaculaire ces dernières années. Surtout en politique, avec à ma gauche, ceux qui accusent leurs adversaires de « stigmatiser » un groupe particulier (les Roms, les immigrés…), et à ma droite, ceux qui s’en défendent, ou qui en font un sujet de blague, le mot ayant été usé jusqu’à la corde. Curieusement, la « diabolisation » n’a pas connu la même fortune, sauf pour l’extrême droite.
C’est celui qui dit qui est
Le premier problème du mot (et du concept sous-jacent) de « diabolisation », c’est sa formidable hypocrisie. En effet, il sert avant tout à désigner les « Méchants », sauf qu’au lieu de les appeler comme tels, on va leur reprocher ce qu’on leur inflige. Plutôt que de les assimiler ouvertement au diable (ce qui est l’objectif recherché), on va en faires des « diabolisateurs » comparables aux chasseurs de sorcières de la fin du Moyen-Âge. Un peu comme quand on taxe de « bien-pensants » des gens à qui on reproche, dans le fond, de mal penser. En inversant les valeurs, on fait d’une pierre deux coups : d’une part, l’adversaire est discrédité, d’autre part, on met les rieurs et les rebelles de son côté. Après tout, qui aimerait se retrouver dans le camp des inquisiteurs, des pères-la-vertu, des tenants de « l’ordre moral » ? Le paradoxe, c’est que ceux qui sont accusés de « diabolisation » sont, l’air de rien, les véritables diabolisés.
Le piège est, dans le fond, assez grossier, mais il paraît difficile de s’en dépêtrer. Une méthode assez répandue consiste à anticiper l’accusation pour mieux la conjurer. Il suffit de dire, en somme, qu’on ne « diabolise » pas, qu’on n’essaie surtout pas de le faire, qu’on n’en a pas l’intention, pour que tout rentre dans l’ordre. Les plus zélés iront jusqu’à mettre en garde leurs lecteurs contre cette tentation de « diaboliser » (preuve supplémentaire que nommer le Mal… c’est le Mal !), et au besoin, rappeler qu’ils sont contre la « censure » (autre accusation infâmante, que certains redoutent comme une condamnation à mort). Mais suffit-il de prononcer le mot pour se garder de la chose ?
En 1993, dans un article du Monde Diplomatique sobrement intitulé « La drogue des jeux vidéo », la journaliste Ingrid Carlander multipliait les mises en garde : « Qu’on se rappelle la rumeur qui courut en mai lors du drame de la maternelle de Neuilly : ‘H.B.’, le preneur d’otages, serait devenu fou en jouant avec Super Mario sur console vidéo… » (« rumeur » suffisante pour faire l’objet d’un article publié le plus sérieusement du monde dans un quotidien national), « Attention : dans cet univers totalement artificiel, toutes les manipulations sont permises, même les plus ignobles », « C’est la foire aux délires : pourquoi se contenter d’un érotisme classique ? Il est urgent de satisfaire sadiques, pédophiles ou serial killers… En comparaison, les jeux de Super Mario ne sont guère plus dangereux que les ouvrages de la comtesse de Ségur », etc… Pourtant, au beau milieu de l’article, elle s’interroge : « faut-il pour autant diaboliser les jeux vidéo ? », « Pourquoi alors une telle hargne contre les jeux vidéo ? De quoi les accuse-t-on ? ». En gros, on peut gober et raconter n’importe quoi, tant qu’on affirme qu’on ne veut pas « diaboliser », tout va bien.
Une autre parade consisterait à tourner l’accusation en dérision. C’est ce qui se passe en politique, où on a tellement abusé du reproche de « stigmatisation » pour tout et n’importe quoi qu’il est devenu difficile de l’utiliser sans se faire brocarder. On peut aussi dire « merde ! » à ses accusateurs sur le mode : « oui, je diabolise, et alors ? ». A force de galvauder ce mot, il finira par perdre sa charge, comme « réactionnaire » avant lui, et on pourra alors s’en revendiquer sans risque. Cela dit, nous n’en sommes pas encore là, et la dérision est encore peu utilisée contre l’accusation de « diabolisation ». Il y a pourtant matière à se moquer.
Victimisme pleurnichard
En effet, le deuxième problème de ce mot, c’est qu’en plus de désigner le Méchant (et donc, de « diaboliser » celui qui est accusé de diaboliser… ça va, vous suivez ?), il fait de l’objet de la diabolisation une Victime avec un grand « V ». C’est-à-dire un Saint Martyr Innocent à qui on passe tout, à qui on excuse tout, qui n’a jamais aucun tort et qui a tous les droits pour les siècles des siècles (hypocrisie et inversion des valeurs, une fois de plus : il faut se déclarer « diabolisé » pour être sanctifié). Ce qui est encore pire que le manichéisme classique, qui sépare le monde entre « Gentils » et « Méchants », car au moins, dans ce cas, on peut espérer que les « Gentils » se rebiffent et gagnent à la fin. En revanche, dans le cas présent, le monde est séparé entre les « Méchants », leurs « Victimes » (qui, elles, ne peuvent pas gagner et ne peuvent même pas se battre puisque ce sont d’éternelles « Victimes »), et les auto-proclamés défenseurs de ces dernières, dont la principale revendication est l’arrêt de toute « diabolisation ». C’est peu ou prou le schéma adopté par Serge Tisseron en classe maternelle pour son « jeu des trois figures ».
Récapitulons. On applique à la critique vidéoludique un raisonnement de niveau maternelle. On s’adonne à la « Religion de la Victime » en faisant passer le jeu vidéo, l’un des médias de masse les plus populaires, soutenu par une industrie multimilliardaire, pour un doux agneau innocent qui a besoin d’être secouru en permanence. Et en guise de secoureurs, on se retrouve avec des émules de Chris Crocker demandant qu’on laisse tranquille leur sacro-saint loisir. On dit (assez stupidement) qu’un homme, ça ne pleure pas. Mais force est de constater qu’un gamer militant, ça pleurniche. Et on s’étonne que le jeu vidéo soit toujours considéré comme une activité infantilisante.
Nous voici donc revenus à la question de départ. Faut-il stigmatiser la diabolisation ? Faire du concept de bouc émissaire un coupable idéal ? Rendre responsable de tous les maux l’habitude de se plaindre d’être montré du doigt ? Se contenter de remplir ma grille de bingo en se croyant au-dessus du vulgum pecus ?
La vraie diabolisation
Comme souvent quand on pose une question commençant par « faut-il », la réponse est évidemment non. Ce n’est pas parce que le concept de « diabolisation » a été employé à tort et à travers qu’il n’a plus aucun sens et qu’il faut s’interdire de l’utiliser. Pour ma part, je suis convaincu du contraire, à savoir que derrière le terme se cache une réalité digne d’être étudiée, et qu’il faut réhabiliter le mot afin de mieux combattre la chose qu’il désigne vraiment.
On l’a vu, la moindre critique contre le jeu vidéo a été réduite à une insupportable diabolisation (ce qui revenait à diaboliser la critique… promis, j’arrête !) tandis que l’objet de la critique était, par ricochet, exempté de tout reproche. Au contraire, penser sérieusement la diabolisation et discerner ce qui a réellement été diabolisé permet à la critique de retrouver ses droits. En effet, la diabolisation est par essence l’ennemie de la critique. Son antithèse et sa négation.
Diaboliser son adversaire, c’est littéralement en faire le Diable incarné, le Mal Absolu. Là où une critique efficace se base sur une bonne connaissance de l’adversaire (ce qui est un fondement de la stratégie depuis Sun Tzu), la diabolisation dispense souvent de faire cet effort : on sait que c’est le Mal, point barre, on n’ira pas chercher plus loin (ne dit-on pas qu’on n’a pas besoin de boire du poison pour vérifier que c’est empoisonné ?). Là où une critique efficace passe par un effort de compréhension de l’adversaire, quitte à reconnaître ses qualités ou partager des arguments communs, la diabolisation interdit toute tentative de compréhension. Comprendre, c’est déjà excuser, d’autant que le Mal ne peut pas avoir de qualités (autres que maléfiques) puisque c’est le Mal. Là où une critique efficace ne prétend pas détenir la Vérité, la diabolisation impose de choisir son camp : on est contre le Mal, ou on est son complice, aucun compromis n’est possible, aucune nuance, blanc ou noir, et le Mal ne peut pas avoir raison (même partiellement). Là où une critique respectueuse reconnaît l’adversaire comme un semblable, faisant partie d’un monde commun (avant les duels, on se saluait, quand bien même on risquait de s’entretuer ensuite), la diabolisation refuse toute communauté : le Mal doit être extirpé, il ne mérite aucun respect, aucun dialogue. Là où une critique respectueuse et efficace s’efforce de rester fidèle à la vérité, quand bien même cela nécessiterait d’éviter certains arguments, la diabolisation ne s’embarrasse pas de scrupule, et à vrai dire, ne se soucie pas d’efficacité : puisqu’on combat le Mal (ou plutôt, puisqu’on s’affiche en train de le combattre), on peut tout se permettre contre lui, on sera toujours moins « maléfique » que le Mal lui-même. Pour toutes ces raisons, la diabolisation ne peut pas être confondue avec la critique, qu’elle parasite et finit par étouffer.
Est-ce à dire que la diabolisation est elle-même « diabolique » ? N’a-t-elle pas de bons côtés ? En réalité, si. Diaboliser, c’est prendre au sérieux. A défaut de reconnaître la valeur de ce qu’on diabolise, on reconnaît au moins son importance. Par exemple, Fredric Wertham a passé une bonne partie de sa vie à diaboliser les comic books et leur industrie. Il n’avait que haine et mépris pour eux. Mais en même temps, il les prenait très au sérieux, et c’est ce qui a motivé sa campagne de diabolisation. Là où ses collègues refusaient de perdre leur temps avec des « fadaises », il affirmait que si on voulait étudier la violence des médias, il fallait absolument inclure les comic books, et que s’ils ne l’étaient pas, c’était par pur snobisme. Eventuellement, on peut trouver une autre « vertu » à la diabolisation : elle nous oblige à nous poser des questions cruciales (à titre d’exemple, l’action de Familles de France en 1999 aura au moins amené la presse vidéoludique à s’interroger sur la violence des jeux vidéo). Certes, elle n’incite pas vraiment à débattre, parce qu’elle apporte ses réponses toutes faites et jusqu’au-boutistes, et qu’on est sommés de prendre position « pour » ou « contre », ce qui a pour effet, à long terme, d’étouffer la discussion dans l’oeuf. Mais au moins, ces questions sont évoquées, et elles ne l’auraient peut-être pas été autrement. S’il a fallu attendre une campagne de diabolisation pour qu’elles le soient, à qui la faute ?
Mais alors… qu’a-t-on diabolisé ?
Maintenant que le mot a été bien étudié et défini, reste à savoir à quoi il s’applique vraiment. En d’autres termes : le jeu vidéo a-t-il vraiment été diabolisé ? Et sinon, qu’est-ce qui l’a été durant toutes ces années de polémique autour de ce loisir ? Et quelles en ont été les conséquences ? Nous le saurons dans la prochaine partie.
A suivre, donc…
Tags: controverse, diabolisation, jeux violents, scandale, stigmatisation, Traitement médiatique du jeu vidéo, victimisation, violenceShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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