GamePolitics ferme ses portes
Par Shane Fenton • le 5/4/2016 • Entre nous •La nouvelle est tombée le week-end dernier : le site vidéoludique GamePolitics n’est plus. Les mises à jour s’interrompront au bout de deux semaines, après quoi le site sera rapidement mis hors ligne. Selon James Fudge, son rédacteur en chef depuis 6 ans, « GP » ayant accompli sa mission, il est temps de tirer sa révérence.
C’est l’occasion de rendre un dernier hommage à se site, à ce qu’il a « accompli », et à ce qu’il a représenté. L’occasion, également, de s’interroger sur ce qui disparaît avec lui. Justement, ça tombe bien, surtout quand on entame une série d’articles dédiée à cette question. Car en effet, pour ceux qui l’ignorent ou l’ont oublié, GamePolitics a été pendant des années le site de référence pour toute personne qui s’intéressait au traitement politique et médiatique du jeu vidéo, notamment à travers les projets de loi visant à réglementer, voire interdire, la violence vidéoludique, non seulement aux Etats-Unis, mais aussi dans le monde. Sa disparition sonne-t-elle donc le glas d’une époque ? Celle, justement, où la question de la violence vidéoludique était au centre des préoccupations ? Pas forcément, puisque cette époque était révolue depuis longtemps. Mais avec GP, qui en a été témoin et acteur, c’est un peu de sa mémoire qui s’en va.
Pour comprendre, revenons en arrière. Onze ans en arrière, plus précisément, à l’époque où le site a été fondé par un chroniqueur jeux vidéo du Philadelphia Inquirer, Dennis McCauley. Celui-ci se sentait à l’étroit dans sa rubrique, et voulait réellement se consacrer au jeu vidéo en tant que sujet politique et médiatique. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a eu de quoi faire rien que l’année de sa création, entre la fusillade de Red Lake, « l’Affaire Hot Coffee qui a failli couler les créateurs de Grand Theft Auto et qui a terni l’image de l’industrie comme jamais, les multiples projets de loi anti-jeux « violents » tels que celui proposé en Californie par Leland Yee, et l’inénarrable Jack Thompson qui était pour les médias généralistes un « expert » incontournable sur la question de la violence vidéoludique. C’est dans ce contexte brûlant que GamePolitics a débarqué, et a démontré sa double utilité. En effet, dans un premier temps, le site a été une source d’information centralisée sur les différents projets de loi sur les jeux « violents » (grâce à une carte permettant de suivre leur apparition et leur évolution état par état), les différents procès intentés contre les créateurs de jeux, les déclarations publiques en faveur ou – le plus souvent – en défaveur des jeux vidéo, et les malversations qui avaient lieu au sein de l’industrie. Et dans un deuxième temps, il est devenu un point de rendez-vous pour les joueurs qui souhaitaient agir, que ce soit en alimentant le site en informations, en les partageant entre eux, ou en s’organisant pour commenter en masse sur les forums et les sites généralistes qui parlaient de leur loisir. Et là encore, au fil des ans, il y a eu de quoi faire.
Au point que de l’extérieur, on a commencé à découvrir l’existence, non seulement de GamePolitics, mais aussi de sa communauté (voire de « la » communauté). Les médias généralistes, à force de recevoir des commentaires par dizaines, ont remarqué qu’ils provenaient parfois d’un même endroit, et que cet endroit était digne d’intérêt. Même surprise pour les opposants à la violence vidéoludique, qui pour certains, ont poussé l’audace jusqu’à essayer de courtiser cette nouvelle audience potentielle. C’est ainsi que trois d’entre eux (et non des moindres), Leland Yee, David Walsh et Jack Thompson, ont accepté les demandes d’interview de Dennis McCauley, et se sont entretenus cordialement avec lui. Thompson en particulier a même échangé avec ses détracteurs dans les commentaires des articles de GP. Chose doublement impensable encore quelques mois auparavant : un débat digne de ce nom sur la violence des jeux vidéo était en train de naître, auxquels les joueurs avaient accès en tant qu’interlocuteurs privilégiés. Enfin, les éditeurs ont fini eux aussi par s’intéresser à un site dont les révélations et les articles ne montraient aucune complaisance, ni aucune déférence, envers eux.
Un premier changement de ligne et de ton a eu lieu en 2009, quand Dennis McCauley a quitté le navire pour passer à autre chose. Il estimait « avoir dit tout ce [qu’il] avait à dire sur l’intersection entre jeux vidéo et politique. » Et de fait, même si l’actualité offrait encore son lot de sujets brûlants (la tuerie de Winnenden venait d’avoir lieu en Allemagne, relançant de plus belle, et pour le reste de l’année, la polémique sur les « killerspiele » et leur possible interdiction), la violence vidéoludique en tant que sujet politico-médiatique était en train de tiédir. Mais ça, je ne le savais pas encore à l’époque où j’ai relaté ici-même le départ de McCauley. Tout au plus, je m’inquiétais d’une baisse de qualité du site, voire d’une reconversion en un énième blog « spécialisé généraliste ». En vérité, GamePolitics était intimement lié à la violence vidéoludique, puisque ce site a été conçu pour suivre son actualité. Une baisse de qualité était inévitable dès lors que l’intérêt pour son sujet principal refroidissait.
La faute n’en incombe pas à James Fudge, qui a rapidement pris les rênes de GP jusqu’à la fin. Au contraire, la couverture des dernières manifestations d’intérêt pour les jeux vidéo violents a été irréprochable et soutenue, que ce soit pour le reboot de Medal of Honor (dont la possibilité d’incarner des « tablibans » a tant fait jaser), l’équipée meurtrière d’Anders Breivik en Norvège, la tuerie de Newtown/Sandy Hook, la décision de la Cour Suprême de rejeter le projet de loi anti-jeux violents du californien Leland Yee (qui a, par ricochet, sonné le glas de toute tentative de législation sur la violence des médias), ou la déchéance du même Leland Yee, actuellement emprisonné pour corruption et trafic d’armes. Certes, la situation du web vidoludique avait bien changé en quelques années, et il était tout à fait possible d’aller sur d’autres sites pour s’informer sur ces sujets. De fait, GP finissait par devenir un relayeur d’infos plutôt qu’une source. Néanmoins, il assurait son rôle de manière fiable et aussi continue que possible, compte tenu de la raréfaction de l’actualité.
Malgré tout, le déclin de l’intérêt pour la violence vidéoludique rendait inévitable le déclin de GamePolitics, comme il a précipité le déclin de son homologue allemand Stigma-Videospiele. Après tout, l’indifférence vis-à-vis des jeux « violents » avait déjà contraint leurs détracteurs à mettre la clé sous la porte sans que personne ne verse une larme sur eux (un exemple parmi d’autres : l’Association suisse contre la Violence des Médias, fondée par le député Roland Näf, qui militait pour l’interdiction totale des « killer games » dans son pays). Ou alors, ils ont eu l’intelligence d’élargir leur combat et de l’inscrire dans un cadre plus global, plus porteur, et toujours actuel : celui de l’omniprésence croissante des écrans de toutes sortes dans la vie quotidienne (on citera entre autres le psychologue allemand Manfred Spitzer, auteur de deux ouvrages sur le sujet qui ont fait beaucoup de bruit dans son pays : Digitale Demenz et Cyberkrank). Mais pour les sites vidéoludiques qui ont couvert leurs agissements, la reconversion était plus compliquée, surtout depuis que le combat à l’origine de leur création était gagné.
« Il y a une date qui a signé la fin de GamePolitics tel que nous le connaissions : le 27 juin 2011. C’est le jour où la Cour Suprême des Etats-Unis a anéanti toute chance de législation relative aux jeux vidéo violents. C’est également le jour où j’ai su en mon for intérieur que l’actualité concernant la violence vidéoludique et sa règlementation se ferait de plus en plus rare. »
Bien sûr, il allait forcément y avoir d’autres actualités à couvrir en ce qui concerne les meurtres de masse – plus particulièrement les fusillades ayant eu lieu en Norvège et dans l’école primaire de Sandy Hook – mais aucun projet de loi n’allait être sérieusement envisagé par qui que ce soit, ni au niveau des Etats, ni au niveau fédéral. Concrètement, les législateurs savaient qu’ils avaient loupé le coche, et que si l’un d’entre eux osait proposer une loi similaire à celle de Leland Yee, celle-ci subirait un tir de barrage devant les tribunaux. »
Je sais qu’il y aura toujours des discussions sur les effets négatifs des jeux vidéo sur les enfants (les paniques morales sont intemporelles) de la part des législateurs, moralistes et chercheurs, mais on peut être pratiquement certain que l’époque où on pensait sérieusement pouvoir réglementer les jeux appartient au passé. »(James Fudge)
Tout au plus, ils pouvaient demander à leurs lecteurs les plus militants de déposer les armes au lieu de se mettre en quête d’un nouvel ennemi à combattre. Peine perdue, d’autant que le sexisme venait de remplacer la violence comme sujet de préoccupation, et que cette fois, les critiques venaient de l’intérieur de la communauté plutôt que de l’extérieur. La suite, on la connaît : la querelle du GamerGate, qui a remis GP sur le devant de la scène à cause de la participation de James Fudge à la liste GameJournoPros (l’une des bêtes noires du « GG »). C’est ainsi qu’un site qui avait tellement fait pour informer, fédérer et défendre les joueurs (y compris contre certaines pratiques des gros éditeurs), a été catalogué comme « ennemi des gamers » par certains d’entre eux. Il y en a même eu pour se réjouir de sa disparition. Cruelle ironie.
Adieu, donc, à un site qui a été ma principale source d’information pendant des années, ainsi qu’une source d’inspiration pour mes travaux, ma recherche, et mes écrits. Il est vrai que depuis quelque temps je le lisais davantage en « mode automatique », et le plus souvent ça m’intéressait assez peu. Mais tout de même, sa disparition me chagrine, en raison de ce que tout ce site a représenté pour moi. C’est un signe de plus que l’époque qui l’a vu naître est bel et bien révolue. Je ne m’en plaindrai pas, au contraire. Le problème, c’est que de nos jours, on se retrouve avec des gens pour qui Jack Thompson (à l’instar de Familles de France) n’est rien d’autre qu’un vague croquemitaine, interchangeable avec un autre, sans qu’on sache trop pourquoi il s’était retrouvé dans cette position, pourquoi son nom était devenu synonyme d’infamie. Ce qui est la porte ouverte, non seulement aux Points Godwin permanents, mais aussi aux réhabilitations abusives (on l’a vu avec Fredric Wertham et la loi anti-bandes dessinées de juillet 1949). Avec GamePolitics, c’est un témoin et acteur majeur de cette époque qui nous quitte. N’oublions pas ce qu’on lui doit.
Tags: Dennis McCauley, Gamepolitics, Hot Coffee, Jack Thompson, James Fudge, jeux violents, legislation, violenceShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Que le site ferme, c’est, comme tu le dis, une fatalité de par la tournure des événements et la raréfaction des sujets à aborder par le site.
Mais pourquoi diable le mettre hors ligne.
Un tel témoignage de cette période devrait être sauvegardé et être accessible à tous.
Si leurs articles ne sont plus disponibles, les historiens vont s’en mordre les doigts !
… moi aussi d’ailleurs !
En Allemagne, le mec Stigma-Videospiele, lui au moins, avait prévu le coup : il a inclus les archives du blog dans celui d’une association de joueurs dont il était membre, et il continue à y contribuer de temps en temps. En plus, il a publié un PDF de 270 pages compilant toute l’histoire des polémiques liées au jeu vidéo dans son pays.
Bon allez j’ai cherché un endroit ou partager ma peine (désolé c’est ici :'( )…
Et effectivement je vous rejoins (les deux) sur la tristesse de la disparition du truc, un des problèmes du net d’ailleurs. Et puis en élargissant un peu le truc, on voit bien que la mission n’est que partiellement accomplie.