On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

L’année où le jeu vidéo est mort

Par • le 22/10/2008 • Entre nous
Atari VCS 2600

Regardez-la. Elle n’est pas belle, cette somptueuse Atari VCS, aussi connue chez nous sous le nom d’Atari 2600 ? Rolls du divertissement high-tech de la fin des années 70, elle permettait au commun des mortels de revivre à domicile les sensations fortes découvertes dans l’obscurité des salles d’arcade. Propulsée par un processeur 6507 (dérivé cheap du célèbre 6502) cadencé à 1.19 MHz, développée sous l’égide de Nolan Bushnell (1) et conçue par Jay Miner (2), elle fut l’une des toutes premières consoles de salon.

Pole Position (Atari 2600 - 1983) Pitfall! (Atari 2600 - 1982)
Pole Position et Pitfall!, des titres qui marquèrent leur époque.

Malgré son hardware plus que limité les ventes furent exceptionnelles. La machine accueillera par la suite d’authentiques hits comme Jungle Hunt, Pitfall ou encore Pole Position avec une réalisation parfois proche de ce que l’on pouvait observer sur les machines d’arcade. Jungle Hunt se paye même le luxe d’un scrolling sur plusieurs plans, ce qui pour l’époque est une véritable prouesse technologique !

Jungle Hunt (Atari 2600 - 1982) Jungle Hunt (Arcade - 1982)
A gauche, la version Atari 2600 de Jungle Hunt. A droite, la version arcade.

Les affaires semblaient donc plutôt bien engagées pour Atari, de plus en plus de compagnies concurrentes lançaient leur système de jeu vidéo mais n’inquiétaient pas réellement le géant américain, et de nouveaux phénomènes commencèrent à poindre à l’horizon: les jeux à licence d’un côté, les shovelwares (jeux de mauvaise qualité) de l’autre. Parfois, les deux se rejoignaient pour le plus grand déplaisir des joueurs: le premier signe avant-coureur s’appellait Raiders of the lost ark et il fut développé par un employé d’Atari nommé Howard Scott Warshaw.

Raiders of the lost ark (Atari 2600 - 1982) Raiders of the lost ark (Atari 2600 - 1982) Raiders of the lost ark (Atari 2600 - 1982)
Que celui qui a compris le but de ce jeu m’envoie un mail, parce que je cherche encore.

L’intro du jeu est à l’image du reste: un grand nawak. Indy descend sur une sorte de plateforme depuis le haut de l’écran, avec l’arche d’alliance au dessus (il s’en éloigne, donc). Lorsqu’on appuie sur le bouton pour démarrer, on se retrouve au centre d’une sorte d’étendue bleue, avec une traînée marron ressemblant un long étron un peu plus bas, et il est impératif de se déplacer rapidement sous peine de finir mordu par une espèce de serpent blanc. Alors on court, on prend la fuite, on se retrouve au milieu d’un vilain tableau marron avec des petits objets, on se déplace successivement sur chacun d’entre eux, ah, là j’ai un flingue, ici ça ressemble à une clé, cool, bon maintenant j’ai fait le tour je fais quoi ? On passe à l’écran suivant constitué d’une sorte de trou avec pour seul décor une branche d’arbre, c’est une chûte libre, on arrive brièvement au milieu d’un décor constitué de cratères pour ensuite arriver au milieu d’un champ, ou un pâturage, enfin on ne sait pas trop, on a à peine le temps d’y réfléchir qu’une sorte de corbeau géant noir arrive et nous tue. Voilà, j’ai dû rater un truc, mais globalement c’est ça l’adaptation en jeu vidéo du premier film d’Indiana Jones, et c’est aussi l’une des premières adaptations de film en jeu vidéo de l’histoire. Le plus drôle ? Spielberg a adoré.

Mais alors que la qualité des productions pour Atari 2600 va décroissante, la révolte enfle: les programmeurs réclament que leur travail soit crédité au générique, et malgré leurs protestations Atari ne cède pas. Certains d’entre eux quittent la boîte et partent fonder Activision qui devient le principal développeur third-party sur la console (Pitfall!, c’est eux). L’image d’Atari en prend un coup, sans compter qu’une nouvelle mauvaise surprise les attend: une société développe des titres pornographiques pour leur console, le plus tristement célèbre étant l’affreux Custer’s revenge.

Custer\'s Revenge (Atari 2600 - 1982) Custer\'s Revenge (Atari 2600 - 1982)
Ooh me voilà tout émoustillé par tant d’érotisme !

Le but du jeu ? Dans la peau du général Custer, un personnage réputé pour son comportement plus qu’hostile envers les populations indiennes, le joueur doit éviter les flèches tirées dans sa direction par la tribu locale afin d’atteindre une indienne attachée à un cactus et la violer sauvagement. Je ne plaisante pas. Évidemment, ce qui ressemble plus à une bouillie de pixels et prête à sourire de nos jours fit scandale à l’époque, écornant encore un peu l’image d’Atari, qui s’apprètait à commettre deux erreurs fatales non seulement pour son compte en banque, mais aussi pour l’industrie toute entière.

On l’a vu, devant le succès de la machine d’Atari de nombreuses compagnies se lancèrent dans l’aventure, inondant le marché de consoles toutes incompatibles entre elles. En vrac, sur les étals des magasins se disputaient l’Atari 2600 ainsi que sa petite soeur rétrocompatible la 5200, la Bally Astrocade, la ColecoVision, la Coleco Gemini, l’Emerson Arcadia 2001, le Fairchild Channel F System II, la Magnavox Odyssey2, la Mattel Intellivision, la Sears Tele-Games, la Tandyvision, la VTech CreatiVision et la célèbre Vectrex aux graphismes en 3D vectorielle. Afin de disposer d’un catalogue de titres suffisamment important rapidement, ces compagnies sortirent des centaines de jeux vite développés, peu élaborés, et encore plus basiques que d’ordinaire. Les consoles accueillirent un nombre faramineux de titres: virtuellement n’importe quel développeur pouvait sortir un jeu dessus sans l’accord des constructeurs. Le marché fut inondé de jeux de mauvaise qualité et, le mauvais bouche à oreille aidant, les ventes s’effondrèrent. Les cartouches étaient désormais bradées dans des rayons surchargés. Nous sommes en 1981 et Atari devait frapper fort, cette riposte consista en l’achat de deux licences majeures: le jeu d’arcade du moment, Pac-man de Namco, et le film du moment, E.T. de Steven Spielberg.

Lorsque la console de jeux la plus populaire rencontre le jeu d’arcade le plus joué de leur époque, il est de bon ton de s’attendre à des ventes colossales et à un succès phénoménal. Lorsque Tod Frye, développeur à qui le portage de Pac-man était confié, présenta à ses supérieurs un prototype jouable, ceux-ci décidèrent unaniment de directement sortir le jeu tel quel afin de ne pas rater les ventes de Noël. Cet objectif ne fut pas atteint, mais aucune amélioration ne fut apportée au programme original durant le délai et c’est donc inchangé que le jeu fut tiré quelques semaines plus tard à 12 millions d’exemplaires, afin de profiter au maximum de l’aura du titre et de doper les ventes de consoles.

Pac-Man (Atari 2600 - 1982) Puckman (Arcade - 1980)
A gauche, la version Atari 2600. A droite, l’originale. Le jeu des 52439 différences.

Ce que ces braves dirigeants d’Atari semblaient avoir oublié, c’est qu’il n’y avait à l’époque que 10 millions d’Atari 2600 sur le marché et qu’un jeu system seller se doit d’être un excellent titre. Avec une bouse en guise de Pac-Man, de nombreux acheteurs se sentirent insultés: le tableau de jeu a subi une rotation à 90° puisqu’il était difficile de demander aux joueurs de tourner leur télé comme sur la borne d’arcade, mais il a été également profondément remanié. Les fantômes clignotent en raison d’une limitation du hardware de la console. Le son si caractéristique (en japonais paku-paku, d’où le nom du jeu) que fait Pac-man en mangeant les pac-gommes ressemble désormais à un prout. Les boules ne sont même plus rondes et sont des traits. Il y a des bugs de collision affreux. Les couleurs originelles ont disparu, de murs bleus sur fond noir on passe à du orange sur fond bleu: chez Atari, on avait décidé que le fond noir ne devait représenter que l’espace, frontière de l’infini, et pas autre chose. 7 millions de copies trouvèrent preneur ce qui, considérant l’outrage que représentait le portage, est déjà gigantesque. Néammoins, Atari se retrouva avec 5 millions de cartouches sur les bras, un manque à gagner faramineux et une image sérieusement endommagée (3).

Lorsqu’Atari se montra désireux d’acquérir les droits de E.T. pour en réaliser une adaptation en jeu, Universal Pictures se montra quelque peu frileux et les pourparlers prirent tellement de temps qu’au moment de la signature de l’accord (environ 25 millions de dollars), il ne restait plus qu’une demi-douzaine de semaines avant la date prévue pour la sortie: des milliers de précommandes sont déjà passées. Spielberg insista pour que Howard Scott Warshaw, déjà coupable de l’adaptation de Raiders of the lost ark se charge de la programmation. Mais qu’est-ce-que le père Steven avait pu trouver de bon dans son précédent chef-d’oeuvre ? Cette question me hantera à tout jamais. Récapitulons: un type, tout seul, a six semaines pour développer un jeu à 25 millions de dollars, avec un tirage prévu de 4 millions de copies. Je vous laisse deviner le résultat.

E.T. (Atari 2600 - 1982) E.T. (Atari - 1982) E.T. (Atari - 1982)
Il faut avoir essayé ce jeu au moins une fois pour comprendre le sens du mot souffrance.

Il n’y a pas vraiment de suspense: c’est une catastrophe à tous les niveaux. Oh, l’écran de présentation est presque joli, mais ce n’est qu’un habile traquenard. Ensuite, on déplace un E.T. vert dans des tableaux bizarres, et on tombe dans des trous. On ressort d’un trou et on tombe dans un autre trou. Des fois, une bouillie de pixels représentant un morceau de téléphone se trouve dans le trou, on le ramasse donc, et on essaye de sortir du trou pour aller téléphone maison. Et on retombe dans un trou. Et on ressort du trou et on retombe dans un trou. Et on ressort du trou et on retombe dans un trou. Et on fracasse sa manette dans l’écran. Quand un jeu est depuis plus de 25 ans dans les cinq premières places des classements des pires jeux jamais sortis, ce n’est pas le fruit du hasard. Malgré une campagne marketing soignée, les ventes furent largement inférieures aux prévisions des génies visionnaires d’Atari et la firme se retrouva avec près de 3 millions de cartouches sur les bras. L’histoire raconte que ces cartouches invendues furent enterrées avec d’autres dans une décharge du Nouveau-Mexique, et si certains en parlent comme d’une légende urbaine, les faits sont néammoins avérés.

Combinons maintenant tous les éléments dont nous disposons:

  • Une quantité astronomique de jeux sortis tous à la même période, allant jusqu’à encombrer les étalages et les stocks des magasins: ceux-ci n’avaient d’autres choix que de renvoyer les produits aux fabricants, alors que ces derniers n’avaient pas les moyens de rembourser les distributeurs.
  • Ne pouvant pas renvoyer les produits à des fabricants ayant mis la clé sous la porte, les magasins soldèrent en masse les jeux, l’offre dépassant allègrement la demande causa une vertigineuse chûte des prix.
  • Les quelques jeux vendus à prix fort souffrirent d’un terrible déficit d’image après des catastrophes comme Pac-Man et E.T. sur Atari 2600. Les ventes s’effondrèrent.

Les conséquences sur l’industrie furent désastreuses. La quasi-totalité des constructeurs abandonnèrent le secteur pour se recentrer sur la micro-informatique ou l’électronique (quand ils n’étaient pas morts). La majorité des éditeurs / développeurs disparut, les quelques survivants (comme Activision) étaient exsangues. Atari, acteur prépondérant du marché, totalisait 500 millions de pertes. Les magasins conclurent que le jeu vidéo était une mode, et que cette mode était désormais passée. Le jeu vidéo venait de mourir aux États-Unis et en Europe en ce bel été 1983.

Klax (Atari 2600 - 1990)
Klax, sorti sur VCS en 1990.

Début 1983 au Japon, un ancien fabricant de cartes à jouer nommé Nintendo venait avec succès de se recycler dans la conception de jeux vidéo. Après quelques succès sur bornes d’arcade, Nintendo lança sur le marché japonais, alors que le jeu vidéo courait à sa perte en Occident, sa console Famicom (pour FAMily COMputer). Pour accompagner ce lancement, la compagnie choisit d’y porter ses jeux d’arcade: Popeye, Donkey Kong et Donkey Kong Junior. Malgré quelques problèmes techniques rapidement corrigés, les ventes furent au-delà de toute espérance et Nintendo, qui s’intéressait au marché américain, se mit en quète d’un distributeur. Devinez avec qui Nintendo décida de négocier à l’époque ? Atari, tout juste. Mais celui-ci vit d’un mauvais oeil l’arrivée d’un possible concurrent sur un marché qu’il dominait outrageusement, et malgré la proximité de la signature d’un contrat, le portage de Donkey Kong sur Colecovision fut interprété comme une trahison. Atari, qui perdait pourtant déjà plus de 2 millions de dollars par jour, cessa toute négociation et Nintendo n’avait toujours pas de distributeur sur le territoire américain durant la panique de l’été 1983. Après deux années passés à chercher un distributeur sans succès, et malgré l’opposition massive des revendeurs à toute nouvelle console de jeux vidéo, Nintendo décida de créer une branche américaine et de distribuer ses jeux directement. Nintendo of America venait de naître, et lorsqu’en 1987 le marché du jeu vidéo fut de nouveau en pleine forme aux États-Unis, la NES, version américaine de la Famicom, le dominait outrageusement. Atari ne récupéra jamais la position de leader qui fut la sienne durant plusieurs années et, le 1er janvier 1992 après plus de 14 ans de commercialisation, retira de la vente sa mythique Atari 2600.


  1. Nolan Bushnell, fondateur d’Atari Corporation. En 1972, il conçoit Pong qui, s’il n’est pas le premier jeu vidéo de l’histoire, est le premier à connaître un succès massif auprès du grand public.
  2. Jay Miner, concepteur de l’Atari 2600 puis fondateur d’Amiga Corporation suite à son départ d’Atari pour divergences d’opinion avec l’équipe dirigeante de Warner, propriétaire d’Atari.
  3. Atari tentera de rattrapper le coup par la suite, avec un Ms. Pac-Man de bien meilleure facture, mais le mal était déjà fait.

est joueur depuis 1985. Multiplateformes, multigenres, souvent exigeant, parfois tatillon, mais jamais blasé.
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7 commentaires »

  1. La boucle est bouclée ?

  2. Ah, ça, c’est un bon article ! Il résume très bien, de manière claire et synthétique, le « Video Game Crash », qui hante nos mémoires (David Sheff et Steven Kent lui ont chacun dédié un chapitre dans leurs livres respectifs, Game Over et The Ultimate History of Video Games).

    Cela dit, si « le jeu vidéo est mort » aux Etats-Unis cette année-là, je ne crois pas que ce soit le cas pour l’Europe. Les consoles ont morflé, bien sûr. Mais il me semble qu’en Europe le jeu vidéo se pratiquait essentiellement sur ordinateur : Commodore 64, Spectrum, puis Amstrad CPC. En tout cas, je regrette que les livres que j’ai mentionnés au-dessus soient muets sur la question (d’ailleurs, ils ne parlent pratiquement pas des micro-ordinateurs, à l’exception du PC).

  3. Les micro-ordinateurs étaient très présents en Europe, le crash fut de moindre envergure qu’aux US, mais on trouvait tout de même par chez nous la majorité des consoles citées dans l’article (Atari 2600 bien sûr, Intellivision, Colecovision, Vectrex…). Le marché européen a bien souffert lui aussi, à l’époque il était extrêmement dépendant du marché américain (en Europe on héritait, souvent en retard, des versions américaines des jeux).

    J’ajoute qu’immédiatement après le crash de 1983, Atari réorienta sa stratégie (après avoir fait le ménage dans son conseil d’administration) afin de travailler d’avantage sur des modèles de micro-ordinateurs que sur la conception de jeux… ce qui se concrétisa avec l’apparition de l’Atari ST.

  4. Merci Père Castor !

  5. Bon article, bien écrit et référencé.

    N’empêche qu’en lisant ça, j’ai fait un parallèle avec la Wii, c’est normal ?

  6. Juste pour faire mon intéressant à la sauce Wikipedia, le général Custer n’était pas, a priori, un méchant tueur d’indiens : http://fr.wikipedia.org/wiki/George_Armstrong_Custer

    Sinon, merci pour le résumé des épisodes précédents, les éditeurs devraient suivre des cours d’histoire du jv, histoire qu’ils flippent un peu.

  7. Super post :) Enorme le coup des cartouches enterrees au Nouveau Mexique… en esperant qu’elles ressortent pas du trou.

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