Le cas Dave Grossman : Introduction
Par Shane Fenton • le 24/8/2018 • Entre nous •Depuis 20 ans, il martèle que les jeux vidéo violents apprennent à nos enfants à tuer. Ce faisant, depuis 20 ans, il apprend à nos critiques à puer.
Le 8 mars 2018, le Président américain Donald Trump a réuni à la Maison-Blanche quelques représentants de l’industrie du jeu vidéo, ainsi que trois critiques de la violence des médias, afin de discuter de la possibilité d’une connexion entre cette dernière et la tuerie de masse qui a eu lieu un mois plus tôt au lycée Marjorie Stoneman Douglas de Parkland, en Floride. Cette réunion, à défaut d’avoir débouché sur quoi que ce soit de constructif, aura au moins permis de refaire (vaguement) parler de l’un de ces critiques, le Lieutenant-Colonel David « Dave » Grossman, ainsi que de son dernier livre, Assassination Generation : Video Games, Aggression and the Psychology of Killing (co-écrit avec Kristine Paulsen et Katie Miserany), paru en 2016. S’il était besoin de démontrer une fois de plus que le débat sur la violence vidéoludique, à défaut d’être mort, se trouve au moins dans un état de coma avancé, il suffirait de mentionner, outre l’insignifiance totale de cette réunion à la Maison-Blanche (une poignée d’articles navrés, et absolument aucune action politique), l’indifférence et l’amnésie quasi-complètes de la presse (généraliste et spécialiste) pour le principal initiateur, théoricien et architecte de ce débat.
En effet, pour la plupart des commentateurs, Dave Grossman (à ne confondre, ni avec l’ancien game designer de LucasArts et de Telltale, ni avec l’intellectuel israélien David Grossman) n’était qu’un nom de plus, auteur d’un obscur bouquin qui n’a retenu l’attention de personne (et que personne, visiblement, n’a eu l’intention de lire depuis). A la rigueur, on a mentionné les séminaires qu’il dispense aux forces de police plusieurs fois par an dans tout le pays, car en effet, c’est à ces « sheepdog seminars » très controversés (dont nous avons déjà parlé ici-même), qu’il doit l’essentiel de sa réputation sulfureuse de « Professeur Carnage ». A l’inverse, ses théories sur la violence des médias, qui l’avaient fait connaître du grand public il y a une vingtaine d’années, ont à peine été mentionnées, comme si tout le monde les avait oubliées. Soit dit en passant, personne n’a pas pris la peine de rappeler qu’un autre intervenant à cette réunion, L. Brent Bozell III du Media Research Center, était également fondateur du Parents Television Council, et qu’à l’époque où il en était le président, il en a fait un groupe de pression redoutable et redouté. On lui doit, entre autres, d’avoir fait du sein de Janet Jackson « mystérieusement sorti de sa robe » lors du Superbowl de 2004 un scandale national et international (le « Nipplegate »). On en est loin aujourd’hui : son influence, sa capacité à mobiliser les foules, tout cela fait partie du passé depuis longtemps. Signe que les campagnes contre l’obscénité, comme celles contre la violence, n’intéressent plus grand monde.
Au moins, quand Jack Thompson, qui a été notre ennemi public numéro 1 pendant des années, a commis un article insignifiant dans le Washington Examiner pour rendre les jeux vidéo violents responsables de la tuerie de Parkland, il a attiré une légère attention sur lui. Au point que deux chercheurs, Christopher Ferguson et Patrick Markey, lui ont donné la réplique dans le même journal. Mais au bout de quelques jours tout le monde était passé à autre chose. Grossman, quant à lui, est retourné à ses séminaires et aux casseroles qui vont avec (à l’exception d’une intervention vaguement remarquée contre les jeux violents lors d’une convention de la NRA deux mois après la réunion à la Maison-Blanche). Et le monde du jeu vidéo a recommencé à l’ignorer, lui et son livre.
On a peine à croire qu’il n’y a pas si longtemps, le même Dave Grossman faisait la pluie et le beau temps dans les polémiques concernant les médias et jeux violents (on a d’ailleurs peine à croire que ces derniers faisaient polémique, quand on voit l’apathie actuelle, mais c’est une autre histoire). En effet, ce n’était pas seulement un expert de plus : c’était L’Expert numéro un, la Référence incontournable et obligatoire, une figure omniprésente, « omnicompétente ». Dès que les médias généralistes, les activistes anti-violence ou une partie de la communauté scientifique s’intéressaient à la violence vidéoludique, ils n’y manquaient pas. Il n’y avait pratiquement pas un article, pas un livre, pas un reportage sur le sujet, sans que son nom soit mentionné, et sa théorie sur les jeux violents « simulateurs de meurtre », citée comme une preuve irréfutable de leur nocivité. En effet, si on en croit Grossman, ces jeux, en plus de désensibiliser à la violence et de la banaliser en la transformant en amusement, vont carrément conditionner à faire usage de cette violence avec les mêmes mécanismes et la même efficacité que les simulations militaires (d’aucuns prétendent d’ailleurs que les jeux de type First-Person Shooter étaient à l’origine des simulations militaires rendues accessibles au grand public). La critique moderne de la violence des médias a été entièrement modelée, façonnée, par cette théorie : avant, on l’accusait d’inciter à tuer, voire d’apprendre indirectement à tuer; désormais, à cause de l’interactivité apportée par les jeux vidéo, on l’a accusée d’entraîner directement à tuer. Et l’idée que des techniques militaires de conditionnement au meurtre soient distillées dans des productions grand public a permis, d’une part, d’expliquer la multiplication des tueries de masse (ainsi que les « performances » des auteurs de ces tueries), et d’autre part, de justifier des croisades de grande ampleur, à la fois contre des produits désormais jugés aussi dangereux que des armes de guerre, et contre une industrie considérée comme aussi rapace et irresponsable que l’industrie du tabac, car accusée de vendre ces armes de guerre à des enfants, sans se soucier des conséquences autres que financières.
Cette association quasi-systématique entre jeux violents et tueries de masse, qui s’est répandue à travers les Etats-Unis après la tuerie de Jonesboro en 1998, puis dans le monde entier depuis le massacre de Columbine en 1999, on la doit presque exclusivement à Dave Grossman. Tout comme on lui doit en grande partie la cascade d’actions en justice, projets de loi et lynchages médiatiques contre la violence vidéoludique. Certes, c’est d’abord et avant tout son ami Jack Thompson qui a été l’instigateur de ces croisades, de même que c’est Thompson qui a popularisé cette théorie sur les « simulateurs de meurtre » auprès du grand public. Et c’est pour cette raison que le monde du jeu vidéo en a fait son croquemitaine préféré. Mais c’est Dave Grossman, et lui seul, qui a créé cette théorie, et posé les fondations de ces croisades, à travers son article Trained to Kill (publié après la tuerie de Joneseboro) et son livre Stop Teaching Our Kids To Kill (publié après la tuerie de Columbine), devenu la Bible des opposants à la violence des médias. Et c’est pour cette raison que c’est son nom qui est cité dans tous ces articles, ces livres, ces reportages, ces productions scientifiques (d’ailleurs, pour l’anecdote, c’est aussi Grossman qui a convaincu Thompson de s’impliquer dans la croisade contre les jeux violents, alors que ce dernier, jusqu’à présent, ne s’était intéressé qu’au rap et aux animateurs de radio de type « shock jock »).
Vingt ans se sont écoulés depuis le drame de Jonesboro. Vingt ans pendant lesquels les « school shootings » se sont malheureusement installés dans le quotidien des Etats-Unis et d’autre pays (dont l’Allemagne). Vingt ans pendant lesquels le débat sur les armes a feu n’a jamais faibli, en témoigne la mobilisation récente des survivants de la tuerie de Parkland pour restreindre leur vente. Vingt ans pendant lesquels Dave Grossman a vu croître son influence et sa notoriété au sein des forces de l’ordre américaines. Vingt ans pendant lesquels la théorie de Dave Grossman selon laquelle le monde se divise en trois catégories, les moutons, les loups et les chiens de berger, a gagné en popularité auprès d’une partie de la police, de l’armée et de la société civile, et ce dans le monde entier (on la retrouve citée en exergue dans des productions aussi éloignées idéologiquement et culturellement que le roman de Christian Lehmann No Pasaran : Endgame et le film de Clint Eastwood American Sniper).
Mais vingt ans, également, pendant lesquels le débat sur la violence des médias, devenu le débat sur la violence des jeux vidéo, s’est dégonflé comme une baudruche. Vingt ans pendant lesquels l’influence de Dave Grossman sur le sujet s’est réduite à peau de chagrin. Vingt ans pendant lesquels sa théorie sur les « simulateurs de meurtre » a fini par tomber dans l’oubli. Vingt ans pendant lesquels il a chuté de son piédestal, lui la référence incontournable et incontestable, lui le gourou omniprésent et omnicompétent des activistes anti-violence, devenu un anonyme, rien qu’un « bouffon », pour reprendre les termes de mon camarade Laurent Braud, qui s’étonnait que je persiste à écrire sur quelqu’un d’aussi insignifiant.
Oui, en effet, pourquoi s’acharner sur quelqu’un qui a cessé de faire peur, qui a cessé d’être dangereux pour nous, depuis belle lurette ? Pourquoi prendre le risque de lui faire de la publicité gratuite ? Pourquoi rendre un tel service à quelqu’un qui n’est plus pris au sérieux, du moins quand ses prises de position concernent un sujet, la violence des médias, qui lui-même n’est plus pris au sérieux ?
Sans doute parce que son passage de l’omnicompétence à l’insignifiance en dit long sur l’évolution du traitement médiatique et public du jeu vidéo. Parce qu’il a fait partie de la vie de nos détracteurs, donc de nos vies, pendant trop longtemps pour qu’on se permette de l’ignorer. Parce qu’en influençant aussi profondément nos adversaires, il nous a nous aussi influencés, qu’on le veuille ou non. Parce que revenir sur ses théories, son combat contre la violence des médias, et ses partisans, c’est retracer, en filigrane, tout un pan de notre histoire.
Mais aussi parce que quand on se penche sur les causes de cette évolution, quand on essaie de savoir pourquoi on est passé de l’omnicompétence à l’insignifiance, que ce soit pour lui-même ou pour ce débat sur la violence médiatique qu’il a marqué de son sceau, on se rend compte que c’est en grande partie de sa faute. Que c’est justement parce qu’il a marqué le débat de son sceau maudit que celui-ci s’est réduit comme peau de chagrin. Qu’il en a été l’instigateur, l’architecte, le théoricien, le champion… mais aussi le parasite et le fossoyeur. Certes, son ami Jack Thompson a, lui aussi, grandement contribué à la décrépitude de ce débat (et il en a payé un prix beaucoup plus élevé puisqu’il a été radié du barreau). Mais encore une fois, celui auquel tout le monde se référait, c’était Grossman. Celui qui fournissait clé en main la théorie (boîteuse) associée à la ligne de conduite (belliqueuse, malveillante, et vindicative), c’était Grossman. Celui qui a imposé les termes du débat de sorte que celui-ci a perdu toute chance d’en être un, c’était Grossman. C’est sur ce point précis qu’il a révélé toute sa dangerosité et sa nocivité.
Pour schématiser, à force de marteler pendant 20 ans que les jeux vidéo apprenaient aux enfants à tuer, il a appris à nos critiques à puer. Avec succès, malheureusement.
L’ambition de cette nouvelle série d’articles est d’expliquer comment on en est arrivés là.
Tags: controverse, Dave Grossman, David Grossman, Débat, Grossman, jeux violents, Killology, simulateurs de meurtre, violence, violence des médiasShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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