RPG : Le plaisir, contre le jeu, contre le joueur ?
Par Shane Fenton • le 13/3/2017 • Entre nous •Pour autant que je me souvienne, le CRPG ou Computer Role-Playing Game a toujours été mon genre de prédilection depuis que j’ai fait sa connaissance. Avant même d’avoir un PC, je bavais d’envie sur Dungeon Master, Eye of the Beholder, Ultima Underworld… Chaque année, je me demandais quand je pourrais enfin y jouer. Une fois mon premier Pentium acquis, il n’a pas fallu longtemps avant que je m’y initie. Daggerfall fut le tout premier, suivi de près par Might and Magic 7 et 8. Il en vint d’autres, beaucoup d’autres, au point que le CRPG est devenu le type de jeu que je pratique le plus, parfois à l’exclusion des autres genres. Ce n’est pas que ces derniers ne m’intéressent plus (mon affection pour les jeux de stratégie tour-par-tour est restée intacte depuis mes premières parties de Heroes of Might and Magic 2 il y a 20 ans). C’est juste que quand j’ai du temps pour jouer, il faut que ce soit l’un des CRPGs que je n’ai pas encore entamés ou terminés.
Et pourtant, quand on y réfléchit, qu’est-ce que je peux bien leur trouver, à ces jeux qui me font faire des actions aussi stupides que répétitives des heures, voire des dizaines d’heures durant ? Qu’est-ce qui m’incite à persévérer malgré tout, ou au contraire, à lâcher l’affaire ? (car des fois, ça m’arrive) Qu’est-ce qui fait que je reste sous le « charme » d’un CRPG, et quand est-ce que ce charme se rompt ?
C’est une question que je n’ai cessé de me poser depuis une très mauvaise expérience avec l’un d’entre eux, Two Worlds premier du nom, que j’ai pourtant terminé après 40 heures de jeu, mais qui m’a écoeuré au point de regretter d’avoir autant passé (perdu ?) de temps dessus. C’était la première fois que ça m’arrivait, et cette malheureuse épopée a quelque peu « contaminé » mon jugement sur les autres CRPGs auxquels j’ai joués par la suite, de Dragon Age Origins à Skyrim. Pour la première fois, je me préoccupais de savoir si le temps que je consacrais à ces jeux en valait la peine, alors que j’ai fait bien « pire » (et beaucoup plus longtemps) sur d’autres jeux dont je garde des années plus tard un souvenir ému.
Pour y voir plus clair, il faudrait peut-être que je donne des exemples concrets « d’actions aussi stupides que répétitives » que j’ai pu faire et refaire, heure après heure, jeu après jeu, sans jamais me lasser (ou presque).
Retourne jouer à la poupée
Autant commencer par le commencement d’un CRPG : la création de personnage. Oh, certes, ce n’est pas une action « stupide » en soi, après tout elle est indispensable au jeu. Par ailleurs, elle est souvent longue, mais on ne peut pas la qualifier de « répétitive », puisqu’on ne le fait qu’une fois par partie, voire par jeu si on ne le lance qu’une fois. Là où cette tâche devient « stupide et répétitive » sans qu’on s’en rende compte, c’est quand on la refait encore et encore, juste pour plaisir de la refaire, de tester toutes les combinaisons possibles et de « jouer à la poupée » avec toutes ces combinaisons, quitte à oublier complètement le jeu en lui-même.
C’est typiquement ce qui m’est arrivé devant Neverwinter Nights 1 et 2, add-ons inclus. Cette dernière mention est importante, parce que pour chaque épisode, il y avait un add-on (respectivement Hordes of the Underdark et Mask of the Betrayer) qui permettait de commencer une aventure à un niveau élevé (15 à 18). Une fois le jeu lancé, on gagnait un nombre de points d’expérience conséquent, et on pouvait monter de niveau manuellement. Je ne compte plus le nombre d’heures que j’ai passées à créer tous les personnages possibles, races et classes confondues, en essayant de les « calibrer » pour qu’ils puissent accéder à différentes classes de prestige (qui nécessitent un certain nombre de prérequis pour qu’on les choisisse). Et une fois mes nouveaux personnages créés, une fois les nouvelles combinaisons essayées, que se passait-il ? Qu’en faisais-je ? A peu près rien : je poursuivais la partie les 5 ou 10 premières minutes, je testais mes pouvoirs sur les premiers adversaires, j’exportais mon personnage, rien de plus. Et je recommençais à zéro, encore et encore, mais une fois mon personnage créé, je n’allais pratiquement jamais (une ou deux fois seulement) jusqu’à mener une véritable partie.
En dehors des Neverwinter Nights, j’ai rarement autant joué à la poupée, surtout au détriment de la partie elle-même. Je me souviens toutefois d’Arcanum, l’un des rares jeux à être situés dans un univers Steampunk, dont la feuille de personnage était aussi complète qu’originale. Avec la bonne combinaison race/caractéristiques/compétences/bonus-malus, on pouvait orienter son personnage, soit vers la magie, soit vers la technologie, soit vers la force brute. Cela m’a incité à essayer plusieurs combinaisons, de l’ogre bagarreur et psychopathe qui n’a rien dans le ciboulot au rat de bibliothèque elfe en passant par le gobelin savant fou. Et c’était un plaisir de voir son personnage interagir avec les premiers PNJ, d’observer les changements d’attitude selon qu’on choisissait telle race ou telle autre. Par exemple, mon personnage d’ogre idiot remportait beaucoup moins de suffrages que d’autres, notamment à cause de son incapacité à articuler plus de 2 mots (ce qui se répercutait dans le journal de quêtes). Je me souviens également de Daggerfall, et de sa feuille de personnage permettant de choisir parmi un large éventail d’avantages et de désavantages (résistance au poison, faiblesse face au froid, immunité à la paralysie, incapacité à utiliser certains matériaux comme le fer…). Je faisais le premier donjon pour tester, et ça s’arrêtait là, sauf pour un ou deux avec lesquels j’ai poursuivi l’aventure longtemps.
Dans tous les cas, on peut déduire de ces différentes expériences que mon désir d’exploration de toutes les possibilités du jeu commence avec mon désir d’exploration de toutes les possibilités de la feuille de personnage… pour s’y arrêter parfois. Non pas par intention calculée — je ne passe pas autant de temps à créer un personnage pour le jeter 5 minutes plus tard, mais pour avoir « le meilleur perso » qui m’amènera à la fin du jeu —, mais plutôt par dilettantisme. En effet, entre temps, de nouveaux titres, ou plus simplement les aléas de la vie, et attirent davantage mon attention, me faisant interrompre ma partie avant même qu’elle n’ait commencé.
Slave to the Grind
Deuxième action « stupide et répétitive » : le grind à outrance. Bien connu des amateurs de hack’n’slash et de meuporg, celui-ci consiste à tuer des monstre à la chaîne, afin d’engranger assez d’expérience pour augmenter de niveau, et accessoirement, de l’or ou des objets rares. L’augmentation de niveau permet bien sûr d’avoir accès à de plus hautes caractéristiques et compétences, et de rendre la partie plus facile. En soi, c’est « seulement » répétitif, et parfois indispensable (notamment pour les hack’n’slash). En effet, dans la plupart des RPG, chaque monstre tué rapporte un certain nombre de points d’expérience d’une part, et d’autre part, chaque augmentation de niveau nécessite un certain nombre de ces points d’expérience. L’intérêt du grind est donc évident, même quand il y a d’autres sources de gain d’XP (comme l’accomplissement d’une quête). Mais le plus souvent, plus on augmente de niveau, plus il faut d’expérience pour passer aux niveaux suivants, et plus l’écart se creuse entre le temps passé à grinder et le gain d’XP qui s’amenuisent. Quand l’écart devient abyssal et qu’on persiste à grinder quand même, la stupidité n’est pas loin…
Curieusement, ma toute première expérience du grind n’a pas été sur un RPG, mais sur un antique jeu de plate-formes/action de Konami, Maze of Galious sur MSX. On ne gagnait ni expérience, ni niveau. Mais à terme on pouvait recharger ses points de vie, ressource très précieuse pour ce jeu aux mille dangers, et on pouvait gagner de l’or sur le cadavre de chaque ennemi tué (on ne parlait pas encore de « loot »). Pour gagner des points (et de l’argent), il suffisait de tuer des monstres. Or, ceux-ci réapparaissaient quand on changeait de tableau, puis qu’on revenait au tableau initial. Je sélectionnais un monstre pas trop dangereux (du genre, un ver de terre), et le labeur commençait : tuer le ver de terre, changer de tableau, revenir pour constater que le ver de terre a réapparu (on ne parlait pas encore de « respawn »), attendre qu’il vienne vers soi (lentement), le tuer, changer de tableau, revenir, le tuer, changer…
Pour en revenir aux RPG, mon expérience de grind la plus marquante est sans conteste The Witcher premier du nom. D’une part, parce que les créatures y respawnaient toutes les 24 heures. D’autre part, parce que plus on augmentait de niveau, moins on gagnait d’expérience pour chaque créature tuée. Par exemple, un type de créature qui faisait 75 points d’XP au niveau 5 ne rapportait plus que 60 points, puis 50, puis 40, 30… jusqu’à descendre à seulement 5 points (le minimum) à haut niveau, sachant que le nombre de points d’XP pour augmenter de niveau s’accroissait sans cesse. Or, à l’acte 3, les marais voisins de Wyzima, la ville principale du jeu, abritaient une grotte contenant 6 coquatrices, véritables réservoirs à expérience même à un niveau relativement élevé. J’ai donc passé un nombre considérable d’heures à répéter le même cycle : rentrer dans la grotte, tuer les coquatrices, sortir, méditer (un sorceleur ne dort pas, il « médite ») devant la grotte pendant 24 heures, tuer les monstres qui se sont agglutinés autour de moi (c’est toujours ça de gagné en XP), rentrer à nouveau dans la grotte pour la nettoyer, sortir, méditer, faire le ménage devant la grotte, rentrer dedans, la nettoyer, sortir… J’ai dû gagner 15 à 20 niveaux par ce biais !
Dans d’autres jeux, j’ai profité du respawn pour me transformer en stakhanoviste du grind, même si c’était au final pour amasser une « récompense » assez dérisoire compte tenu du temps et de l’effort fourni. L’exemple le plus marquant qui me vienne en mémoire est Diablo 2. Certes, le gameplay de ce jeu est basé sur le loot d’objets rares, et sur la probabilité qu’ils apparaissent (ou pas) sur le cadavre d’un ennemi particulier, ce qui favorise le grind, puisqu’on a envie de revenir voir cet ennemi une fois qu’il respawne pour le tuer, le retuer… jusqu’à obtenir une récompense intéressante. Mais il n’y a pas forcément besoin de respawn pour grinder. Ainsi, dans Arcanum, quand on se déplaçait par « fast travel » d’un point de la carte à un autre, il n’était pas rare qu’on se fasse attaquer par des monstres plus ou moins imposants, ce qui générait un combat, permettant d’engranger un peu d’XP. J’avoue, par moments, avoir abusé du fast-travel pour cette seule raison. On peut également citer Two Worlds ou Les Royaumes d’Amalur, deux RPGs à la carte tellement vaste (associée à un respawn rapide) qu’il suffisait de l’explorer un minimum pour avoir une pelletée de monstres à tuer et d’expérience à engranger. Ou The Technomancer, plus compact mais également plus généreux en gain d’expérience.
Un dernier jeu à mentionner pour le grind est Mount & Blade et son standalone, Warband. Ici, pas de monstres qui respawnent, mais une arène dans laquelle on peut se battre, encore et encore, avec diverses armes. Cela permet de se familiariser avec le maniement des différentes armes, et aussi d’engranger un petit peu d’expérience et d’argent. On peut dire qu’à mes yeux, Mount & Blade a été pour le grind ce que Neverwinter Nights 2 a été pour la création de personnage : tout le temps que j’ai consacré à ce jeu depuis que je l’ai découvert fin 2005 (lorsqu’il n’était qu’en version bêta) a été de me battre dans l’arène et d’augmenter lentement, très lentement, mon niveau ainsi que mes revenus. Et j’en ai un souvenir délicieux, surtout dans la bêta où dès le début on pouvait tester le combat à cheval. Peut-on dire que j’ai « joué » à Mount & Blade ? Je n’en suis pas sûr. D’un côté, j’y ai passé des dizaines d’heures. De l’autre, ces dizaines d’heures étaient presque exclusivement consacrées à une seule tâche ultra-répétitive, qui m’a fait passer à côté de 95% du jeu. Cependant, j’en garde un excellent souvenir, et le peu que j’ai vu du jeu m’a énormément plu.
Enfin, puisqu’on parle de variantes du grind, il convient de mentionner le temps passé à taper, non pas sur des monstres, mais sur des caisses et des tonneaux, afin de grapiller de l’or, des objets ou des ingrédients alchimiques (que ce soit dans les Neverwinter Nights, les Divinity ou les Elder Scrolls). Ce besoin de fouiller dans toutes les caisses, comme celui d’ouvrir tous les coffres et d’extraire toutes les plantes, a comme moteur le désir d’explorer le jeu de fond en comble en pillant méthodiquement toutes ses zones. On s’enrichit un peu plus, et on est certain de n’avoir rien laissé de côté… sauf peut-être l’histoire, qui ne progresse pas. Et éventuellement le roleplay, mis à mal par tout ce temps passé à fouiller dans les poubelles.
En tout cas, voici un nouvel exemple de mécanisme que j’embrasse parfois à l’excès, toujours dans un souci de complétion. Sauf que cette fois, il s’agit d’une part d’explorer les compétences, pouvoirs et niveaux les plus élevés qu’on puisse atteindre, et d’autre part, de rendre la progression dans le jeu plus facile. Mais à force de me focaliser sur cette tâche, je cours à nouveau le risque d’en oublier mon objectif d’origine, qui est de terminer l’aventure. Et, quand les circonstances s’en mêlent et me font interrompre ma partie, de voir cet objectif s’envoler avant même d’avoir réellement essayé de l’accomplir.
C’est toujours les mêmes gestes
Troisième exemple d’actions « stupides et répétitives » : à peu près tout (ou presque) ce que j’ai pu faire dans les Elder Scrolls, du deuxième (Dagerfall) au cinquième (Skyrim). Il faut dire que la nature même de Daggerfall m’y a incité. Tout d’abord dans ce jeu, beaucoup de choses étaient générées automatiquement, que ce soient les 55000 km2 de superficie, les donjons, ou les quêtes. On mentionnera en particulier les quêtes de guilde, et en particulier celles proposées par la guilde des combattants, qui consistaient en général à tuer des animaux (rats, ours, tigres…) dans la cave d’une maison, ou des monstres plus importants (orcs, centaures, géants…) à l’entrée d’un donjon. Sans avoir à le parcourir pour compléter la quête, donc (et quelque part, c’était tant mieux, parce que certains gros donjons, de par leur nature aléatoire, étaient à la fois gigantesques et dépourvus de cohérence architecturale). Dans les épisodes suivants, on retrouve aussi des quêtes aléatoires : par exemple, dans Skyrim, les Jarls ont toujours un géant ou un groupe de bandits à nous faire tuer, et la Guilde des Voleurs a toujours un objet à nous faire dérober.
Ensuite, l’expérience ne se gagnait pas en tuant des monstres, mais en exerçant ses compétences. C’est le coeur même du gameplay des Elder Scrolls depuis Daggerfall : un voleur n’augmente pas de niveau, donc ne devient pas un meilleur voleur, en tuant des trolls à la chaîne, mais en utilisant ses compétences de voleur, comme le crochetage et le pickpocket. Partant de là, quand on jouait un mage, la voie royale pour augmenter de niveau était de lancer des sorts, peu importe lesquels ou le contexte : qu’on les lance sur quelqu’un ou dans le vide, c’était du pareil au même. Ma principale activité dans Daggerfall a donc été, une fois mon entrée acquise dans la guilde des mages, d’acheter des sorts peu coûteux en mana (ou d’en créer moi-même une fois atteint le bon rang), de trouver un lit, et partant de là : de lancer des sorts jusqu’à épuisement complet de ma réserve de mana, de me coucher pour refaire le plein, puis de relancer des sorts jusqu’à épuisement, puis de me recoucher, lancer, coucher, lancer, coucher, etc… Ce faisant, j’ai « rapidement » augmenté mes compétences et mon niveau.
J’ai refait la même chose dans Morrowind, Oblivion et Skyrim, avec quelques « améliorations ». Jusque-là, on n’a parlé que des compétences magiques. Mais on peut appliquer le principe aux autres skills. Ceux qui ont joué à Morrowind ont très probablement parcouru le monde en sautant comme des cabris pour devenir plus athlétiques. Dans Skyrim, il suffit d’attendre que quelqu’un soit couché, de se mettre en mode discret, de lui donner une grosse somme d’argent, puis la lui retirer, la lui redonner, etc… pour augmenter très rapidement sa compétence « discrétion ». Pour travailler son attaque sournoise, il suffit d’invoquer une créature de bas niveau (comme un loup), puis de l’attaquer par derrière en mode discret, ce qui a pour effet de la « tuer » en un coup. Et pour les compétences de combat, une fois acquis le cheval Crindombre (qui nous est donné quand on atteint un certain rang au sein de la Confrérie Noire), il n’y a plus qu’à le frapper encore et encore avec toutes les armes de poing possibles, vu que cette brave bête se régénère très vite (à condition bien sûr de prendre des armes de mauvaise qualité, afin de causer des dommages minimes). Pour en revenir aux compétences magiques, une autre astuce consiste à prendre à part son cheval, de lui lancer un sort de destruction d’une main, et un sort de guérison de l’autre main. Ce qui permet de faire travailler deux compétences à la fois sans enlever aucun point de vie à sa monture.
C’est ainsi que j’ai passé des centaines d’heures sur les Elder Scrolls, espacées sur des années, sans jamais toucher à la quête principale d’aucun de ces jeux, à l’exception du dernier. Dans Daggerfall, j’ai passé presque tout mon temps à augmenter mes compétences magiques et résoudre des missions à la chaîne pour la guilde des guerriers et celle des magiciens. Même chose pour Morrowind, en rajoutant quand même quelques quêtes de la légion impériale et des différentes maisons dunmer. Dans Oblivion, je suis allé au boût de toutes les quêtes de guilde, mais j’ai arrêté ma partie juste avant de toucher à la quête principale. Skyrim est en fait le seul que j’aie complété jusqu’au bout (exception faite de la guilde des guerriers et des DLC), mais les quelques heures que j’ai passé à libérer Bordeciel du double joug d’Alduin et des impériaux ne doit compter que pour 5 à 10% du temps total que j’ai consacré à ce jeu. Une pichenette comparé au temps passé à augmenter patiemment toutes mes compétences. Et pourtant, je conserve de cette série un souvenir délicieux, au point d’en faire l’une de mes sagas vidéoludiques préférées, aux côtés des Mass Effect et des (Heroes of) Might and Magic.
Encore une fois, l’intention de départ était de finir tous ces jeux en étant certain d’en avoir fait le tour. Pour les Elder Scrolls en particulier, le « plan » initial est : 1/ m’inscrire à toutes les guildes possibles à commencer par celle des mages et des combattants, 2/ pousser à leur niveau maximum mes compétences (notamment les compétences magiques, les plus faciles à faire monter), 3/ compléter les quêtes de guilde, 4/ compléter les autres quêtes secondaires (spécifiques aux différentes zones, régions, divinités …), et enfin, 5/ terminer la quête principale avec la satisfaction d’avoir fait tout le tour du jeu. Mais une fois de plus, mon dilettantisme ou les circonstances extérieures provoquent le plus souvent l’interruption de la partie entre la troisième et la quatrième étape.
A tricheur, tricheur et demi
Il me faut à présent évoquer une quatrième action, qui n’a rien de répétitif, mais qui est tout aussi « stupide », et surtout beaucoup plus honteuse à avouer : la triche.
Certes, l’augmentation de compétences telle que je l’ai décrite dans les Elder Scrolls peut être considérée plus ou moins comme une manière de « cheater », ou de « jouer » avec les faiblesses du système. Mais les formes de triche dont je veux parler sont d’une autre nature.
La première concerne l’utilisation intensive de guides, solutions complètes ou « walkthrough »… voire la consultation de vidéos de type « let’s play ». Les raisons sont multiples. La plus « avouable » est la volonté de ne rater aucune quête secondaire, donc d’explorer le jeu jusqu’au bout et (très accessoirement, bien sûr), de ne pas passer à côté de la plus petite opportunité de gagner de l’expérience (donc un niveau supplémentaire), de l’argent, ou des objets rares plus rapidement. Je me contente dans ce cas de retenir le nom de chaque quête, ainsi que l’endroit où on peut l’obtenir. Une autre raison beaucoup plus triviale est la volonté « d’aller plus vite », soit parce qu’il est désagréable d’être bloqué et de tourner en rond, soit parce que le jeu est bientôt termine et qu’après 40 heures, 120 heures, 200 heures passées dessus, on a hâte d’en voir la fin. Une troisième raison, corollaire de la précédente, est l’anticipation de ce qu’il me reste à faire pour terminer le jeu.
Je me suis retrouvé dans le premier cas pour une tripotée de jeux, à des degrés divers : les Might & Magic, les Elder Scrolls depuis Oblivion, les trilogies Mass Effect et Witcher, Game of Thrones… En fait, on peut dire que j’ai expérimenté cette forme de « triche » sur la quasi-totalité des RPGs auxquels j’ai joués récemment, puisqu’il n’y en a pas un que j’ai fait sans consulter un walkthrough d’une manière ou d’une autre. Ce qui rend cette action « stupide », c’est le risque de spoiler, surtout si on est en présence d’un RPG scénarisé doté de multiples embranchements et retournements de situation, à l’image d’un Star Wars : Knights of the Old Republic, d’un Jade Empire, ou de la quasi-totalité des RPGs actuels.
En effet, cela vaut-il vraiment la peine de sacrifier irrémédiablement l’effet de surprise pour grapiller une poignée d’XP supplémentaire, ou pour être sûr d’emprunter le « bon » embranchement ? D’ailleurs, puisqu’on en parle, la volonté d’atteindre à tout prix la « bonne » fin de l’histoire, et donc de retirer ce qu’on croit être le meilleur de cette expérience de jeu, n’est-elle pas un leurre qui nous fait passer à côté de ce qui fait le véritable intérêt de cette histoire, de cette expérience ? C’est-à-dire la possibilité qui nous est offerte de choisir nous-mêmes le destin de notre personnage, de prendre nos propres décisions quitte à nous tromper, d’en assumer les conséquences bonnes ou mauvaises… bref, de nous impliquer moralement dans le jeu, et d’en retirer une leçon comme dans un jeu de rôle digne de ce nom ? (c’est précisément pour éviter un tel gâchis que je me suis interdit de consulter tout spoiler pour Life is Strange, bien que ce soit un jeu d’un autre genre) Enfin, la volonté d’explorer le jeu de fond en comble justifie-t-elle qu’on supprime une partie de ce qui fait le plaisir de cette exploration, à savoir le hasard, le tâtonnement, les caches et passages secrets (qui du coup cessent de l’être) ?
La deuxième forme de triche, encore plus honteuse, concerne l’utilisation de cheat codes et d’éditeurs de personnages. Les raisons sont évidentes : éviter d’être bloqué trop longtemps face à des adversaires trop coriaces, et profiter plus rapidement des avantages et des pouvoirs qui sont conférés à haut niveau. J’ai pratiqué cette triche (sans guillemets cette fois) dans un certain nombre de jeux : Diablo 2, Inquisitor, Wizards & Warriors, Wizardry 8, Vampire la Mascarade : Redemption, Icewind Dale, Ultima 9… mais aussi des jeux d’autres genres, à l’instar de Duke Nukem 3D. Parfois j’essayais les cheat codes dès le début de la partie, impatient que j’étais de tester mes pouvoirs ou d’aller au bout de l’aventure sans être gêné par des créatures nuisibles. D’autres fois, je jouais pendant un certain nombre d’heures de manière « honnête », avant de craquer sous l’effet de la frustration. Le « craquage » pouvait prendre diverses formes : rajouter ce qu’il fallait d’or pour acheter un objet convoité mais seulement celui-là promis-juré, booster un peu mes pouvoirs existants qui augmentaient trop lentement à mon goût, modifier l’équipement pour que le début de l’aventure soit un peu moins rude (les aventuriers d’Icewind Dale qui débarquaient en robe et en bâton me faisaient un peu pitié), etc…
Malheureusement, la plupart du temps, l’effet immédiat de ce dopage a eu pour effet d’annihiler complètement le plaisir de jouer, et de me faire interrompre prématurément la partie. L’exemple le plus emblématique est encore une fois Diablo 2. Quand j’ai commencé à y jouer à sa sortie, mon plan initial était de grinder à outrance dans les premières zones du jeu avant de progresser plus avant, afin que le reste ne soit qu’une promenade de santé. C’était stupide, j’en conviens. Mais j’ai fait quelque chose d’encore plus stupide quand, lassé de passer autant de temps à grinder pour un gain d’XP minime, j’ai décidé d’accélérer les choses en utilisant un éditeur de personnage. La première fois que j’y ai eu recours, je me suis octroyé toutes les compétences au niveau maximum, pour me rendre compte qu’hormis quelques effets visuels sympathiques, la partie n’avait plus aucun intérêt. Par la suite, j’ai recommencé à jouer depuis le début avec de nouveaux personnages, et presqu’à chaque fois, je grindais « honnêtement » avant de recourir à un éditeur pour le doper plus vite. Certes, j’avais retenu la leçon, et plutôt que de lui octroyer toutes les compétences, je restais « raisonnable ». Mais même de manière modérée, la triche tuait le plaisir de jouer. Ce n’est que récemment que j’ai entamé une partie complètement honnête, en laissant tomber le grind et en poussant mon personnage jusqu’au bout de l’aventure, sans artifice ni dopage, en gagnant chaque combat à la sueur de mon front, au prix de quelques morts certes, mais c’était peu cher payé comparé à la satisfaction d’une victoire méritée. Et c’est en terminant le jeu en mode normal que j’ai enfin compris comment se jouait Diablo 2, à savoir que ce premier mode de difficulté n’était qu’un échauffement pour les niveaux de difficulté suivants, lesquels nécessitaient de bien faire attention au loot et à l’évolution de son personnage pour maximiser les bonnes compétences. Dire qu’il m’a fallu y jouer une quinzaine d’années pour enfin comprendre son gameplay !
Enfin, il me reste à vous parler d’une troisième forme de triche plus sournoise, qui s’apparente aussi au grind, et que je n’ai expérimentée que pour un seul jeu : Mordheim : City of the Damned. Ce n’est pas à proprement parler un CRPG, mais il s’y apparente un peu, car c’est un jeu de combat tactique au tour-par-tour dans un univers de dark fantasy (adapté d’un jeu de plateau dérivé de Warhammer), où l’on dirige une petite escouade de mercenaires qu’on envoie combattre contre les factions rivales. Chaque combat rapporte de l’expérience, aussi bien pour notre escouade que pour ses membres, qui peuvent à terme augmenter de niveau, accéder à de nouvelles compétences, et améliorer leur équipement.
Sans rentrer dans les détails du gameplay, je peux au moins évoquer la raison qui m’a fait tricher à ce jeu : l’impossibilité de sauvegarder sa progression avant d’entamer une mission, que ce soit une simple escarmouche ou un scénario de campagne. Quand on perd (que ce soit une mission ou un membre de son escouade), ou quand on ne gagne pas assez « bien », on ne peut pas revenir en arrière. Ce qui rend la progression particulièrement pénible, surtout quand une de nos unités rate plusieurs fois un jet d’attaque qui avait pourtant 80% de chances de réussir. Or, cette progression est indispensable si l’on veut débloquer certaines unités. C’est alors que j’ai eu envie d’accélérer les choses en créant un compte Steam auxiliaire, en rachetant le jeu pour ce compte, et en jouant des missions d’escarmouche en « multijoueurs » contre moi-même. Et effectivement, j’ai pu atteindre les plus hauts niveaux pour mon escouade, que ce soit en compétences ou en équipement. Certes, j’y ai passé un temps insensé : 60 à 70 heures sur les 90 consacrées à ce jeu, espacées sur deux mois, à l’exclusion de tout autre jeu et même d’une partie « normale ». Et certes, cela n’a même pas suffi à terminer la campagne, à cause d’une erreur tactique stupide lors d’une mission qui m’a fait perdre une grande partie de ce que j’avais construit, et qui ma dégoûté de continuer. Cela dit, même si je m’en veux parfois d’avoir gaspillé un temps aussi considérable et aussi exclusif sur une activité aussi « masturbatoire », et tout ça pour une récompense dérisoire, curieusement je ne me sens pas coupable ni honteux d’avoir eu recours à ce procédé.
Consonance ludo-narrative ?
En effet, c’est le fait de tricher (et grinder) de la sorte qui m’a permis, quelque part, de « rentrer » réellement dans le jeu, de découvrir ses mécanismes avancés, d’apprendre à y jouer, et au final, de l’apprécier. Car Mordheim, aussi frustrant et déséquilibré soit-il, a de nombreuses qualités. En particulier une magnifique reconstitution graphique et sonore de l’univers si particulier de Warhammer, mélange de renaissance et de dark fantasy. Il m’est arrivé plusieurs fois, au beau milieu d’un tour de jeu, d’envoyer mes créatures sur des points particuliers du champ de bataille, notamment les structures les plus élevées, afin de contempler avec leurs yeux le panorama, et d’apprécier la poésie macabre qui se dégageait des ruines d’une cité autrefois majestueuse.
De même, dans le premier Mass Effect, je n’ai eu aucun remords d’avoir effectué mes balades en Mako avec l’aide d’une carte pour arriver plus rapidement aux points d’intérêt des différentes planètes (ressources, dévoreurs, caches de Cerberus…). Il faut bien avouer que celles-ci étaient vides, répétitives… en un mot, chiantes. Ce ne sont donc pas les scrupules qui m’étouffaient lorsque j’ai décidé d’abréger leur exploration, tout en prenant soin d’en retirer tout ce qu’il me fallait. Et pourtant, je garde un souvenir émerveillé de ces balades. Parce que même si les planètes étaient vides, on s’y croyait quand même. La sensation de liberté, même bridée par des cartes limitées, même contrebalancée par le manque de contenu sur ces cartes, n’en était pas moins présente et grisante. Et même si je savais à l’avance où chercher quoi, ce n’était un frein, ni à l’imagination, ni à l’imagination. Je n’étais pas en train de cliquer bêtement sur un emplacement précis de la map pour augmenter des stats qui me permettraient plus tard d’acheter de l’équipement. Je n’étais pas en train de nettoyer une base dont le level design était copié-collé sur celle d’une dizaine d’autres planètes où la seule chose qui changeait, c’était la couleur de l’atmosphère. Non, rien de tout ça ! J’étais en pleine chevauchée fantastique, à bord de mon destrier à quatre roues, sur des planètes lointaines dont les paysages désertiques exprimaient, non pas la pauvreté du level design, mais la solitude des grands espaces, et le souvenir inquiétant des civilisations disparues. Autant de sensations délicieuses, malheureusement abandonnées dans les autres opus de la trilogie au profit d’un scanner vaguement amusant et d’un Hammerhead indigent.
Quant à la triche plus prononcée, celle qui utilise les cheat codes et les éditeurs de personnage, j’ai bel et bien dit plus haut qu’elle avait eu pour effet, la plupart du temps, d’annihiler mon plaisir de jouer. « La plupart du temps », oui, mais pas toujours. A contrario, quand j’ai joué à Might and Magic 7 et 8, j’ai dopé à outrance mes personnages et ce dès le début de l’aventure. Et pourtant j’y ai joué jusqu’au bout sans jamais m’ennuyer, sans jamais me départir de mon émerveillement. Sans doute parce qu’une fois le danger évacué, je pouvais me concentrer sur d’autres aspects du jeu, et les apprécier pleinement. En tout cas, ces deux titres font partie de mes expériences vidéoludiques les plus mémorables et les plus intenses. On peut même parler d’imprégnation, tellement ils m’ont marqué.
Enfin, puisqu’on parle d’expérience mémorable et intense, j’aimerais évoquer à nouveau mon attachement aux Elder Scrolls. Oui, les trois quarts du temps que j’ai consacré à cette série étaient réservées uniquement à effectuer des actions « stupides et répétitives », et ce uniquement pour monter de niveau en prévision d’une campagne principale que je n’ai pratiquement jamais commencée (exception faite de Skyrim). Oui, le temps que j’y ai passé était en lui-même insensé, surtout pour ne rien en faire. Oui, les combines que j’ai imaginées pour perfectionner ces compétences constituaient l’antithèse du « roleplay » (Crindombre, mon vieil ami, si tu me lis…). Et pourtant, je n’ignorais pas que je pratiquais mes sorts et mes autres compétences dans la chaleur d’un foyer, que ce soit la Guilde des Combattants dans Daggerfall, l’Université Arcane dans Oblivion, la Guilde des Mages de Balmora dans Morrowind ou l’Académie de Fortdhiver dans Skyrim. Un foyer où je pouvais dormir en sécurité, auprès de camarades bienveillants, à l’abri du danger. Un danger encore mortel à mon niveau, que j’avais éprouvé dans mes premières minutes de jeu, et dont je devinais la menace, que ce soit par un écho venant de dehors (Morrowind), ou par une promenade au clair de lune dans le cloître extérieur de l’Académie (Skyrim). Et ce sentiment d’appartenance, ce cadre chaleureux dans lequel mon personnage a pu s’épanouir d’opus en opus, ont toujours fait partie de mes souvenirs vidéoludiques préférés.
Tout ça pour en revenir à la question initiale : « qu’est-ce que je peux bien leur trouver, à ces jeux qui me font faire des actions aussi stupides que répétitives des heures, voire des dizaines d’heures durant ? » Eh bien, peut-être que ce sont ces mêmes actions qui m’aident à créer un lien fort avec ces jeux, en m’obligeant à me concentrer sur certains aspects pas forcément évidents, mais qui une fois révélés, peuvent procurer du plaisir en abondance. Peut-être aussi qu’à force de répéter ces actions encore et encore, mon imagination prend le dessus, pour y projeter des sensations, des sentiments, des souvenirs… qui finissent par donner un charme, voire une âme, à ce stakhanovisme forcené. Peut-être qu’à l’opposé, je fais n’importe quoi et joue n’importe comment, et dans ce cas les « actions stupides » ne sont pas induites par le jeu mais par ma façon de jouer (c’est dans Canard PC que j’ai lu que si on décidait de jouer Skyrim de manière chiante, la partie serait effectivement chiante), mais même dans ce cas, il arrive que le jeu soit tellement bien réalisé qu’il arrive à transcender ma propre stupidité.
Dans tous les cas, force est de constater que le plaisir de jouer se trouve aussi dans des mécanismes de jeu dont la répétitivité n’a d’égale que l’apparente stupidité. Car après tout, mêmes ces mécanismes racontent une histoire. Et le fait même de les aborder, peut importe la manière dont nous nous y prenons (que ce soit pour s’y conformer, pour en abuser, pour les détourner ou au contraire pour les éviter), nous permet à notre tour de raconter notre histoire.
Tags: CRPG, jeux de rôle, RPGShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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