On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

Allemagne : deux ans après Winnenden, où en est-on ?

Par • le 21/4/2011 • Entre nous

Winnenden, État de Bade-Wurtemberg, Allemagne.

Le 11 mars 2009, un adolescent issu d’une famille aisée pénétrait dans son ancien lycée, situé à Winnenden dans la banlieue de Stuttgart, et ouvrait le feu. Bilan : 16 morts, dont le tireur. Comme celui-ci était réputé pour jouer à Counter-Strike (entre autres), les « killerspiele » ont immédiatement dégusté. Des chaînes de magasins les ont retirés de leurs rayons. Les initiatives visant à les combattre, voire à les interdire, se sont multipliées. Des LAN-Parties et des tournois d’eSport ont été annulés par différentes municipalités. Bref, le lynchage politico-médiatique a atteint son paroxysme.

Oui, je sais, je me cite beaucoup, mais puisque j’ai couvert l’évènement, on ne m’en voudra pas trop d’en profiter. Toutefois, si l’autopromotion vous fatigue, je vous recommande vivement la lecture de l’article The Battle for Germany, écrit (en anglais) par l’organisateur des tournois d’eSport annulé par les municipalités de Stuttgart et Karlsruhe. Il décrit non seulement le climat actuel, mais aussi sa genèse depuis Erfurt, et cerise sur le gâteau, il décrit parfaitement le système allemand « d’indexation » qui fonctionne comme une interdiction officieuse pour les jeux les plus « violents ».

Mais revenons à nos moutons. Sous de tels auspices, l’année 2010 s’annonçait mal. Et pourtant, je trouve qu’elle a été relativement calme. Tout comme 2011, d’ailleurs, du moins pour l’instant. Explication:

D’un côté, aucune loi n’a été votée pour interdire les « killerspiele » (contrairement à ce qui s’est passé en Suisse), et aucun décret n’est venu se rajouter aux lois existantes. De telles mesures ne font même pas partie du programme de la coalition au pouvoir, et le gouvernement a finalement décidé de ne pas en rajouter, d’autant qu’une pétition anti-prohibition a recueilli plus de 70 000 signatures avant d’être envoyée au Bundestag.

De l’autre côté, il est vrai que les détracteurs de la violence vidéoludique n’ont pas désarmé, loin de là. Mais tant qu’il n’y a pas d’initiative politique concrète derrière, ce n’est que de la gueule. Et très souvent, la violence verbale de certains d’entre eux n’est que l’expression de leur impuissance.

Rudolf Weiß
(Mediengewalt e.V.).

Certes, sur le plan scientifique, l’association Mediengewalt e.V., qui regroupe presque tout le gratin des chercheurs anti-« killerspiele » (dont Werner Hopf et Michael Wallies), a sorti ses griffes contre le « fascisme virtuel ». Elle est de plus en plus présente sur le terrain des idées à travers ses études, ses communiqués de presse et la participation de ses membres à divers colloques sur « l’addiction » aux jeux vidéo. En dehors de l’association, Sabine Schiffer et Rudolf Hänsel (qui vient de publier un livre sur la question) ne sont pas en reste. Mais comme je viens de le dire, derrière les outrances verbales se cache le dépit des vaincus. Le gouvernement allemand a renoncé à interdire les « killerspiele », malgré tout ce qu’ils ont pu dire et écrire. Ils sont amers, et dans leurs communiqués (comme celui sur Modern Warfare 2), ils ne s’en cachent même pas.

Sur le plan politique et médiatique, qu’en est-il ? Si aucune initiative concrète n’est à déplorer, il y en a toujours un ou deux pour pousser une gueulante sans lendemain. C’est inévitable, et ces sorties méritent rarement l’attention, sauf quand elles s’illustrent par leur hypocrisie, leur ridicule, ou les deux. Et de toute manière, elles sont largement compensées par des initiatives plus « positives », comme la BundestagsLan qui a eu lieu en février dernier.

La nouveauté de 2010, s’il y en a une, est la dégradation des relations entre les joueurs et les détracteurs de (certains aspects de) leur loisir. Certes, elles n’ont jamais été au beau fixe, comme on peut s’en douter. Mais malgré tout, ça et là, un minimum de dialogue s’était instauré. Malheureusement, plusieurs évènements l’ont fait voler en éclats.

Christian Berg.

Le premier fut « l’affaire Christian Berg ». Celui-ci, comédien, metteur en scène et écrivain pour la jeunesse, se désolait que depuis quelques années, les enfants assistant à ses spectacles se mettent à applaudir les personnages de méchants, sans parler de leur manque d’attention pendant ses séances de lecture. Il en a déduit (ne me demandez pas pourquoi) que les « killerspiele » en étaient les principaux responsables, et en janvier 2010, il a lancé une initiative pour les interdire (et pour donner des livres aux enfants). Comme on pouvait s’y attendre, les sites spécialisés n’ont pas tardé à tomber sur cette initiative et à la donner en pâture à leurs lecteurs, lesquels se sont rués sur le site de Christian Berg et ont inondé son guestbook et son adresse email de messages hostiles, parfois orduriers ou menaçants. Ce qui a eu pour effet de renforcer ses convictions sur les « killerspiele », de l’inciter à refuser tout dialogue avec la « communauté des joueurs » ou les sites spécialisés (qui pourtant, dans leur majorité, ne demandaient que ça), et de médiatiser la « campagne de haine » dont il faisait l’objet. La presse généraliste s’en est fait l’écho, et l’association Mediengewalt e.V. a publié un communiqué de presse pour soutenir Berg et déplorer la « radicalisation de la gamer-szene ». Tout cela en l’espace de 3 mois, après quoi… plus rien. On n’a plus entendu parler de Christian Berg, ni de son initiative, et son site est toujours en cours de rénovation.

Hardy Schober, de l’AAW.

Le deuxième évènement fut le regain d’activité de l’AAW (Aktionsbündnis Amoklauf Winnenden), l’association des familles des victimes de la tuerie de Winnenden. Suite à une de leurs initiatives (qui leur avait valu à eux aussi une pelletée de messages hostiles voire haineux), la VDVC (Verband für Deustchlands Video-und Computerspieler, la principale association de joueurs allemands, les a rencontrés) et a obtenu fin 2009 qu’ils renoncent à demander l’interdiction totale des « killerspiele ». Cependant, au début de 2010, ils ont collecté 85 000 signatures d’une pétition lancée bien avant cette rencontre, qui demandait une telle interdiction (ainsi qu’un contrôle beaucoup plus strict des armes à feu). L’accord, qui n’était après tout que verbal, est devenu caduc et ils ont envoyé la pétition au Bundestag. La VDVC a écrit à l’AAW pour demander des explications, et celle-ci, au lieu de répondre, a appelé à la rescousse des scientifiques de Mediengewalt e.V., qui ne se sont pas faits prier pour ensevelir ces manants de gamers sous une montagne de mépris. Et lors de la cérémonie anniversaire de la tuerie, l’AAW a réitéré son appel à l’interdiction des « killerspiele » (sans rencontrer beaucoup d’écho, il est vrai : une ligne dans les journaux, et c’est tout).

Regine Pfeiffer.

Le troisième évènement concerne Regine Pfeiffer, sœur du criminologue Christian Pfeiffer et adversaire comme lui de la violence vidéoludique. Elle s’était fait connaître des joueurs pour avoir traité Electronic Arts de « compagnie de porcs » à cause du jeu Le Parrain. Chose rare chez les opposants aux « killerspiele », elle est allée directement sur les forums et sites spécialisés pour défendre et clarifier sa position contre vents et marées, ce qui avait permis d’instaurer un début de dialogue. Depuis, la Frau Pfeiffer était devenue une interlocutrice respectée des joueurs. C’était avant que la chaîne féminine Frau TV ne diffuse fin 2010 un reportage consacré à la violence contre les femmes dans les jeux vidéo, dont le titre suffit à donner un aperçu du contenu : « Eine tote Frau bringt 100 Punkte » (littéralement : « le meutre d’une femme rapporte 100 points », le manuscrit se trouve à cette adresse). Parmi les jeux mis en cause, on trouve GTA et Heavy Rain, aux côtés d’une flopée de mini-jeux Flash publiés sur le Net. Devant les nombreuses réactions d’incrédulité provoquées par ce reportage ainsi que par la contribution de Regine Pfeiffer, celle-ci a tenu à se justifier sur son site. Il en ressort, entre autres, que Heavy Rain encourage sciemment la violence faite aux femmes, et que GTA 4 contient des passages volontairement antisémites. Certains de ses interlocuteurs, peu convaincus par sa justification, ont préféré couper les ponts avec elle. Depuis, elle a refait parler d’elle à l’occasion du drame de Fukushima, en interpellant les joueurs sur la banalisation du nucléaire dans certains de leurs jeux (dont les Fallout et les Command & Conquer), mais ce n’est pas allé plus loin.

Outre ces trois évènements, on peut essayer de compter le nombre d’interviews de détracteurs des « killerspiele » et de débats les mettant en scène parus dans la presse spécialisée, jusqu’en 2009, puis après 2009. On se rendra compte qu’avant une certaine date, certains sites comme Krawall.de n’hésitait pas à dialoguer avec des personnalités comme Christian Pfeiffer et Rainer Fromm (lequel, en retour, contactait ces mêmes sites et forums pour débattre avec les joueurs). Mais en 2010, plus rien. Certes, il y a eu quelques débats, comme celui autour de 1378(km). Mais il ne s’agissait que d’un seul jeu, et dans l’ensemble, chacun a campé sur ses positions. On ne peut pas dire qu’il y ait eu de part et d’autre une véritable volonté de comprendre le point de vue de l’adversaire.

En conclusion, ce qu’on peut retenir de l’année 2010, c’est qu’il n’y a pas eu de bataille de grande ampleur autour des « killerspiele », et que les polémiques, pour la plupart, ont tourné court. La bonne nouvelle, c’est qu’aucune initiative contre ces jeux, qu’elle soit politique ou législative, ou qu’elle provienne de la société civile, n’a été concrétisée. La mauvaise nouvelle, c’est que l’absence de polémique signifie une absence de dialogue. Et pour cause : entre les détracteurs des jeux « violents » et les défenseurs du jeu vidéo, l’incompréhension est totale, et la rupture est consommée. Non, ce n’est décidément pas une bonne nouvelle.

Tags: , , , , , , ,

est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
Email | Tous les posts de

4 commentaires »

  1. Déjà bravo pour l’honnêteté du papier. Parce qu’un type qui écrit sur un objet a toujours tendance à en faire le point autour duquel le monde effectue ses rotations quotidiennes. Là par contre, on comprend bien que ce n’est plus le sujet…

    Reste que si on s’accorde sur les premisses, pourquoi regretter l’absence de dialogue ? Ne pourrait-on pas dire que cette question est réglée ? Y’a-t-il encore un intérêt à discuter avec les anti alors même que le jeu vidéo est désormais intouchable ?
    Alors si ce n’est pas sur une question de principe, qu’est-ce qui te fais regretter l’absence de dialogue sur ce sujet ? Quel risque y a-t-il ?

  2. NON MAIS J’HALLUCINE.

    Une inconscience des dangers du nucléaire à cause de Fallout ou C&C ?!

    Et Stalker alors?!

    Ah ces allemands…

  3. Salut Steph (es-tu le Steph/Eidolon d’Interface-jv ?), et désolé d’avoir mis si longtemps à répondre, mais j’avais toujours d’autres choses à faire. Je vais enfin pouvoir consacrer du temps à ton message :

    Donc, pourquoi regretter l’absence de dialogue avec les « anti » ?

    Tout d’abord parce qu’on n’est pas censés être opposés. Beaucoup « d’anti » sont avant tout des « anti-violence des médias » en général, pas forcément « anti-jeux vidéo », et pas forcément réductibles à leur opposition à la violence vidéoludique. De plus, pour eux, cette lutte n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour une cause plus générale. Pour certains, c’est la protection de l’enfance. Pour d’autres, c’est la lutte contre le consumérisme, ou contre la violence à l’école. Pour d’autres encore, c’est l’éducation aux médias. Les raisons sont multiples, mais ce sont des causes dans lesquelles moi aussi je peux me reconnaître, et qui sait, peut-être que j’aurai envie de m’investir dedans. A défaut, je peux au moins être d’accord avec eux sur certains principes, à savoir que certains jeux n’ont strictement rien à faire entre les mains d’enfants.

    Ensuite, dire que « le jeu vidéo est intouchable », c’est aller un peu vite en besogne. Certes, il y a de plus en plus d’initiatives « positives » qui se multiplient de la part de certains politiques, mais elles sont parfois à double tranchant. Par exemple, la cérémonie des Deutscher Computerspielpreis, dont je ne parle pas dans l’article, parce qu’elle mérite un article à part. D’un côté, on promeut les jeux vidéo « à caractère éducatif ». De l’autre, on écarte sciemment les jeux qui contiennent un tant soit peu de violence au motif que parce qu’ils sont « violents », ils n’ont aucun mérite artistique. Et parmi ceux qui ont poussé à l’organisation de cette cérémonie, on trouve des gens partisans de l’interdiction totale des « killerspiele » comme Joachim Herrmann. A mon avis, il n’y a aucun risque de cabale contre le jeu vidéo en tant que tel (l’épilepsie, c’était il y a longtemps), mais il y a toujours un risque de cabale contre la violence vidéoludique. Et à défaut de cabale, il y a un risque de « domestication » du médium de la part de personnes extérieures et indifférentes à son sort.

    Enfin, quand j’ai parlé des « anti-killerspiele », j’ai surtout cité ceux qui venaient de la société civile, mais il ne faudrait pas oublier les politiques de tous bords. Entre les conseillers municipaux verts qui ont obtenu l’annulation de LAN-Parties dans leur ville (sachant que Stuttgart et Karlsruhe ne sont pas de simples petites bourgades) et les ministres de l’Intérieur CDU/CSU qui appellent régulièrement à la prohibition totale des jeux qui les dérangent, il y a encore beaucoup d’hommes et de femmes politiques pour qui la violence vidéoludique peut et doit être éradiquée. Certes, comme je l’ai dit, on les entend beaucoup moins, et quand on les entend, ils intéressent de moins en moins de monde, mais ils sont encore en poste, et leur détermination est toujours là. Si un autre « amoklauf » a lieu, ce sera à nouveau le carnage.

    Bon, je dois arrêter là pour l’instant, mais j’y reviendrai.

  4. Salut Shane,

    1/ tu as vu juste pour mes origines, et 2/ merci pour la réponse.

    Je ne connais pas précisément la position des « anti » comme tu la connais, leur influence politique entre autre… ce que je voulais simplement pointer c’est que les forces « extérieures » qui pourraient le menacer dans son existence même me semblent véritablement moribondes. Mais avec tes précisions, je comprends un peu mieux ton intérêt pour leur discours. Et à vrai dire on dirait véritablement une « panique morale ». Il y a plus de points d’accord que de désaccord entre anti et pro, ce qui devrait – si je te suis – apparaitre avec un peu d’analyse. Je trouve que l’exemple de la limitation de certains jeux est parfait à ce titre, en effet il existe des jeux antisémites et à mon avis peu de monde serait d’accord avec leur diffusion à grande échelle.

    Ensuite, ce que je pointais avec « le jeu vidéo » est intouchable c’est son incroyable inertie économique – il pèse tellement lourd – associé au changement de génération – ceux qui vont arriver au pouvoir connaissent les JV depuis longtemps – qui fait qu’il est incontournable.

    En revanche, on pourrait dire qu’il existe une menace « interne » bien plus pernicieuse, parce qu’elle va avec l’assurance de son existence même. Le poids éco qui standardise, etc. Ajoutons à cela l’anémie critique – même si assez vivace ici et là – et il me semble qu’on peut être inquiet quant à la forme.

    Mais je comprends bien l’envie qu’on peut avoir de confronter ainsi arguments et contre-arguments, c’est, je trouve, très sain.

Ajouter un commentaire