On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

La parole à l’accusation : Rudolf Hänsel

Par • le 14/3/2011 • Entre nous

Rudolf Hänsel

Pour ce nouvel épisode de la série « La parole à l’accusation », qui se penche sur les détracteurs allemands de tel ou tel aspect de notre loisir, je vais vous présenter quelqu’un que j’ai déjà mentionné à plusieurs reprises : Rudolf « Rudi » Hänsel, qui est à mon sens le pire adversaire de la violence des jeux vidéo que l’Allemagne ait produit. « Le pire » dans tous les sens du terme : le plus résolu, le plus jusqu’au-boutiste, le plus influent (au moins à une époque), mais aussi le plus mauvais en terme d’argumentation ou de style, le plus sectaire et le plus nuisible pour le débat.

Da Spiel Ich Nicht Mit!
Premier ouvrage (collectif), publié en 2005.

Diplômé en psychologie, Hänsel a été de 1998 à 2001 le Recteur de l’Akademie für Lehrerfortbildung unde Personalführung (l’équivalent de nos anciens IUFM), avant d’intégrer de 2001 à 2007 la Schulberatungsstelle de Munich (littéralement « Bureau du Conseil Scolaire », cet établissement est en charge de centraliser toutes les unités de conseil pédagogique et psychologique d’établissements scolaires à l’intérieur d’un État). Il possède un homonyme spécialisé dans la « phytothérapie », c’est-à-dire la médecine par les plantes, mais les deux n’ont rien en commun. Il semblerait que le Rudolf Hänsel qui nous intéresse ne soit pas intervenu sur la violence des médias avant « l’amoklauf » d’Erfurt en 2002. En revanche, après cette tuerie, il organise des « séminaires de sensibilisation » sur les jeux vidéo aux côtés de son collègue Werner Hopf, qui servent à « déprogrammer » les jeunes gamers et à les guérir de leur « addiction ». Parmi les premiers joueurs ainsi convertis, on trouve Michael Wallies et Thomas Braumüller (nom d’emprunt d’un lycéen munichois, ex-« accro » comme Wallies mais souhaitant conserver l’anonymat). Il écrit également quelques articles dans diverses brochures pédagogiques. Mais c’est surtout en 2005 qu’il fait parler de lui en tant qu’éditeur (aux côtés de Renate Hänsel) du livre Da Spiel Ich Nicht Mit!(littéralement, l’expression se traduit par « je ne jouerai pas à ce jeu », mais en fait elle signifie « je ne suis pas d’accord »). Ce livre, véritable bible des adversaires germanophones de la violence des médias, est une compilation d’articles écrits par les plus résolus d’entre eux : les Hänsel eux-mêmes, mais aussi leurs amis et leur entourage (Werner Hopf, Peter Büttiker, Michael Wallies, Thomas Braumüller), ainsi que des grosses pointures comme Manfred Spitzer, Werner Glogauer, Helmut Lukesch ou Dave Grossman, qui présente deux chapitres de son livre On Combat, traduits en allemand pour l’occasion (voir la table des matières pour plus de détails).

Game Over!
Deuxième ouvrage, publié en 2010.

En 2007, notre bon docteur prend sa retraite et émigre à Wallenwil, en Suisse, où il travaille en tant que pédagogue. Il continue de rédiger des articles dont la plupart sont publiés et traduits en diverses langues par l’hebdomadaire suisse Zeit-Fragen (pour la traduction dans notre langue, Horizons et Débats, qui est l’édition francophone du journal), et signe en 2008 « l’Appel de Cologne contre les jeux violents ». Il intervient également dans divers débats et conférences, comme par exemple une audition du Parlement Européen de 2007 sur la question de la violence des jeunes, ou une conférence munichoise de 2009 sur l’enfance et les médias audiovisuels (aux côtés de Rudolf Weiß, Michael Wallies et Sabine Schiffer). En Suisse en particulier, il participe en 2009 à la fondation de la VGMG ou Vereinigung gegen mediale Gewalt (littéralement « Association contre la Violence des Médias ») qui fait suite à l’action de Roland Näf-Piera, député socialiste du Canton de Bern (et autre signataire de « l’Appel de Cologne »), pour une interdiction totale des « killergames », comme on les appelle là-bas. Suite à des révélations sur son passé sectaire, il semble s’être fait plus discret. Mais cela ne l’a pas empêché d’écrire et de publier en octobre 2010 son deuxième livre, Game Over! Wie Killerspiele unsere Jugend manipulieren (littéralement, « Comment les killerspiele manipulent notre jeunesse ») au sein d’une maison d’édition d’ultragauche. Comme son nom l’indique, ce livre se focalise cette fois sur la violence des jeux vidéo, comme la plupart de ses articles.

Avant toute chose, je vous recommande de lire d’abord les deux liens suivants en guise de mise en bouche (dites-vous qu’il y en a plein d’autres du même tonneau) :

Les jeux de tueurs de l’armée américaine doivent être renvoyés à leur origine (avec Renate Hänsel, début 2009) : http://www.horizons-et-debats.ch/index.php?id=1511

Conduire la jeunesse dans une voie constructive (avec Renate Hänsel, fin 2009) : http://www.horizons-et-debats.ch/index.php?id=1901

Passons maintenant à l’article dont je vous présente la traduction (effectuée comme toujours par l’ami Stefan). A ma connaissance, il n’a été publié nulle part ailleurs que le site de la VGMG, et c’est l’un des rares qu’Horizons et Débats n’a pas traduits, mais à ce stade, ça n’a pas d’importance. Le fait même qu’il parle du jeu Six Days in Fallujah, encore non publié de nos jours, importe peu. En réalité, cette traduction n’est qu’un prétexte pour vous présenter le personnage, ses idées et sa façon de penser. Bonne lecture, donc… comme d’habitude.

Ça ne devrait pas exister à l’intérieur d’une société civilisée !

Le massacre impuni de Falloujah est censé devenir un « killerspiel »
par Rudolf Hänsel (juin 2009)

Sous le titre « Iraq, the Videogame. War is hell. Should it be a game? », une incroyable annonce est parue dans le Wall Street Journal du 6 avril 2009, reprise 2 jours plus tard par le suisse Tagesanzeiger : « le combat réel en Irak devient un killerspiel ». Le massacre gardé secret des forces armées américaines et britanniques contre la population de la ville irakienne de Falloujah en novembre 2004 est censé devenir un killerspiel « ultra-réaliste », produit par un développeur de jeux vidéo américain (Atomic Games) et co-financé par les services secrets US de la CIA, avec un budget d’environ 20 millions de dollars, puis commercialisé début 2010 par une entreprise de distribution japonaise (Konami) sous le titre « Six Days in Fallujah ». La jeunesse devrait ainsi pouvoir apprendre l’histoire de la guerre en combattant elle-même.

Afin de pouvoir mesurer à quel point ce projet des Services Secrets est malade et criminel, il faut encore une fois reconsidérer ce qui s’est passé en novembre 2004 à Falloujah. Le film documentaire « Fallujah : The Hidden Massacre », diffusé par la chaîne gouvernementale RAI24 le 8 novembre 2005, qui est publiquement accessible en tant que vidéo via « Google », donne un portrait sans fard de ce « Guernica du 21ème siècle » (www.antikriegsforum-heidelberg.de).

Le massacre caché

En novembre 2004, la coalition de guerre anglo-américaine a perpétré un massacre silencieux envers les habitants de la ville irakienne de Falloujah durant lequel, selon les affirmations du Croissant Rouge [NDT : ONG de secours aux civils membre de la Croix-Rouge], plus de 6000 civils et résistants irakiens auraient été tués de façon barbare. Les armes chimiques qui ont été employées par la coalition de guerre, telles que les bombes incendiaires de napalm et de phosphore blanc, ainsi que des bombes à fragmentation et des explosifs lourds, ont créé un véritable enfer parmi la population de Falloujah (http://en.wikipedia.org/wiki/Fallujah,_The_Hidden_Massacre). Avec leurs attaques « shake’n bake » (« fais sauter comme des crêpes »), les résistants et les civils ont été débusqués de leurs cachettes à l’aide de bombes incendiaires, puis exterminés à l’aide d’explosifs lourds. Ces armes, qui ont été proscrites par le droit international, ont laissé des milliers de carcasses noircies et fondues de l’intérieur, des corps d’hommes, de femmes et d’enfants mutilés et un paysage en ruines.

Cet enfer qui a duré des semaines a été documenté par des US Marines par le biais de vidéos, de photos et d’articles de journaux, et a servi de modèle au studio de développement de la CIA qui s’est spécialisé en programmes de simulations de combat pour militaires. Par ailleurs, on a mis à disposition des producteurs du matériel secret des forces américaines ainsi qu’une douzaine d’officiers et d’historiens qui ont servi de conseillers. Une deuxième version de ce « jeu » de tueurs est prévue et devrait être utilisée comme simulateur d’entraînement pour les recrues des US Marines.

Il s’agit d’une atrocité de guerre, impunie à ce jour, pour laquelle aucun Président américain ou Premier Ministre britannique n’a demandé pardon auprès des survivants de Falloujah ou du peuple irakien ni accordé de réparation, qui forme le scénario historique d’un « jeu » de tueurs.

Les jeunes sont censés apprendre le métier de la guerre comme pour de vrai

Mais la démence ne s’arrête pas là. Le Président du studio de jeux s’est également expliqué auprès du Wall Street Journal sur le sens de ce produit ignoble. Selon lui, le projet « Six Days » doit être plus qu’un simple jeu ou divertissement, mais plutôt « une sorte de nouvelle forme de documentaire » (www.tagesanzeiger.ch du 08.04.09). Qu’est-ce qu’on va documenter, ou plutôt déformer ? Est-ce qu’on souhaite, grâce à ce « jeu », légitimer rétrospectivement un crime de guerre, afin qu’on puisse le répéter encore et encore de manière ludique pour s’entraîner dessus ? Le joueur, en contrôlant dans ce « jeu » de guerre des soldats américains, doit pouvoir – selon des magazines informatiques connus – revivre une expérience de guerre « particulièrement » proche de la réalité grâce à laquelle il apprend l’histoire de la guerre en combattant lui-même. Il doit ainsi pouvoir être immergé façon « montagnes russes émotionnelles » au coeur du combat (www.pcgames.de du 16.04.09). En bref, le degré de réalisme des jeux vidéo va monter d’un cran grâce à ce projet. Voilà donc le but de l’association criminelle entre l’Industrie du jeu vidéo, le Pentagone et la CIA. A l’aide de ce logiciel de divertissement provenant de leur marmite empoisonnée, ils veulent décerveler notre jeunesse et neutraliser leur empathie pour qu’ils puissent exécuter le métier de la guerre sans états d’âme dans leurs futures missions.

L’indignation contre ce plan malade et criminel montre ses premiers effets…

Cependant, une grande partie de l’humanité a toujours une conscience. Après la publication, par le studio de développement de japonais Konami, des détails sur le « jeu » de guerre lors de conférences de presse aux États-Unis et en Europe, ils ont reçu une volée de critiques dans la presse britannique et américaine, de la part des vétérans de guerre, des familles des soldats tombés en Irak, et d’autres associations anti-guerre. L’idée dans son ensemble a été jugée malade, abominable et criminelle, et le principe même de gagner de l’argent sur la tombe des soldats morts au front a généré la plus grande réprobation. Le père d’un soldat anglais s’est indigné dans le Daily Mail : « je vais tout faire pour que le jeu soit interdit, sinon dans le monde entier, au moins en Grande-Bretagne. » (http://www.eurogamer.de/articles/sperrfeuer-gegen-konamis-fallujah-spiel) Personne n’a encore fait remarquer que la population de Falloujah, qui a subi tant d’outrages, ainsi que le peuple irakien, allaient être à nouveau déshonorés par un tel « jeu ».

Mais le scandale naissant a incité l’entreprise de distribution japonaise Konami à prendre la décision fin avril de ne pas publier le jeu : « après avoir constaté les réactions autour du jeu aux États-Unis, et après avoir entendu les opinions envoyées par téléphone et par email, nous avons décidé il y a plusieurs jours de ne pas publier le jeu. » (www.golem.de/print.php?a=66741)

… mais la production CIA du « jeu » de tueurs continue

Toutefois, cela signifie uniquement que « Six Days in Fallujah » ne sera pas distribué par Konami, et que d’autres entreprises de distribution récupèreront les droits ainsi libérés. Entre autres parce que les ressources financières pour la suite de la production sont assurées grâce à la participation de la CIA. Dans une interview donnée à Newsweek le 15 juin (« The Battle Over the Battle of Fallujah ») le Président du studio de développement justifie à nouveau la production en cours du « jeu » de tueurs encore une fois par le fait qu’il permet de rendre hommage à la belle performance des US Marines et qu’après tout, il ne s’agit que d’un jeu (http://www.newsweek.com/2009/06/05/the-battle-over-the-battle-of-fallujah.print.html).

Faire appel à la volonté humaine et politique pour empêcher ensemble ce produit ignoble

Une société qui se dit civilisée ne peut pas se laisser faire de cette manière. Nous devrions tous ensemble faire appel aux volontés humaines et politiques pour empêcher la réalisation et la distribution de ce produit ignoble à l’échelle mondiale. L’ONU pourrait nous aider à mettre de tels « jeux » au ban de la société, de les proscrire et de lancer un appel aux pays concernés afin qu’ils renoncent à la production et à la diffusion de ces jeux. Le peuple irakien ne doit pas subir à nouveau le silence du monde soi-disant civilisé. Donnons une voix aux victimes du massacre de Falloujah et à leurs familles en empêchant ensemble ce massacre « virtuel ». « Celui qui cherche à faire du profit autour d’un tel crime », m’a dit un ancien diplomate, qui connaît très bien le peuple irakien et la ville de Falloujah, « est lui-même un criminel. »

Contexte:

« Le massacre qui a été perpétré en l’an 2004 par les troupes américaines et britanniques à Falloujah est l’un des crimes les plus graves qui aient été commis dans le cadre d’une guerre illégale et immorale. On estime que plus de 1000 civils sont morts du fait des bombardements et des raids dans les maisons. Les forces américaines ont lancé l’attaque sur Falloujah en prétendant qu’il n’y avait plus de populations civiles à l’intérieur de la ville. Toutefois, plus de 50 000 personnes étaient restées dans leurs maisons et ont dû subir en première ligne la violence et les armes chimiques. (…) Créer un jeu autour d’un crime de guerre et faire du profit sur des milliers de morts et de blessés est une abomination. Le massacre de Falloujah doit rester dans les mémoires comme quelque chose de honteux et d’horrible, il ne doit pas être glorifié ni passé sous silence au nom du divertissement. »
(communiqué de presse : http://www.techradar.com/news/gaming/iraq-game-amentary-under-fire-590737)

Remarques additionnelles (Shane_Fenton)

Sur Six Days in Fallujah lui-même, je me contenterai de rappeler que l’idée est venue de Marines qui ont participé aux affrontements et qui voulaient retranscrire leur expérience en jeu (voir l’article de The Escapist, généreusement donné par Ragny, pour plus de détails). On en pensera évidemment ce qu’on voudra, et personnellement, les FPS ou RTS sur les conflits dits « modernes » me gavent, entre autres parce qu’on se contente d’y « jouer à la guerre », de manière parfois racoleuse, sur des conflits qui ne sont pas terminés. Mais on peut au moins reconnaître à ces Marines une certaine légitimité pour parler de conflits qu’ils ont connus. Et eux, au moins, ont une idée de jeu à faire valoir (le fait que ce ne soit pas le type d’idées que je préfère n’a pas d’importance). Par ailleurs, la réaction de Konami de ne pas publier le jeu ne me plaît pas du tout. Je peux me tromper, mais j’y vois de la lâcheté, ainsi qu’un signe supplémentaire de l’incapacité chronique chez les gros éditeurs à assumer les controverses qu’ils provoquent, volontairement ou pas. Enfin, parmi les opposants au projet, on notera le contraste entre la réaction mesurée de Tracy Miller, mère d’un soldat tué en Irak, et celle, outrancière, de la Stop The War Coalition, ou pour l’occasion, celle de Rudolf Hänsel (on notera aussi la différence de traitement entre Newsweek et le Daily Mail, même si pour le coup, elle est archi-prévisible).

Sur Hänsel lui-même, il m’a été très difficile d’avoir des informations personnelles. Je n’ai pu retrouver pratiquement aucune photo de lui, hormis les deux qui illustrent cet article. Je ne sais même pas si Renate Hänsel, qui a co-écrit nombre de ses articles, est sa sœur ou sa femme, et pour tout vous avouer, je m’en fiche complètement : quand on les lit ensemble ou séparément, on se rend compte qu’ils se valent largement l’un l’autre. En revanche, je ne voulais pas trop m’étendre sur le fait que le bon docteur « Rudi » ait été membre de la VPM, ou Verein zur Förderung der psychologischen Menschenkenntnis (littéralement, « Association pour l’avancée de la connaissance sur la psychologie de l’être humain »), qui était répertoriée comme un « psycho-groupe », c’est-à-dire une secte, avant sa dissolution en 2002. Je ne sais pas si ce passé sectaire peut expliquer la relative discrétion qui entoure son récent ouvrage Game Over, à moins que ce ne soit sa publication aux éditions Compact, tenues par l’hurluberlu ultragauchiste et conspirationniste Jürgen Elsässer. Pour l’instant, une seule personne s’est dévouée pour faire l’éloge détaillé du livre (éloge reproduit dans le Neue Rheinische Zeitung où collabore Sabine Schiffer, et considérablement raccourci dans Horizons et Débats). Une autre personne, issue d’une association « pour des médias sans violence » qui a accueilli Hänsel en conférence, s’est fendue d’un communiqué de circonstance, et c’est tout. Parmi les joueurs allemands, la nouvelle de la publication a circulé rapidement, pour mieux en rire. On recensera une critique détaillée par le dénommé BBirke.

Mais pour ma part, je me fiche pas mal que Rudolf Hänsel soit affilié ou pas à l’ultragauche, la Secte des Adorateurs de l’Oignon, ou l’Amicale des Vieilles Soupapes. Ce qui me pose problème chez lui, ce n’est pas son passé ni son affiliation à je ne sais qui, mais ses écrits, son combat pour l’interdiction totale des « killerspiele », et les méthodes qu’il emploie pour le mener. J’ai dit plus haut que c’était « le pire adversaire de la violence des jeux vidéo que l’Allemagne ait produit. » Il est temps d’expliquer pourquoi.

Douglas Gentile et Werner Hopf. Le bon, la brute…

Je dois dire que depuis que j’étudie l’histoire et la littérature des détracteurs occasionnels ou réguliers des jeux vidéo « violents » ou pas j’ai rencontré de tout. Au-delà des clichés qu’ils peuvent véhiculer sur notre loisir ou qu’on peut véhiculer sur eux en retour, j’ai acquis la conviction que la plupart d’entre eux étaient des gens sincères, honnêtes autant qu’ils le pouvaient, convaincus d’œuvrer pour le bien-être de leurs semblables (surtout les enfants, que beaucoup d’entre eux sont amenés à côtoyer par leur travail), et animés d’intentions respectables. En un mot, des types bien. Certains sont devenus mes amis, comme les écrivains Christian Combaz (à qui je dois d’avoir commencé à écrire sur le sujet) et Jérôme Leroy. D’autres m’inspirent un profond respect, malgré des désaccords parfois tout aussi profonds, comme le Sénateur Leland Yee, l’activiste Regine Pfeiffer, ou les psychologues Craig Anderson et Douglas Gentile, les scientifiques les plus prolifiques sur les effets des jeux « violents ». D’autres encore me déçoivent par leur intransigeance ou leurs a priori contre le jeu vidéo, au point qu’il m’est plus difficile d’envisager un dialogue avec eux même s’il m’arrive de m’abandonner à cette idée. C’est le cas, par exemple, de Rainer Fromm ou de Christian Pfeiffer. D’autres, enfin, sont tellement enfermés dans une logique de « Guerre Sainte contre la Toute-Puissante et Multimilliardaire Industrie du Divertissement » qu’ils me coupent toute envie d’avoir affaire à eux, et même si je reste convaincu de la justesse de leur cause et de la sincérité de leur engagement, je suis obligé de rappeler, selon l’expression d’Elizabeth Lévy, que « posséder une belle âme n’autorise pas à en abuser ». J’ajouterai qu’on peut être à la fois une belle âme et un pauvre type. Si je devais un jour contacter Dave Grossman aux États-Unis, ou Werner Hopf et Sabine Schiffer en Allemagne, c’est l’une des choses que j’aimerais leur dire, mais pour parler franchement, je n’ai pas très envie de les contacter. Le pire… c’est que ce ne sont pas les pires.

En effet, tout en bas de l’échelle, on trouve les charlatans, les nuisibles et les cinglés qui n’ont même pas pour eux l’excuse de la juste cause ou des bonnes intentions, tellement leurs actions ou leurs écrits sont lamentables. Jusqu’à présent, je croyais que Jack Thompson était le pire d’entre eux. En termes de contribution négative au débat sur la violence des jeux vidéo, je le crois toujours. Mais dans mes moments de faiblesse, j’arrive à lui trouver des qualités. Parce qu’il faut en avoir pour être devenu pendant des années un « expert » ayant pignon sur rue à la fois au Congrès, à la Cour et dans les médias généralistes. Dans le cas de Rudolf Hänsel et de son « humanisme » éradicateur, j’ai du mal à éprouver autre chose qu’une aversion et un mépris sans bornes.

… et le truand.

Plus que ses prises de position, c’est le ton qu’il emploie, les mots qu’il choisit, qui m’inspirent une telle hostilité. J’étais déjà remonté contre Werner Hopf quand celui-ci affirmait qu’il n’y avait « pas d’autre solution » que l’interdiction totale de la violence des jeux vidéo (mais pas de la violence télévisée ou filmée). Au passage, je me marre à l’idée qu’un contempteur de l’idéologie néolibérale comme lui soit dans le même temps un adepte du TINA (« There Is No Alternative ») cher à Margaret Thatcher, mais passons. Avec Rudolf Hänsel, en revanche, on va beaucoup plus loin. En effet, selon lui, la recherche scientifique sur la violence des jeux vidéo « autorise une seule conclusion qui s’impose à la raison saine de l’être humain: les programmes électroniques conçus pour s’entraîner à tuer des êtres humains doivent disparaître du marché et être proscrits par la société. » Quant au jeu sur Falloujah, il « ne devrait pas exister à l’intérieur d’une société civilisée ! ». Il y a beaucoup de gens, notamment en politique, qui estiment qu’il n’existe qu’une seule pensée juste, c’est-à-dire la leur. On a même vu des candidats à la Présidence de la République s’arroger « le monopole du cœur ». Mais Hänsel, qui n’a que les mots “proscrire” et “interdire” à la bouche, va jusqu’à s’arroger le monopole de la raison, de la sanité, de l’humanité et de la civilisation. Rien que ça.

Tout cela m’autorise deux conclusions. La première : combattre ses ennemis, aussi détestables soient-ils, n’autorise pas à leur dénier leur humanité. La seconde : la défense de l’humanisme et la lutte contre la violence me paraissent peu compatibles avec le vocabulaire et la mentalité des Procès de Moscou. Et contrairement à Hänsel, j’admets qu’on puisse tirer d’autres conclusions que moi de ses articles. J’espère au moins que mes lecteurs sauront pourquoi j’estime qu’avec lui, on a touché le fond.

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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4 commentaires »

  1. Pfou, je te remercie d’avoir publié cet article vraiment très intéressant.
    Effectivement, le fond vient d’être atteint (ou pas, les hommes sont les meilleurs pour aller encore plus vers le pire).

    Cet article donne à réfléchir sur les nouveaux jeux de guerre.
    Peut-on faire faire jouer et donc montrer aux joueurs un conflit d’actualité? Ou le respect des belligérants, des victimes doit-il primer ?

    Après on est d’accord ou on ne l’est pas, tout le monde a son idée là-dessus. Personnellement, la violence étant omniprésente dans notre société, cela ne me choque pas; et même, cela pourrait avoir une visée culturelle, et idéologique.

  2. Allez, je lui ai trouvé un bon point (pas facile) : lorsque tout le monde s’émeut du fait de gagner de l’argent sur la tombe des soldats (US et UK donc), lui rappelle que personne ne pense aux victimes civiles locales.

    Alors oui c’est normal comme position (enfin pour moi) mais à la lecture de l’article ça ne ressort pas comme étant une préoccupation des critiques principales effectués par la presse (d’après lui bien sur).

  3. Comme dirait un ami :  » Quand on a touché le fond, on peut toujours creuser…  » … La position qu’il défend serait respectable s’il ne s’en servait pas comme pretexte pour lâcher sa haine – impressionante °° – sur le parfait bouc-émissaire…

    Personellement, vu le nombre de films et de fictions sur les guerres passées, présentes, futures et inventées… je vois pas pourquoi on n’en ferait pas des jeux. Bien sûr, on n’est pas obligé de prendre le point de vu du soldat, on pourrait imaginer un jeu qui mettrait dans la peau de refugiés après tout u_u’ Enfin… On peut rêver du jour où ces gens ne pourront plus parler ou être écouté.

  4. C’est bien problématique.
    Prenons l’article sur Horizons et Débats, qui est au passage un magazine que je recommande car lorsqu’il aborde des sujets plus classiques aux anciennes générations, il est plus qu’intéressant ; par exemple, sur un tout autre sujet bien plus important, l’agriculture, lisez ceci : http://www.horizons-et-debats.ch/index.php?id=2586 – ce n’est pas très long mais cela donne à réfléchir.
    Donc, pour en revenir à nos moutons…
    Les deux articles publiés chez H&D sur le jeu vidéo et les jeux violents déversent une large quantité de postulats bien fébriles, mais sous-tendent des peurs bien réelles. Rudi Hänsel n’est pas le seul dans ce domaine. Aux Etats-Unis, dans un registre plus sérieux et moins médiatisé que Jack Thompson dans les sphères du jeu vidéo, nous avons Lyndon Larouche, un poil allumé sur certains sujets. Ils sont tellement critiques, voire réfractaires à au divertissement sous de nombreuses formes, qu’il leur est difficile d’imaginer la violence dans un jeu, vidéo par exemple, comme autre chose qu’une incitation à la violence. Le côté exutoire est totalement passé à la trappe.

    En ce qui concerne 6 Days in Fallujah, je suis d’accord qu’il y a une dangereuse promiscuité entre faits réels récents et jeu vidéo. Outre l’aspect propagandiste évident, les jeux savaient être plus abstraits ou se détacher d’évènements réels avec plus de classe auparavant. Maintenant il existe une surenchère du violent, du réalisme voyeuriste.
    On ne peut s’empêcher de remarquer que les jeux ont le droit d’être violemment sérieux ou sérieusement violents que lorsqu’ils vont que dans le sens néo-impérial. Toute critique est muselée, au grand damne du premier amendement américain si cher aux des citoyens.
    Rendition: Guantanamo, par T-Enterprise, cela vous dit-il quelque chose ?
    Jeu censuré par l’administration de Barack Hussein Obama II. Le même homme qui avait promis de diffuser les photos des tortures d’Abhu Graib pour faire place nette avant de se faire élire avec 95 % du vote « noir » dans son sens (ce qui est pour le coup très critiquable lorsqu’on tombe aussi bas dans un exemple de discrimination positive où un homme est élu pour sa couleur), mais qui n’a que fait de reprendre le flambeau de Bush après son arrivée messianique au pouvoir. Du coup les démocrates ont les entend moins. :)

    On trouve aussi des générations de jeunes américains bien formés aux contrôles propres aux jeux vidéo, et facilement adaptables aux besoins de la guerre tactique et « chirurgicale », dans laquelle il devient facile de transformer une bidasse Playstation en tueur aux mains propres par le contrôle d’une machine de tir qui s’occupe de nettoyer un nid d’insurgés ou couler des bateaux à plusieurs centaines de kilomètres du « poste de travail ».
    Le manque de responsabilité tient dans le fait de ne pas former les jeunes à la critique du système, mais de produire des masses de crétins en puissance, capables en peu de temps de se trouver à la tête d’un drone qui tuera, pour X ou Y raisons relatives à l’échiquier géopolitique, des gens et peut être même des innocents ou des justes, sans que l’utilisateur – le User – ne se pose la moindre question vis à vis de ses actes. Comme le système américain, infect soit-il, est structuré de manière à encourager des millions d’adolescents à financer leurs études par le biais de prêts (mais on y arrive) ou par un tour dans l’armée, on y décèle un schéma bien huilé au final. Pour un pays aussi violent, aussi bien sur son territoire qu’à l’extérieur, ce n’est guère surprenant.

    Ce que l’on voit, c’est que le jeu vidéo violent n’est pas une cause, contrairement à ce qu’affirment les Larouche, Thompson et Hänsel, mais un rouage dans la désensibilisation et la fluidité de transposition du monde imaginaire ou monde réel, où la réalité meurtrière paraît si lointaine alors que les techniques de mise à mort sont de plus en plus promptes à l’absolution.
    Le monde occidental étant envahi de production lénifiantes et guerre critiques du modèle impérialiste yankee ne font qu’empirer la situation, lorsqu’on considère le temps passé devant des jeux en moyenne.
    J’ai bien hâte de voir de plus en plus de productions russes, turques, iraniennes, palestiniennes, sud-américaines et chinoises. Histoire de voir du pays, hein. Peut être une adaptation de La Vallée des Loups ? :)
    http://www.bruceongames.com/2009/08/24/video-games-as-propaganda/
    On attend avec impatience une critique intelligente de ces dérives dans le prochain remake de « Last Starfighter » (Hollywood fait tourner la planche à billets sur la nostalgie et le fast-shoot).

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