On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

Allemagne : Final Fantasy complice de meurtre ? (2ème partie)

Par • le 28/10/2015 • Entre nous

Il y a quelques mois, nous évoquions le massacre d’un couple de retraités dans une petite bourgade paisible d’Allemagne de l’Est, perpétré en 2007 par deux adolescents a priori sans histoires. Nous avons également passé en revue les gros titres de la presse allemande qui, sur le moment, n’a pas hésité à incriminer Final Fantasy VII (le jeu comme le film) ou « les jeux vidéo » au motif que les deux jeunes assassins auraient regardé Advent Children juste avant de commettre leur crime. Nous avons conclu en promettant de livrer la traduction d’un reportage complet sur ce double meurtre, afin de mieux nous plonger dans le contexte de l’époque. Voilà qui est fait.

Sabine Ruckert, qui a réalisé ce reportage publié le 21 juin 2007, était une journaliste du Zeit (le même journal où travaillait le père d’un des ados meurtriers), spécialisée dans les affaires criminelles et les erreurs judiciaires, auxquelles elle avait consacré deux livres en plus de nombreux articles. Elle s’est plongée dans le drame de Tessin pendant des mois (elle a confié plus tard qu’elle n’en dormait pas de la nuit), pour accoucher d’un de ses plus célèbres reportages, Wie das Böse nach Tessin kam (littéralement, « Comment le Mal vint à Tessin », qui lui a valu en 2008 le prix Henri-Nannen du meilleur reportage 2007, a été porté au théâtre, et a relancé quelque peu la polémique sur les « killerspiele ». C’est la traduction de ce reportage que vous allez pouvoir lire dès à présent. Comme d’habitude, nous nous retrouverons tout en bas pour quelques commentaires additionnels.

Comment le Mal est arrivé à Tessin (par Sabine Rückert)

Un samedi soir du mois de janvier, Felix D., âgé de 17 ans, accompagné de son ami, a sonné à une porte de son village. Ensuite, ils ont tué le couple qui y vivait avec une brutalité indescriptible. Voici une tentative de compréhension de cette tragédie.

C’est ainsi que l’on s’imagine la chute d’un météore qui détruit tout sur la surface de la Terre : on est sur sa terrasse, tranquille, il fait beau, on fume une cigarette, et on ne se doute pas un instant en l’allumant que c’est la dernière. Il n’y a pas de grondement, pas de secousses, pas de signe avant-coureur de la fin. Et puis, sans crier gare, le ciel est en flammes, le sol s’effondre sous ses pieds, et une tempête destructrice ravage tout ce qui existait – avant même que le cerveau ne l’aie compris.

Au petit matin d’une douce journée d’hiver du 14 janvier 2007, Karl-Heinz D., à l’époque président du comité d’entreprise du Zeit, chargé de la gestion interne de la maison d’édition, sort fumer une cigarette devant la porte de sa maison du village de Tessin. Nous sommes un dimanche, la veille il était au cinéma avec sa femme. Celle-ci est en train de boire du café dans la cuisine. Monsieur D. n’a pas encore vu ses deux enfants, Jana, 15 ans, et Felix, 17 ans, qui semblent toujours dormir. L’homme n’a pas besoin de veste, le soleil remplit la terrasse d’une lumière laiteuse. C’est à ce moment-là que son voisin s’approche de la clôture, et lui demande : « Est-ce que vous avez entendu ? Il paraît qu’hier soir deux personnes ont été tuées dans la rue Dorfstrasse – Je vais aller voir », réplique D., qui éteint sa cigarette et prend la voiture pour ces quelques centaines de mètres. Aujourd’hui, il dirait que la « curiosité vis-à-vis du lieu du crime » [NdT : traduction littérale du mot « Tatortneugier »] l’avait attiré, qu’il n’avait aucun pressentiment.

D. a tout de suite vu l’afflux de personnes auprès de la maison n°22. La police a quadrillé le lieu du crime. Tous les visages se tournent vers lui, le nouveau venu, sans dire un mot, quand il descend de sa voiture. D. est étonné. Pourquoi est-ce qu’ils me dévisagent comme ça, de manière ? De manière aussi troublante ? Aussi étrange ? Pourtant, il les connaît tous. Ils se retournent, gênés. Personne ne lui adresse la parole quand il traverse l’attroupement. Personne ne lui donne de réponse quand il pose une question. D. s’adresse à un policier : il veut savoir ce qu’il s’est passé. Le renseignement qu’on lui donne est laconique. Le couple E. aurait été poignardé cette nuit par deux adolescents de 17 ans. « Si vous voulez en savoir plus, merci de vous adresser au Parquet de Schwerin ».

Deux adolescents de 17 ans ? Une angoisse, petite mais insistante, noue la gorge de D. Son fils Felix a 17 ans. Mais celui-ci est bel et bien à la maison, dans son lit.

A moins que ?

Pourquoi tous ces regards ? Ces silences ? C’est là que D. aperçoit Mme le Maire dans la foule. Un personnage public. Elle lui dira certainement ce qu’il en est. Est-ce que mon fils est impliqué ? demande faiblement D., pendant que le bourdonnement envahit ses oreilles, et que le sol se dérobe sous ses pieds. Et avant que la femme ne puisse lui répondre, il a déjà compris.

Felix. Le garçon intelligent, le lycéen brillant, le fils bien éduqué, qui saluait poliment tout le monde. Il n’était pas comme ces vauriens qui font faire des nuits blanches à leurs parents. C’est pour cela que les D. ne pensaient pas qu’il était nécessaire de vérifier que Felix était bien au lit la nuit du 13 janvier, quand ils sont rentrés à la maison vers 22h30. Jamais la police n’avait attrapé Felix pour le ramener à la maison. Il ne faisait jamais de bruit, ne courait pas après les filles, il n’avait jamais été insolent, et ne s’était jamais battu. Il ne buvait pas, ne volait pas, et il allait rarement aux soirées. La drogue, les gangs de motards ou d’autres déviances d’adolescents contre lesquelles beaucoup de parents doivent se battre pendant des années, étaient épargnés aux D. Felix était différent : fiable, raisonnable, responsable. Un bon garçon, une perspective d’avenir. Du moins jusqu’au 13 janvier 2007 – en effet, vers 22h, deux cadavres baignaient dans leur sang à l’intérieur de leur maison de briques 22 rue Dorfstrasse. Massacrés à coups de couteaux de cuisine. Par Felix, le garçon modèle.

Avec son ami Torben, il a été arrêté sur le lieu même du crime, mais personne n’avait averti ses parents. Aucun officiel n’avait frappé à leur porte et ne les avait tirés de leur sommeil. Ce n’est que le lendemain que la police criminelle est arrivée pour fouiller dans la chambre du garçon, et a emporté son ordinateur. « Quand j’ai compris les ravages qu’il avait causés », dit Karl-Heinz D., « j’aurais voulu qu’il soit mort ». Plus tard, quand il a eu le droit de téléphoner à son fils, il a seulement dit : « N’essaie pas de t’en sortir avec des mensonges. Assume au moins ce que tu as fait. »

Le début de soirée du 13 janvier semble se dérouler paisiblement dans la maison D. Felix, son ami Torben, sa soeur Jana, et son amie à elle Eyleen, dînent avec les parents D. On mange des hot dogs, et les enfants se servent avec bon appétit. Rien, absolument rien, ne laisse présager que cette nuit allait finir en bain de sang. Le seul évènement extraordinaire pourrait être le fait que les garçons se soient portés volontaires pour débarrasser la table et la rendre impeccable. Aujourd’hui, D. connaît la raison de cet excès de zèle : « ils voulaient être seuls dans la cuisine afin d’accéder aux couteaux ». Felix et Torben en emporteront au moins six, 3 heures plus tard, lors de leur expédition.

Quand les parents D. sont au cinéma, les garçons se retirent dans la chambre de Felix pour regarder un DVD : il s’agit du film Final Fantasy VII. Une saga épique animée par ordinateur, dont Felix avait attendu l’apparition avec une grande impatience. Ensuite, ils partent pour l’arrêt de bus.

Tessin, un village situé à un carrefour de Mecklenburg près de Boizenburg, possède peut-être 200 habitants. D. met 40 minutes en train pour aller jusqu’à la rédaction du Zeit. La commune possède un joli petit étang, et à quelques pas, un arrêt de bus où se retrouvent les enfants du village, faute de mieux. Ce soir, ce sont Jana et Eyleen qui se trouvent là, avec d’autres gamins, dans l’obscurité de la soirée de janvier, à boire des Alkopops [NdT : boisson sucrée mélangée à de l’alcool fort] et à essayer de chasser leur ennui en caressant leur portable.

Felix s’adresse à Eyleen et la persuade de l’accompagner dans l’obscurité. Les garçons marchent avec la fille vers la maison quelque peu éloignée des E., et pénètrent dans leur hangar. Soudain, elle sent par derrière une poigne ferme. Les garçons la ligotent et la baillonnent maladroitement. Elle pense que c’est une blague, et par conséquent elle ne se défend pas plus que ça. Pourquoi le ferait-elle : Felix est le frère de sa meilleure amie, elle le connaît depuis des annés. Les deux garçons l’avaient déjà ligotée auparavant à un arbre afin de célébrer des « rituels sataniques » qui consistaient à allumer des cierges magiques. Et Felix avait déjà brandi le couteau contre elle dans la cuisine de D. en prononçant ces mots : « la voie du guerrier est insaisissable ! » – en plaisantant, semble-t-il. Il n’ peut s’agir – pense Eyleen – que d’une variante améliorée du jeu du cowboy et des indiens.

Cependant, cette fois, personne ne plaisantait. Eyleen est l’otage, mais elle ne le sait pas encore. « Ce soir encore, tu verras des cadavres », prophétise Felix. Ensuite, les deux garçons laissent l’otage dans le hangar, et sonnent chez les E. Le père ouvre, ils les connaît tous les deux. « Reno », dit Felix, c’est un nom issu de Final Fantasy qui sert de nom de code pour l’assaut. Les garçons sortent les couteaux et les tendent à la gorge de E.

A genoux !

Mais E. n’obéit pas, il se défend. Avec colère, il plonge sa main au devant des couteaux, et tout à coup il en tient un. Alors les intrus abandonnent toute inhibition, et le poignardent aveuglément, comme des possédés.

Pendant que l’homme, à terre, lutte encore pour rester en vie, les ados de 17 ans se ruent vers l’escalier, la femme doit être quelque part. Mais en chemin, ils tombent sur Florian, le fils des E., qui a le même âge qu’eux. Il se précipite vers une chambre, claque la porte derrière lui et se barricade. C’est là que sa mère, affolée, sort en hurlant de la chambre à coucher. Aussitôt, elle est transpercée par des lames, le médecin légiste comptera plus tard pas moins de 62 coups de couteau sur son corps. Les cris d’agonie de la femme rendent Felix encore plus agressif, de rage il lui met un coup de pied au visage.

Quand Antje E. est allongée, ensanglantée, poussant ses derniers râles, Felix envoie son ami Torben : il doit aller chercher l’otage dans le hangar. Eyleen doit être témoin du malheur qu’ils ont causé, alors elle arrêtera certainement de ricaner, et comprendra que le monde entier a raison de craindre Felix. Celui-ci tente, avec une violence incroyable, de forcer la chambre où Florian s’est barricadé. Heureusement, il y a un téléphone à l’intérieur. A 22h09, le Service de Secours de Schwerin reçoit un appel d’urgence qui décrit l’horreur en train de se produire dans la maison E :

Malade de peur, Florian essaie de convaincre l’officier qu’il est en danger de mort, que ses parents viennent d’être assassinés dans leur maison, et que l’un des assaillants cherche à le tuer lui, en ce moment même. Le pompier, qui entend un fort bruit de fond, croit d’abord à une blague de potache. Toutefois, de l’autre côté de la chambre barricadée, Felix, assoiffé de sang, pousse des cris de rage, fait les cent pas, se jette contre la porte, vocifère des menaces, crache, lacère frénétiquement le bois avec son couteau. Finalement, l’officier se résigne à croire l’adolescent et à envoyer quelqu’un, non sans rappeler ce que coûte une intervention sans objet.

Quand Florian raccroche, de l’autre côté de la porte, Torben et une Eyleen complètement effrayée sont arrivés sur les lieux. Felix remarque que la mère, noyée dans son sang, donne encore quelque signe de vie en respirant faiblement. Alors il s’acharne sur elle et demande explicitement à Eyleen de regarder la scène. Puis il poignarde violemment Antje E. une dernière fois, à la tête, pendant que la fille se détourne. En se redressant, il demande : « Alors, tu y crois maintenant ? ».

En bas de la maison, la porte principale s’ouvre. « Il y a quelqu’un ?! », interpelle un policier. Felix pointe le couteau sur la gorge d’Eyleen. Quand ils s’aperçoivent qu’il y a des morts et que les garçons ont un otage, les policiers se retirent immédiatement. Tandis que Torben se met progressivement à craquer et n’arrive plus à se concentrer, Felix semble garder son calme. Le plan consiste à voler la voiture des E. et de disparaître avec. Les garçons se faufilent avec leur otage par la porte de derrière. Ils ont pris la clé de la vieille Volswagen Polo blanche de la défunte. Torben s’assoit derrière le volant. Felix prend place à l’arrière, à côté d’Eyleen. Son poing, couvert de sang coagulé, tient toujours le couteau de cuisine. La voiture démarre en hoquetant et sans phares, dans l’obscurité de la nuit. Soudain, Torben appuie à fond sur le champignon, la voiture enfonce la porte du jardin initialement fermée et la clôture de la pelouse de l’autre côté de la route, avant de traverser l’enclos et de percuter une voiture qui était garée sur le chemin. L’équipée s’achève.

Les trois adolescents restent assis dans la Volswagen à l’intérieur de l’enclos, pendant plus d’une heure – aveuglés par les phares de police. Dès qu’un agent s’approche, Felix pointe le couteau sur la gorge de l’otage. Entre temps, il poignarde les sièges, les vitres, et le capitonnage du toit. Torben allume la radio, la musique de « N-Joy Radio » remplissant l’intérieur du véhicule. Cela plait aux garçons, leur humeur se relâche. Encerclés par des véhicules de secours et de police, ils parlent de la douce sensation de poignarder à mort un être humain. Ensuite, Felix avoue son amour à une Eyleen tétanisée, caresse ses cheveux avec ses mains souillées de sang, et lui demande s’il peut l’embrasser. Tout d’un coup, il pointe la lame sur sa propre poitrine, et demande à son ami s’il est prêt à mourir avec lui. Mais Torben ne veut rien entendre, il veut vivre. Ce n’est que quand Eyleen éprouve le besoin urgent d’aller aux toilettes que les criminels se rendent compte que leur situation est désespérée. Felix jette le couteau par la fenêtre, sur la pelouse, et descend de la voiture les mains en l’air.

La première idée – ou plutôt : le premier espoir – des parents après le drame, était que Felix soit devenu fou à lier, et qu’il ait provoqué le massacre dans un accès de démence. Un fou n’est pas responsable de ce qu’il fait. Est-ce que les ravages insensés de cette nuit pourraient être autre chose que l’oeuvre d’un malade ? Les termes psychiatriques tels que « psychose » ou « poussée de schizophrénie » apparaissaient soudainement aux D. comme un réconfort. Des termes techniques issus de la littérature médicale qui donnaient en quelque sorte un cadre scientifique à l’horreur que leur propre enfant leur avait infligée. Il doit y avoir un médicament contre ça, pensaient alors les D.

A présent ils en savent plus. Leur fils n’est pas malade, et ne l’était pas pendant le drame. Les deux jeunes meurtiers sont pleinement responsables du crime contre le couple E. Felix a été examiné par l’expert berlinois Hans-Ludwig Kröber, et le psychiatre et criminologue expérimenté n’a pu trouver aucun trouble mental. Depuis, les D. essaient de ne pas s’effondrer devant la certitude que le Mal est entré dans leur famille.

Tous les 15 jours, ils se rendent à la maison d’arrêt pour voir leur fils, qui a fait une tentative de suicide. Ils rentrent dans la salle des visiteurs, et c’est là que les attend à nouveau le garçon que Felix était avant le 13 janvier. Un gentil môme, un enfant doux, qui est curieux de savoir tout ce qui se passe à la maison. Parfois, il raconte des histoires bizarres de la vie quotidienne en prison. Parfois, il pleure. Le père est déchiré, écartelé : ici, son fils qu’il aime plus que tout au monde – là, un double meurtrier dont la cruauté dépasse son imagination. « Comment concilier ces deux images ? » pense D. « Comment supporter ça ? »

Quand on rend visite à la famille D. à Tessin, on a le sentiment quand on arrive d’atterrir dans un no man’s land. La route passe par des paysages dépourvus de présence humaine. En hiver, le blanc laiteux de la couche de neige se fond si parfaitement avec la brume que le visiteur pourrait se trouver dans un autre monde. En été, le silence paisible pèse lourd sur les champs. De la lumière couleur miel se déverse sur les arbres. Le vent joue avec les feuillages, et les araignées d’eau [NdT : il s’agit des insectes appelés « gerridés ». Bien qu’on les appelle « araignées d’eau », ce ne sont pas réellement des araignées, mais plutôt des punaises] gambadent sur les étangs. Ici, la vie n’est pas une rivière agitée, mais une flaque d’eau dormante. Tessin, un lieu pour des peintres à la retraite, ou des ornithologues à la recherche d’espèces d’oiseaux aquatiques disparus, un refuge pour des philosophes repus de la vie qui rédigent leur dernière thèse. Dans tous les cas, un lieu où on termine son existence. Celui qui espère encore quelque chose de la vie ne devrait pas s’y arrêter.

Quand les D. ont acheté, à Tessin, leur vieille maison de briques avec jardin, ils n’avaient pas réfléchi aux perspectives qui s’offraient ici pour les jeunes. Ils étaient originaires de Lunebourg, où le trafic routier devant chez eux était bruyant, et où les conflits entre voisins traversaient les murs. Ici, ils ont trouvé l’endroit et le calme nécessaires pour leurs deux enfants Felix et Jana. La mère extrait d’une boîte des photos de famille. Son mari, « Kally », avec Felix aux joues rouges sur ses épaules, âgé de 3 ans. Maman avec les enfants devant l’arbre de Noël. « Nous étions une famille tout à fait normale », dit-elle, « en tout cas c’est ce que nous avons cru. » Jeanette D. est une brune fragile, avec de beaux yeux fatigués. La tristesse l’a enveloppée. Jusqu’au crime de son fils, elle était montreuse de marionnettes. Toute la famille l’aidait. Pendant les vacances, ils voyageaient à 4, avec le théâtre de marionnettes, à travers les villes, et ils présentaient des pièces qu’ils avaient eux-mêmes écrites. Les poupées étaient bien travaillées, en grande partie réalisées à la main par toute la famille. Felix, qui au fil des ans s’intéressait de plus en plus à la techologie, était devenu responsable des effets son et lumière.

A présent, les marionnettes pendouillent dans leur petite chambre, accrochées au mur, inertes. Le théâtre est mort. Princesses et extra-terrestres, hiboux, diablotins, poulpes, sorcières, guignols et génies des eaux, tous regardent dans le vide, les bras ballants. « Comment quelqu’un qui a grandi avec ce genre de choses peut se mettre à tuer ? », demande le père à haute voix, brisant le silence. Et les poupées restent silencieuses.

Ce n’est que le jour suivant la perquisition que les parents ont trouvé le journal intime et d’autres textes de leur fils dans sa chambre. Tout était disposé sur l’étagère et dans le bureau, et la police n’a rien remarqué. En lisant ces carnets datant des deux dernières années, elle a commencé à prendre forme, cette personne étrange et sombre, qui était enfouie dans le coeur de Felix, et dont ils ne savaient rien : « de petits contes sur des perruches, avec des idées sombres et des fantasmes de meurtre. » Au fil des mois, les textes haineux sont de plus en plus nombreux, on trouve des listes de personnes à abattre, et des allusions à des actes violents et planifiés. A un endroit, Felix décrit comment il part de chez lui pour violer une fille, et finit par faire demi-tour. Dans un autre passage, il décrit un cauchemar dans lequel il se met à tuer des passants au hasard, frénétiquement. Il dessine des couteaux, ainsi qu’un viol entre des monstres et des guerriers.

Plus loin, il sombre dans le désespoir, et il maudit sa solitude. Le journal documente son supplice intérieur. Ici, quelqu’un demande le sens de son existence, et il n’entend que son propre écho. Ici, quelqu’un se languit d’amour pour une personne si proche de lui, mais il demeure enseveli sous ses propres inhibitions, ainsi que par la haine qu’il éprouve envers lui-même, comme un mineur au fond de sa mine. Vivant au sein de sa famille, Felix respirait, mangeait, dormait, parlait, et se sentait malgré tout entouré d’une zone de mort que personne ne remarquait ni ne franchissait.

Ce qui est encore plus déconcertant, c’est la collection de feuilles volantes qui se trouve dans son bureau. Ici, sous le titre Comment sauver le monde, Felix imaginait des plans d’extermination globale. Il s’imaginait dans la position de maître du monde, qui envoyait des bombes atomiques partout sur le globe. Son objectif était d’éradiquer les « sous-hommes ». Il entendait par là les faibles, les idiots, et tous ceux qui n’arrivaient pas à avancer dans la vie. « Comment notre enfant a-il pu être submergé par autant de haine ? », se demandent les D., décontenancés. Est-ce donc là leur Felix, qui voulait être agent de police ? Qui refusait la violence ? Qui distribuait des tracts dans son lycée de Boizenburg contre l’extrême-droite ? Qui partageait les engagements sociaux de son père et rédigeait avec lui un guide d’aide pour les chômeurs, censé montrer aux perdants de la mondialisation des pistes pour sortir de la misère ? Il n’y a pas si longtemps, Felix avait défendu Florian E., un élève en difficulté aux prises avec des skinheads (ce même Florian E. dont il allait poignarder les parents par la suite) – et dans le même temps, en silence, il sombrait dans des fantasmes fascistoïdes. Il était contre les droits des homosexuels et des femmes. Il était pour la peine de mort, et pour un système totalitaire.

Les idées primaires se trouvent probablement dans les journaux de tous les adolescents, mais tous les adolescents ne vont pas se mettre à tuer. Si les D. avaient trouvé les textes de leur fils il y a un an, ils les auraient probablement ignorés comme des divagations liées à la puberté. Mais après ce qui s’est passé 22 rue Dorfstrasse, les élucubrations de Felix s’éclairent sous un jour sinistre. Assis dans la voiture, il a expliqué qu’il avait choisi ses victimes parmi la famille E. parce qu’ils étaient faibles. Pour celui qui a lu les textes de Felix, cette explication prend tout son sens. Tandis qu’il dissimulait soigneusement ses idées destructrices aux adultes, pendant l’été, Felix bourrait le crâne de sa soeur Jana avec ses fantasmes de destruction du monde. « Il avait planifié la création de nouveaux états, des continents entiers devaient être réduits en cendres, et un nouvel homme devait être créé grâce à la manipulation génétique », dit-elle. Et quelles étaient leurs propriétés ? « Des guerriers beaux et musclés qui ne tomberaient jamais malades. » Tous les autres étaient inférieurs, et par conséquent devaient mourir – en particulier ses ennemis à lui, dans d’atroces souffrances. Et Felix s’imaginait cerné par de nombreux ennemis. « Il voulait aligner toute sa classe et les exécuter l’un après l’autre d’une balle dans la tête », dit Jana. « C’est à ça qu’il pensait, il en parlait tout le temps. » Mais Jana n’a pas donné l’alerte, et elle gardait pour elle les secrets de son frère, en partie parce que comme tous les autres, elle considérait Felix comme un être profondément inoffensif, en partie à cause d’une solidarité mal placée.


Il y a 2 ans déjà, Felix, qui était replié sur lui-même et isolé dans sa classe, avait projeté l’extermination de ses camarades. Ça aussi, Jana (qui avait 13 ans à l’époque) le savait, et elle l’avait oublié, parce qu’elle pensait que c’était sans importance. Le crime devait se produire pendant une sortie scolaire : Felix voulait s’emparer du voilier qui transportait la classe 9d devant la côte néerlandaise, et tuer tous ceux qui étaient à bord – hormis quelques jolies filles qui devaient rester en vie, le temps de satisfaire les désirs de leur ravisseur. Ce plan, Felix l’avait lui aussi écrit noir sur blanc sous un titre écrit dans un latin boîteux, Opus Magnus [NdT : la véritable expression est, comme nous allons le voir plus bas, « Opus Magnum », ou « Grand-Oeuvre »].

Après coup, la mère se rappelle de certaines anecdotes troublantes concernant son fils. Par exemple, quand son fils était rentré de l’excursion en voilier, il a dit : « ils l’ont échappé belle. » Elle était un peu étonnée, mais elle n’a pas posé de questions. Rétrospectivement, elle se rappelle également de quelques signes avant-coureurs. Dernièrement, Felix était très froid. « Tout d’un coup, il nous méprisait », dit Jeanette D., « moi en particulier. »

« Maman, je ne veux surtout pas devenir comme toi », lui aurait dit Felix en face, quelques semaines avant le passage à l’acte. « Tu est juste quelqu’un qui n’a rien à dire, tu n’as pas d’autorité, pas de pouvoir ». Jeannette D. s’est tue, mais elle était blessée, d’autant plus que Felix lui ressemblait beaucoup. Elle admet qu’elle se défend mal, et qu’elle ne supporte pas les conflits. Mais elle s’est tue également parce qu’elle pensait que les fantasmes de pouvoir caractérisent les gens qui se sentent impuissants, et que Felix appartenait à cette catégorie.

Depuis tout petit, il était un garçon sensible et extrêmement peureux. Déjà, en maternelle, les maîtresses s’étaient plaintes qu’il manquait de volonté. D’une intelligence au-dessus de la moyenne, mais très timide. Felix, l’enfant qui venait de l’Ouest de l’Allemagne, a été dès le début un marginal dans cette maternelle de l’Est qui portait encore l’empreinte de la RDA communiste. Auprès d’éducatrices peu délicates et d’écoliers un peu rudes issus de la campagne, Felix a eu rapidement la réputation d’être une couille molle. Contre lui, on pouvait jouer des coudes sans risque. Il en a été de même par la suite, tout au long de sa scolarité, où il restait seul dans son coin. « Quand il est arrivé au lycée en portant des bottes, ils se sont tout de suite moqués de lui », dit la mère. Les D. – sympathisants de Greenpeace et protecteurs de l’environnement – n’avaient jamais attaché d’importance aux signes extérieurs de richesse. Les grosses voitures et les voyages autour du monde étaient chez eux un prétexte pour aborder le sujet de la pollution, rien de plus. Jeannette D. dit qu’elle a connu beaucoup de citoyens de l’ex-RDA travaillant pour un salaire de misère, qui conduisaient pourtant les voitures les plus clinquantes, parce que chaque euro devait être investi pour son prestige personnel. Ni elle ni son mari « Kally » n’ont pu réussir à comprendre ce genre de comportement. Elle a donc trouvé d’autant plus étonnant que Felix commence tout d’un coup à son tour à se plier aux diktats de la société de consommation. Quand sa mère le conduisait à l’école, sans sa vieille Volswagen Passat, c’était pour lui une honte. Une telle honte qu’il cachait son visage derrière son cartable, et voulait descendre à un carrefour éloigné de l’entrée de l’établissement.

A l’âge de 11 ans, Felix s’est mis à sécher l’école pendant toute une semaine, parce que la fille la plus populaire de sa classe l’avait élu le garçon le plus laid. Ce n’est que 3 ans plus tard qu’il a été capable de raconter cette humiliation à sa mère. Toutefois, selon Jeannette D., Felix a gardé pour lui la plupart des insultes et des brimades que lui ont infligé les garçons de son âge. Il se sentait harcelé et s’isolait graduellement de sa classe.

A 13 ans, Felix a eu une opération de chirurgie esthétique, parce qu’il ne supportait plus ses oreilles décollées. Cette opération lui a laissé une cicatrice à l’oreille gauche. « Felix était profondément désespéré », se rappelle sa mère, « il s’est mis à pleurer violemment et à hurler : « je suis estropié ! « . Sa mère le consolait : « Allons, ça se voit à peine ! « . Mais Felix était inconsolable : « Maintenant, aucune fille ne tombera amoureuse de moi, jamais « . « Quand une fille t’aimera, elle t’aimera aussi avec une petite cicatrice », répondait sa mère. Mais elle ne pouvait pas convaincre son fils.

Au fur et à mesure, un millier de craintes se sont ajoutées à son sentiment d’infériorité : il avait l’impression d’avoir contracté les maladies les plus invraisemblables, comme Alzheimer ou la maladie de la vache folle ; il était poursuivi par la peur d’échouer au lycée, malgré ses très bonnes notes ; il se souciait de sa sœur, des finances de sa famille, et de l’évolution de la couche d’ozone. Sa vie était parsemée d’informations négatives et de mauvaises surprises. Le journal télévisé du soir le déprimait profondément. La viande avariée et la grippe aviaire, la terreur et la guerre, le décourageaient. Les inondations et les famines qui survenaient à l’autre bout du monde l’empêchaient de dormir. Son humeur de crise perpétuelle, son souci pour tous les maux de la terre, son désespoir pour l’ensemble de l’humanité, lui ont valu au sein de la famille le surnom de « Katastrophulus ». Il faisait de tous les problèmes qui pouvaient survenir dans le monde entier une affaire personnelle, et la responsabilité de l’avenir de la planète semblait reposer uniquement sur ses épaules, sur les épaules de Felix D., 19258 Tessin.

Quand il a avoué à sa mère, l’an dernier, qu’il souffrait de compulsion mentale, elle l’envoyait chez un psychologue. « Comme tout ce qui le torturait, il l’a caché complètement, et pendant longtemps », dit Jeannette D. « A chaque fois, Felix n’avouait qu’au dernier moment » [NdT : l’expression exacte est : « Felix kommt immer erst, wenn die Hütte brennt », littéralement « Felix n’arrive que quand la maison brûle », expression typiquement allemande pour parler des choses qui ne sont faites qu’au tout dernier moment]. Son fils était obsédé par l’idée de fermer la porte derrière lui 3 fois, de dire certaines phrases 3 fois, ou d’écrire certains mots 3 fois, sinon un grand malheur s’abattrait sur sa famille. Dans ses carnets, on pouvait clairement observer ce genre de répétitions compulsives, rayées plusieurs fois. Ces compulsions neurologiques ne sont pas rares chez les adolescents, mais selon les experts, la plupart sont des manifestations désagréables et sans lendemain, plutôt que des signes avant-coureurs d’une maladie mentale. Dans tous les cas, le thérapeute lui non plus n’a pas pu aider Felix. Son patient restait muet durant les séances, et ne le laissait pas s’approcher de lui. Après le crime, le psychologue a recontacté les D., complètement catastrophé, il considérait leur fils comme sa « faillite personnelle ».

Avec le temps, Felix semblait avoir trouvé son propre moyen de juguler ce sentiment d’impuissance qui le minait. Frustré par la réalité, opprimé, il s’évadait de plus en plus – comme beaucoup de garçons – dans le monde virtuel des jeux vidéo, des films d’horreur, et des sagas épiques. Les voisins le voyaient maintenant à travers la fenêtre, assis jour et nuit devant son ordinateur ou sa PlayStation. Il disparaissait directement après le déjeuner, et ne réapparaissait que pour le dîner. De même, lorsque son acolyte Torben venait lui rendre visite, les deux voyageaient – sans quitter la maison : ils cherchaient l’aventure dans le monde chimérique de la fantaisie électronique. Dans ses jeux, Felix renforçait son agressivité et sa technique de combat, avec les films d’horreur il surmontait sa lâcheté, et dans les sagas épiques animées en images de synthèse – telles que, par exemple, Final Fantasy VII – il trouvait des idéaux masculins qui étaient complètement à l’opposé de son père. C’est ainsi qu’à l’insu de ses parents, dans sa chambre, se déroulait un processus de métamorphose : Felix le froussard se muait en Felix l’amoklaufer, le tueur fou.

Celui qui joue aux jeux qui retenaient l’attention du jeune D. pendant des mois et même des années peut avoir un aperçu de ce qui mûrissait en lui. Il y en a beaucoup qui sont interdits aux jeunes de son âge, en-dessous de 18 ans. Néanmoins, il n’avait aucun problème à mettre la main dessus, que ce soit en les échangeant ou en les copiant. Par exemple l’Ego-shooter horrifique DOOM (« Damnation ») 3 :

En tant que joueur, je suis un soldat qui marche au pas dans l’obscurité souterraine de la Planète Mars, et qui subit des attaques de toutes parts, provenant de créatures surgies tout droit de l’enfer, que je dois éliminer avec des armes militaires. Le chemin est parsemé de cadavres mutilés et de membres arrachés, les cris de douleur et les gémissements constituent la musique d’accompagnement. Je ne vois pas le personnage principal – je suis ce personnage : l’écran entier constitue mon propre champ de vision, je peux tourner pour avoir une vue panoramique, et j’en ai besoin pour esquiver les attaques des monstres. En bas de l’écran, je peux voir mes propres mains. Elles portent toujours un ou plusieurs engins de mort, avec lesquels je massacre tous ceux qui s’opposent à moi (en un clic de souris).

Ou bien Prey (« La proie »), également réservé aux plus de 18 ans :

A présent, je suis un jeune homme qui a été enlevé par des extra-terrestres humanoïdes sur leur vaisseau spatial. Des hommes et des femmes qui gémissent devant l’imminence de leur mort, sont empalés et broyés par une machine spécialement conçue pour annihiler les êtres humains. De minuscules petits enfants explosent et se font transpercer. Dans ce jeu, je peux de nouveau me mouvoir et agir avec une cruauté maximale. De nouveau, je ne vois que mes mains. La droite est maculée de sang, elle tient une clé anglaise sur laquelle repose une croûte d’hémoglobine séchée, et avec laquelle je peux fendre tout ce qui bouge. Mes adversaires se font éclater, les organes jaillissent. Parfois, je rencontre des personnes errantes et démunies, qui ont échappé aux extra-terrestres. Elles sont à moitié nues, et à moitié rendues folles par la peur. « C’est mieux pour toi », me fait dire l’ordinateur, quand je leur fracasse le crâne avec la clé anglaise. Ces gens sont faibles. Des déchets humains, que je peux éliminer en toute impunité. Je suis leur Terminator, et c’est très bien comme ça.

Quel passe-temps ! Nul besoin d’être un pédopsychiatre pour comprendre l’effet de tels jeux sur les esprits immatures. Tout être humain doué de raison qui a joué quelques heures à DOOM 3 ou à Prey sait qu’une telle activité ne peut que causer des dommages à son enfant. Il n’y a pas d’humour ni de chaleur, le moi-protagoniste s’enfonce dans le sang, le dégoût et la haine. On ne récompense pas de compétence sociale, mais le quota de victimes. Les jeux ne font pas appel à la grandeur humaine, mais aux bas instincts.

C’est pour cette raison que dans la maison des D., les journées écoulées depuis le 13 janvier sont autant de journées passées à se faire des reproches. « Pourquoi est-ce que nous ne sommes pas intervenus ? », se demandent les parents, rendus blêmes par le remords et par la fumée de cigarette. Depuis ce jour apocalyptique, ils fument à la chaîne. « Comment avons-nous pu tolérer que notre fils se pollue le cerveau ? ». Pourtant, ses camarades de classe n’avaient-ils pas les mêmes jeux à la maison ? Et les journaux, n’ont-ils pas dit que ces machins n’étaient pas si dangereux ? L’ordinateur était le meilleur ami de Felix, est-ce qu’ils auraient dû le lui prendre par-dessus le marché ? Car il semblait si sage, et en plus il avait d’excellentes notes ! Au lycée, il avait même dirigé un cours d’informatique. Après tout, il appartient à cette génération dont on dit qu’elle grandit de manière ludique dans ce monde multimédia, et qu’elle navigue avec facilité entre les octets et les bits.

« J’aurais dû lui couper le courant », dit Karl-Heinz D.

« Nous l’avons laissé seul », dit sa femme.

Tout comme les futurs pilotes s’entraînent via des simulateurs informatiques au décollage et à l’atterrissage, le sensible Felix a dû désapprendre les sentiments de conscience et de pitié, via le corps-à-corps quotidien, pour devenir un berserker. Tout ça dans la maison de ses parents.

Il y a peu, quand on a sonné chez les D., Florian E., le fils des victimes, se trouvait devant la porte, il avait avec lui des haltères qu’il avait emprunté auparavant à Felix, et qu’il voulait lui rendre après la mort violente de ses parents. « Tu aurais dû les jeter », a dit Karl-Heinz D. à son invité-surprise. « Nous aussi, nous avons mis à la poubelle tout ce qui appartenait à Felix – Y compris la toute nouvelle PlayStation ? », a aussitôt demandé Florian, consterné. Et D. a répondu : « Surtout elle, en priorité ». Après quoi il a demandé à ce jeune voisin orphelin d’entrer, et ils ont longtemps discuté ensemble.

Les D. n’ont pas jeté les carnets personnels de leur fils, mais, avec son accord, ils l’ont laissé au Parquet de Schwerin. La famille a voulu faire table rase, et Felix a promis à ses parents, à l’avenir, de ne plus porter le poids de lourds secrets. Le Tribunal de Grande Instance de Schwerin devra, dans les prochaines semaines, éclairer le contexte dans lequel le crime a eu lieu. Les deux auteurs ont nié avoir pénétré la maison des E. avec l’intention préméditée de les tuer, ils en avaient plutôt après la voiture des E., avec laquelle il était question de s’évader en direction du sud du Japon, dans le plus grand secret, afin d’y mener une vie de guerriers ninjas. Selon eux, ce n’est que quand le maître de maison s’est défendu avec véhémence, en refusant de se mettre à genoux, que s’est déclenché le bain de sang.

Le psychiatre chargé de l’évaluation, Hans-Ludwig Kröber, n’a pas pu croire à la version donnée par son patient, surtout après avoir lu ses carnets. D’après son expertise, les D. ont compris qu’il soupçonnait d’autres motivations derrière cet acte. En effet, Felix a confié à l’expert que cela lui pesait de devoir mener une vie médiocre selon le principe prévisible SAART, l’acronyme de « Schule – Ausbildung – Arbeit – Rente – Tod ». [NdT : littéralement, « Ecole – Formation – Travail – Retraite – Mort », un peu comme notre « Métro – Boulot – Dodo » mais en plus étendu] L’aspect sage, fade, socialement sécurisé, et en même temps passif de son existence, a dû cohabiter de moins en moins bien avec l’image de héros solitaire qu’il se faisait de lui-même.

De ce point de vue, le bain de sang de Felix D. serait donc la conséquence d’une crise de virilité de la part d’un ado boutonneux, un sale coup de la part d’un garçon à l’ego fragile, qui refusait de mener une vie de petit bourgeois dans ce confort social pour lequel des milliers de réfugiés d’Afrique et d’Asie traversent des océans à la nage et s’accrochent aux roues d’un avion en train de décoller.

Stimulé par le machisme primaire des jeux vidéo et des sagas épiques qui sont nées de ces jeux (comme Final Fantasy VII), Felix s’est forgé, jusqu’à s’y abandonner, le rôle héroïque d’un guerrier, ce qui impliquait d’avoir tué quelqu’un à un moment ou à un autre.

Être fort et important une fois dans sa vie, tel était le souhait le plus cher de ce lycéen. Accomplir une oeuvre immortelle, un opus magnum, une fois dans sa vie. Dépasser son propre petit moi, quitte à plonger dans le mal. Les attentes surdimensionnées de Felix vis-à-vis de ce monde et de lui-même ont viré à la destruction.

Dans l’Antiquité, l’anti-héros Erostrate a dû vivre une expérience similaire à celle de Felix, lui qui a incendié l’une des Sept Merveilles du Monde, le Temple d’Artémis d’Ephèse, afin que le Monde ne l’oublie pas. La raison de ce délit était le sentiment d’impuissance du pyromane, qui se soulevait ainsi contre sa propre finitude et sa propre médiocrité. Personne, à part l’auteur, ne peut saisir le sens d’un tel acte, qu’il ait été commis en 356 avant Jésus-Christ à Ephèse, ou bien en 2007 après Jésus-Christ à Tessin. Le crime de Felix D. était un acte érostratique, et dans le fond les innombrables coups de couteaux qu’il a donnés ne visaient pas le couple E., mais la conviction profondément ancrée dans son coeur qu’il n’était rien.

Et à quoi ressemble un père dont le fils, ivre de virilité, poignarde des gens ? Jusqu’au 13 janvier, D. était terre-à-terre, satisfait de sa vie, et de bonne humeur la plupart du temps. Tout simplement un homme parfaitement normal, qui était constamment en train de réparer quelque chose, et qui préférait porter des chemises à carreaux. Karl-Heinz D., fils d’un conducteur de grue sur le port de Hambourg, a appris le métier de garagiste, et il a bien gagné sa vie en traversant un millier de professions. Mais celle qu’il aimait le plus était de jouer de la guitare, du banjo et de la mandoline. Accompagné de son frère – également musicien –, il a voyagé à travers le monde dans les années 70 et 80. Deux déjantés qui faisaient de l’auto-stop à travers l’Europe, et qui se produisaient aux Philippines ainsi que dans les clubs de Hong-Kong. D. a également émigré au Canada pendant un bref moment. Son passé respire Woodstock et la joie de vivre, Peace, Love and Understanding.

En tant que Président du Comité d’Entreprise du Zeit, D. a toujours été un homme de compromis et de solutions à l’amiable. En ce qui concerne la haute politique, il croyait aux initiatives populaires, ainsi qu’à la résistance passive. Au début des années 80, il a participé à une manifestation contre la centrale nucléaire de Brokdorf, ainsi qu’à l’occupation de terrains de construction « Bohrloch 1004 » à Gorleben [Ndt : Gorleben, en Basse-Saxe, possède un site de stockage de déchets radioactifs, et pour cette même raison, cette petite municipalité est devenue dans les années 70 un haut lieu de ralliement pour les militants écologistes et anti-nucléaires allemands. L’occupation de « Bohrloch 1004 » (littéralement « bohrloch » signifie « puits de forage »), visant à protester contre l’expansion de ce site, a autant marqué les esprits que la « Lutte du Larzac » chez nous].

Ses enfants ont été éduqués sans violence, son idéal de famille étant le Mahatma Gandhi. « Il ne faut pas qu’il y ait de victimes », telle était la devise de D. face à toute forme de controverse. Il allait prévu de manifester pacifiquement, cette fois-ci contre le Sommet du G8 à Heiligendamm. Et cette fois-ci, il comptait emmener Felix pour lui montrer que « rien ne nous oblige à observer les évènements internationaux en restant les bras croisés. On peut agir. » Au lieu de cela, il se retrouve, par la faute de son fils, impliqué dans un procès pour meurtre. Parce qu’il y a eu des victimes.

Le conflit ouvert n’est jamais arrivé, mais D. s’est quand même aperçu que « Felix avait des problèmes avec ma manière d’être. Son image d’une vie d’homme qui a réussi était plutôt conservatrice. » Les signes extérieurs de richesse étaient importants, et une maison devait être peinte en blanc. « Si tu veux être médecin-chef, avocat ou PDG, tu devrais penser à ce que cela signifie en terme de masse de travail », rétorquait D. à son garçon. « Finies les 5 heures de jeux vidéo par jour. » D. lui-même n’a jamais voulu aller à l’Université. Et s’il avait fait des études, alors naturellement il en aurait fait dans le domaine de la musique, pour atteindre une certaine « maturité personnelle », et « non pas pour augmenter le PNB ou pour être un Karajan. » [NdT : l’autrichien Herbert von Karajan est considéré comme l’un des plus grands chefs d’orchestre du 20ème siècle]

Felix, exposé au bombardement médiatique d’images masculines primaires, a dû trouver que cette façon de vivre détendue, bâtie en vue d’une liberté maximale, était particulièrement minable, de troisième zone. Son père manifestait – pendant que d’autres régnaient.

Les décideurs écrivaient l’histoire – son père était un encouragement pour les assistés qui touchaient le chômage. Le monde coulait – son père accompagnait le naufrage en musique.

En revanche, Felix ne voulait pas faire de la musique mais régner, il ne voulait pas manifester mais combattre. C’était un guerrier qui devait tout régler lui-même, sans personne pour l’épauler dans la bataille – à l’exception de Torben, son fidèle acolyte.

Assurément, les personnages de son film préféré Final Fantasy VII, animés par images de synthèse, qui ont donné courage aux auteurs du crime avant qu’ils n’aillent apprendre la terreur à la famille E., sont radicalement différents du père D. : ce sont des héros, âgés d’environ 17 ans. Ils ont des corps stylés, chaque muscle est design. Ils portent tous des bottes, des capes, des écharpes, des lunettes de soleil, des capuches, des foulards, des gants, et d’autres gadgets peu pratiques – une orgie d’accessoires, aucun être humain réel ne pourrait bouger correctement là-dedans. Des coiffures sophistiquées flottent sur leur tête au gré du vent électronique. Une bande de beaux gosses intergalactiques se pavanent en traversant l’écran, en quelque sorte une version pixelisée du boys band Tokio Hotel – sauf qu’ils sont armés jusqu’aux dents.

Bien entendu, les tas de muscles ne restent pas les bras croisés : ils doivent sauver la planète ou la détruire selon leur appartenance à tel ou tel groupe. Par-dessus le marché, ils soulèvent des tourbillons de poussière avec leurs motos surdimensionnées. Ils parlent avec un air grave et important, en utilisant des mots grandiloquents tels que : honneur, culpabilité, pouvoir, rédemption, mort. Le pathos creux de leur gestuelle et de leurs discours nage dans une musique mélodramatique, chargée d’accents religieux. Le contenu du film n’est ni captivant ni intelligent, Final Fantasy VII consiste en une mythologie binaire, brouillonne et confuse, dont les acteurs sont des archétypes de pacotille.

La plupart du temps, les hommes combattent les uns contre les autres. Pour ce faire, ils n’utilisent pas un couteau, mais six. Les lames sont si immenses qu’un homme soumis aux lois usuelles de la gravité ne pourrait jamais les soulever – « A genoux », disent-ils, « montre de l’humilité, et implore ma grâce. »

Que se serait-il passé si les parents D. n’avaient pas eu l’envie spontanée d’aller au cinéma le soir du 13 janvier ? L’assaut de la maison numéro 22 était planifié depuis longtemps. La date était fixée. « Est-ce que Felix m’aurait prévu comme spectateur ? », se demande Karl-Heinz D. Quel plaisir a dû prendre Felix, savourant son final grandiose, illuminé par les projecteurs et encerclé par la police ! « C’était son grand moment, et le visage ahuri de son vieux aurait été pour lui le sommet de son triomphe », dit D. « Il voulait montrer, à moi en particulier, à quel point il était un dur. »

A présent, Felix écrit de longues lettres à son père depuis sa cellule. Il explique à quel point il aime sa famille, qu’il n’a pas besoin de télé ni d’ordinateur. Le jour, il suit une formation d’artisan, le soir, il lit la Bible, la nuit, il prie. Depuis peu, il porte à son cou une croix, car grâce à plusieurs entretiens avec le Prêtre de la prison, il est devenu chrétien. Quand on lui dit qu’il a le droit de s’acheter quelque chose à la boutique, le prisonnier D. refuse d’un geste de la main, et informe le gardien qu’il n’est plus intéressé par les biens terrestres.

Felix s’est résigné à une longue peine de prison pour mineurs. Il ne refuse pas son sort, au contraire. Ses lettres témoignent d’une certaine humilité, voire d’une certaine béatitude. Il est assis comme un ermite dans sa cellule, entouré de quatre murs, de barreaux à la fenêtre et de barbelés. Felix n’a plus besoin de détruire la planète ni de la sauver. Un lourd poids a été enlevé de ses épaules. Les possibilités sont tout à coup très limitées.

Son Opus Magnum est derrière lui. Felix a fait l’expérience d’exercer un pouvoir extrême : il a pris la vie d’êtres humains. Et cette expérience ne vaut rien. Tout simplement rien.

Remarques additionnelles (Shane_Fenton)

Une bonne partie des images utilisées ici proviennent de l’article tel qu’il a été publié dans le Zeit. Le reste provient de screenshots et je n’ai pas eu à aller très loin pour les trouver. En tout cas, c’est un reportage d’une taille conséquente, qui nous a demandés, à mon ami Stefan et à moi, des heures et des heures de traduction avant d’en venir à bout. Notre « Opus Magnum », en quelque sorte. Pour quel résultat, et surtout, quel intérêt ?

Indéniablement, le reportage en lui-même est intéressant à lire, et tout le mérite revient à Sabine Rückert, qui a fait un énorme travail d’investigation pour nous livrer ce qui se passait dans la tête de Felix D. Il n’est pas étonnant qu’elle ait été récompensée pour ses efforts, et qu’elle ait poursuivi sa carrière avec succès, jusqu’à devenir rédactrice en chef du Zeit. Mais en quoi son reportage est-il intéressant pour nous ? Après tout, les jeux vidéo ne font l’objet que d’une poignée de paragraphes…

Eh bien, outre que ces quelques paragraphes ont suffi pour donner des munitions supplémentaires aux détracteurs des « killerspiele » (peu importe qu’ils n’aient pas été désignés comme tels, peu importe que Final Fantasy VII : Advent Children soit un film et pas un jeu), ils sont un témoignage de l’incompréhension totale des médias généralistes face à une culture qui n’est, fondamentalement, pas la leur. Passe encore que Sabine Rückert ait été révulsée par des FPS gore tels que Doom 3 et Prey, il fallait s’y attendre. Mais relisez les passages qui concernent Final Fantasy VII : Advent Children (et qui pourraient s’appliquer à l’ensemble des JRPG). Ils dégoulinent de mépris et d’effarement devant les « motos surdimensionnées », les « lames (…) si immenses qu’un homme soumis aux lois usuelles de la gravité ne pourrait jamais les soulever », les accessoires dans lesquels« aucun être humain réel ne pourrait bouger correctement ». On peut se demander si Mme Rückert a jamais lu un manga de sa vie, ou n’importe quel récit sous n’importe quelle forme, contenant un minimum d’éléments fantastiques. En tout cas, ces quelques lignes attestent que pour le public non-joueur de la fin des années 2000, les jeux vidéo (et au sens plus large, les mangas et animes) étaient considérés comme fondamentalement barbares, au sens premier de barbaros, c’est-à-dire totalement étrangers à leur culture.

Et surtout, ces quelques paragraphes nous rappellent ce qu’il fallait endurer jusqu’à une époque pas si lointaine (en particulier en Allemagne) quand on jouait aux jeux vidéo. C’était une époque où on pouvait accuser Final Fantasy VII (le jeu ou le film) d’avoir contribué à un meurtre, et visiblement, cette accusation était largement partagée auprès du « grand public ». C’était une époque où Final Fantasy VII pouvait être mis dans le même sac que Counter-Strike et assimilé à un « killerspiel » (on a fait le coup à Warcraft 3 et à World of Warcraft quelques années plus tard). C’était aussi l’époque où les ministres de la justice des différentes pays d’Europe s’étaient réunis pour décider de l’interdiction, sur tout le continent, des jeux les plus « violents ».

Bref, il ne me paraît pas inutile de rappeler qu’on revient de loin.

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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2 commentaires »

  1. Intéressant cet article. Le storytelling est glaçant et efficace.

    Le problème c’est que comme souvent, l’auteur choisit le bouc-émissaire facile. Elle évoque pourtant beaucoup de pistes qui pourraient « expliquer » le geste des meurtriers, en premier lieu le refus de rester une victime et donc de devenir bourreau. Mais choisit finalement de minimiser ça devant le jeu vidéo, au moins de par la façon méprisante, comme tu dis, qu’elle a d’en parler.
    Les mots grandiloquents utilisés par les héros de ces jeux sont-ils si éloignés des grands principes moraux que le père du criminel a sans doute tenté de lui inculquer ?
    Enfin bon, on ne va pas tout relever, je comprends tout à fait qu’on puisse trouver les jeux vidéo – et les JRPG – ridicules, trop violents, au design douteux (pas fan non plus de la méthode Nomura), seulement le jugement de valeur prime ici sur l’analyse. C’est franchement dommage.

  2. Impressionnant !
    chapeau, Shane !

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