La parole à l’accusation : Christian Pfeiffer et le KFN (2ème partie)
Par Shane Fenton • le 19/7/2017 • Entre nous •Voici la traduction de la deuxième partie de l’entretien fleuve entre d’un côté, le magazine Computer Bild Spiele, et de l’autre, Christian Pfeiffer et son collaborateur Matthias Kleimann du KFN (Institut de Criminologie de Basse-Saxe), consacrée cette fois au concept de « killerspiel » et au débat sur leur réglementation, voire leur interdiction.
- L’appel de Cologne
- Définitions et indexation
- Déficit d’éducation et problème d’identité
- Compétence médiatique et bien culturel
- Risque d’addiction, estime de soi, et relations sociales
Le critique des jeux, professeur et docteur Pfeiffer, en entretien avec COMPUTER BILD SPIELE
2. Définitions et Indexation
CBS: Le nom de Pfeiffer est célèbre auprès des joueurs. On vous connaît et on dit souvent que « Pfeiffer s’en est pris une nouvelle fois aux jeux vidéo »…
Kleimann: Les médias travaillent toujours de manière polarisée. Ils ont besoin d’un ami et d’un ennemi. Mais je conçois tout à fait que les joueurs de jeux vidéo voient rouge quand ils entendent notre nom [NdT : Kleimann se compare littéralement à un « rotes Tuch », c’est-à-dire la muleta des toréadors, sur laquelle le taureau va immanquablement charger], et c’est un problème. Si j’étais un adolescent à qui on dirait souvent que ce que je fais est bien, je me sentirais moi aussi discrédité en entendant le KFN se prononcer. Nous devons toutefois nous demander qui a mis les jeunes dans cette situation. Pourquoi les jeunes ne voient aucun problème à rejouer la seconde guerre mondiale ? Ici, l’industrie du jeu vidéo a une responsabilité énorme, et nous nous devons de critiquer cette évolution.
Pfeiffer: L’industrie du jeu doit sortir de l’enfance, de l’âge ingrat. Si elle y arrive, ce serait formidable. Mais elle a donné la priorité à l’argent, mis la morale au second plan – et produit des jeux qui ne sont pas acceptables d’un point de vue éthique. Et ce à forte dose.
Kleimann: Si j’étais un concepteur de jeux, moi aussi je trouverais ça cool de concevoir de belles explosions et des scènes de combat, parce que ce serait effectivement très agréable à représenter visuellement. La puissance visuelle d’une guerre est incroyable. Cependant, ça ne peut pas devenir une catégorie qu’on utiliserait ensuite pour lancer un produit sur le marché, il faut aussi être conscient de sa responsabilité. Si l’industrie du jeu vidéo représente graphiquement la violence d’une certaine façon, met certains produits sur le marché, alors elle doit réfléchir davantage aux conséquences.
CBS: Si une mère de famille veut entendre des critères selon lesquels elle peut identifier un « Killerspiel », pouvez-vous en énumérer cinq ?
Pfeiffer: C’est un concept controversé issu du débat public, qui est stérile scientifiquement parlant.
Kleimann: Ce terme n’apparaît pas dans la recherche scientifique. Il apparaît seulement dans chaque article de journal qui parle de ce sujet. Je vais tout de même tenter une définition : ce qui peut être le plus proche d’un « Killerspiel », c’est un jeu dans lequel on tue des figures humanoïdes afin d’augmenter le plaisir de jeu, et où le fait de tuer est lui-même justifié de manière très douteuse. Comme dans Hitman, par exemple. On y joue le rôle d’un tueur, le meurtre et ses préparatifs déterminent le plaisir de jeu. Par conséquent, il s’agit clairement d’un jeu qu’on pourrait qualifier de Killerspiel et qui devrait être au moins indexé, ou dans certains cas, également interdit.
CBS: Est-ce que chaque FPS est un Killerspiel ?
Pfeiffer: Je trouve que nous perdons notre temps si nous nous disputons sur ces questions de définition. Elles ne sont pas au coeur de nos recherches. Nous ne sommes pas des chercheurs en définition, mais nous faisons des recherches sur les effets. Par conséquent j’aimerais davantage m’entretenir avec vous sur les effets.
CBS: Mais vous devez quand même comprendre que nos lecteurs sont confrontés à ces termes ?
Pfeiffer: Mais nous ne travaillons pas avec ces termes, nous répondons à de telles questions mais ça n’a pas de sens de s’éterniser sur la question de savoir ce qui est un Killerspiel et ce qui ne l’est pas, ce qui est un First-Person Shooter et ce qui ne l’est pas. Ce qui importe, ce sont les effets qu’on ces jeux sur la vie de nos enfants, point barre.
CBS: Nous discutons en Allemagne depuis maintenant 7 ans sur l’interdiction des « Killerspiele ». Est-ce que ça a un sens ?
Pfeiffer: Je souhaite vraiment discuter avec vous des effets, et pas sur ces thèmes futiles, interdiction oui ou non, etc. Ce qui nous importe, c’est ce que font les enfants l’après-midi [NdT: dans le système scolaire allemand, les enfants n’ont pas cours l’après-midi]. Le code pénal n’est pas le moyen avec lequel nous allons résoudre ce problème.
CBS: Pourtant vos résultats de recherche sont utilisés pour appuyer les demandes d’interdiction.
Pfeiffer: Non. Nous voulons entamer un débat sur la vie des enfants, sur le fait qu’ils jouent pendant des heures aux « Killerspiele », ce qui est une bêtise. Mais le débat sur l’interdiction est un débat futile. Nous avons le paragraphe 131 (le paragraphe 131 du code pénal allemand régule la glorification de la violence. Tout médium qui entre dans cette catégorie est confisqué) et il est sans effet, parce que l’organisme de classification des jeux USK (« Unterhaltungssoftware Selbstkontrolle ») leur donne carte blanche, ce qui permet de les mettre sur le marché. Et à ce moment-là, le débat de savoir si les jeux auraient dû être interdits n’en vaut pas la peine, parce que la loi est ce qu’elle est.
Kleimann: Il faut ajouter que l’USK n’examine pas un jeu de façon réellement exhaustive, parce qu’elle n’en a pas le temps. La première phase d’un audit USK est toujours : « Le jeu a été examiné selon le paragraphe untel, selon les critères d’indexation du Bureau Fédéral [de Protection de la Jeunesse, ou BPjM] et nous n’y avons rien trouvé. » Afin de pouvoir écrire cette phrase, l’USK devrait organiser un pré-examen avec des gens qui sont calés en droit pénal, ou du moins avec le Bureau Fédéral. Ensuite, on pourrait parler d’un accès à tel ou tel âge. Mais nous parlons actuellement du fait que l’USK utilise toujours cette phrase, et ne fait pas d’examen vraiment sérieux.
Pfeiffer: Et je maintiens quand même ma position : c’est une illusion de croire que le code pénal pourrait nous apporter la solution au problème, car il va de soi que tout ce qui est interdit est deux fois plus intéressant, et qu’il existe aussi d’autres moyens d’accès que le marché officiel. L’après-midi des enfants, c’est ça le vrai sujet.
CBS: Est-ce que vous pouvez expliquer encore une fois pourquoi, à votre avis GTA IV viole le paragraphe 131 ?
Kleimann: Tout d’abord, nous avons dit que ce jeu remplit certains critères d’indexation. Quand on dit critères d’indexation, on veut dire qu’il ne relèvent pas du paragraphe 131, mais qu’ils relèvent de la protection de la jeunesse. Et à ce sujet, nous avons trouvé dans GTA IV des éléments constituant clairement une glorification de la violence, qui nous font dire qu’ils auraient dû être davantage pris en compte. Dans GTA IV, on renvoie toujours au fait que c’est un jeu ouvert, qu’il revient au joueur de décider ce qu’il fait et ce qu’il ne fait pas, et que le jeu ne le leur impose pas. Toutefois, le joueur est récompensé par un système de points particulier. Il est possible, par exemple, de commettre un Amoklauf. Cela ne donne pas beaucoup de points, mais les passants qu’on tue laissent tomber un peu d’argent. Et ce jeu permet cette forme d’Amoklauf. Pourquoi est-ce possible ? Si ce jeu était réellement une simulation de la réalité, alors dès le deuxième meurtre on serait encerclé par la police de sorte qu’il serait impossible de continuer à jouer. Ou bien un message apparaîtrait, du genre : tu as abandonné le réalisme, tu sors.
CBS: Alors est-ce que ça relève du paragraphe 131 ou pas ?
Kleimann: Pour moi, ça ne relève pas a priori du paragraphe 131. Mais je ne suis pas juriste, je suis chercheur en médias. Je m’y connais dans les lois de protection de la jeunesse, et dans les critères qui les concernent. Et ça relève très clairement de l’indexation.
Pfeiffer: Tout ça est une dispute académique, parce que le jeu est accessible sur le marché, et donc le code pénal est invalidé. Aucun procureur ne peut attaquer GTA 4 en justice, car chaque vendeur qui propose ce jeu en Allemagne est légitimé par la décision de l’USK. Ainsi, l’affaire est close.
CBS: C’est un fait. Mais depuis l’Amoklauf à Erfurt en 2002, beaucoup de choses sont en mouvement, y compris chez les législateurs. Par ailleurs, la nouvelle loi de protection de la jeunesse face aux médias qui vient d’être remaniée n’est pas gravée dans le marbre, et peut être tout à fait amendée. Vous avez dit vous même qu’on pouvait trouver du contenu glorifiant la violence dans GTA 4. La glorification de la violence relève du paragraphe 131, mais pas le contenu violent. C’est justement la ligne de démarcation en ce qui concerne le paragraphe 131.
Pfeiffer: Le jeu aurait au moins dû être indexé. Nous n’avons pas besoin de parler du code pénal, car l’indexation détruit le marché pour un jeu.
CBS: Est-ce que l’indexation est pour vous une mesure appropriée pour la protection de la jeunesse ?
Pfeiffer: Absolument.
Kleimann: Absolument.
Pfeiffer: Elle est vraiment trop peu utilisée. Le Bureau de Protection de la Jeunesse est toujours impuissant face à l’USK, qui lui tient le bec dans l’eau, mais ne fait rien, de sorte qu’il ne peut pas accomplir sa mission. Il aimerait bien indexer davantage, et il le ferait s’il avait le droit de décider de lui-même un premier examen [des jeux].
CBS: Pourtant, dans le fond, l’indexation n’est pas prévue pour être un instrument de la protection de la jeunesse. Celle-ci est assurée par une classification d’âge, tandis que l’indexation est une mesure qui a lieu en dehors de ce genre de réglementations.
Kleimann: En ce sens, l’indexation est en effet une béquille. Mais c’est aussi parce que sur le marché des jeux vidéo, nous avons une situation différente de celle des films vidéo – par exemple les vidéos pornos. Vous trouvez toujours dans les vidéothèques un département pour adultes. Quand vous aller dans les grandes surfaces, les jeux pour les 18 ans et plus sont placés aux côtés des jeux pour 16 ans, 12 ans, 6 ans. En ce qui concerne les jeux vidéo, il n’y a pas ce mécanisme qui met les jeux de 18 ans et plus à l’abri de l’intérêt des jeunes.
CBS: Vous réclamez davantage de pouvoir pour le BPjM, or c’était justement le BPjM qui a décidé de ne pas indexer Counter-Strike, par exemple. Est-ce que selon vous, c’était une erreur ?
Kleimann: Le débat autour de Counter-Srike qui a suivi l’Amoklauf d’Erfurt a certainement été un problème pour toute la discussion dans son ensemble, parce que Counter-Strike n’est probablement pas le meilleur exemple de jeu répréhensible. Dans sa version initiale, Counter-Strike était moins sanglant qu’il ne l’est à présent. Entre temps, les effets sanglants ont augmenté avec le nouveau Source-Engine. La physique s’est améliorée. Nous avons parlé de ces nouveaux effets physiques dans notre livre, il s’agit bel et bien, selon nous, d’un motif d’indexation. Le Bureau Fédéral, à l’époque, a évalué la version initiale. Et à notre avis, la deuxième version a des critères plus forts pour être indexé. Néanmoins, Counter-Strike est moins problématique que certains First-Person Shooters qui utilisent par exemple un scénario de guerre et dont le message est : « amusez-vous dans ce bac à sable ! ». Des jeux comme GTA ou Le Parrain sont bien plus problématiques que Counter-Strike.
Pfeiffer: Je suis tout à fait d’accord.
Remarques additionnelles (Shane_Fenton):
Outre « killerspiel », un autre mot que j’ai décidé de ne pas traduire est « Amoklauf », mais pour une raison différente. Ce terme, qui signifie littéralement « course folle meurtrière », désigne les tueries de masse telles qu’il en existe dans d’autres pays. Mais comme il s’agit d’un contexte spécifiquement allemand, j’ai voulu garder le terme allemand pour en parler.
En ce qui concerne le contenu de cette deuxième partie, je le trouve très intéressant, dans le sens où les deux piliers de l’opposition allemande à la violence vidéoludique, à savoir le concept de « killerspiel » pour désigner les jeux « violents », et la volonté de les interdire, sont pulvérisés, réduits en miettes, par l’un des chefs de file de cette opposition. En effet, Christian Pfeiffer (appuyé par son jeune collaborateur Matthias Kleimann) rejette clairement et sans ambiguïté le terme de « killerspiel », qu’il considère comme inutilement polémique et dénué de fondement scientifique. De même, il rejette l’idée d’une interdiction des jeux les plus violents. Ce n’est pas l’envie qui lui manque, mais ce sont plutôt les moyens à mettre en oeuvre : il considère qu’il a perdu la partie, et que le mieux qu’on puisse faire, c’est d’utiliser davantage l’outil « d’indexation », qui permet d’interdire la publicité pour une oeuvre jugée « dangereuse pour la jeunesse » à défaut d’interdire la vente (ce qui, dans les faits, peut revenir au même). Il juge donc inutile et contre-productif de se chamailler pour savoir si tel ou tel jeu mérite le qualificatif de « killerspiel », et si oui ou non il faut l’interdire : ce n’est qu’un écran de fumée qui masque selon lui les vraies questions qu’il faut se poser, à savoir : qu’est-ce qu’un enfant fait de son temps quand il n’est pas à l’école ? Et qu’est-ce qu’il ne fait pas, ou plus pendant ce temps-là ?
En bref, Christian Pfeiffer a l’air résolu à en finir avec les polémiques stériles, les idées simplistes et les concepts racoleurs. C’est une résolution fort sympathique, mais comment expliquer dans ce cas qu’il ait signé une pétition (l’Appel de Cologne évoqué dans la première partie) qui se vautre allègrement dans ce genre de polémiques, et qui use et abuse de ces concepts ? Si le terme de « killerspiel » est « stérile scientifiquement parlant », pourquoi avoir apporté sa caution à un texte qui le répète toutes les trois lignes ? Si la question de l’interdiction des jeux « violents » est « futile », pourquoi avoir souscrit à une pétition dont la première revendication est de proscrire totalement leur production et leur distribution ? Et s’il souhaite que l’industrie sorte de l’enfance, pourquoi avoir signé un appel à ne plus soutenir publiquement cette même industrie par quelque moyen que ce soit, financier ou politique ?
Quelques mots pour finir à propos de Matthias Kleimann. Celui-ci a au moins l’amabilité de reconnaître qu’utiliser Counter Strike comme coup d’envoi du « killerspieldebatte » après la tuerie d’Erfurt était une très mauvaise idée, parce que comme il le dit, d’autres jeux sont « bien plus problématiques ». Il aurait pu ajouter que les accusations colportées dans les journaux, (comme quoi on pouvait y tuer des passants et des écolières, par exemple) étaient totalement inadmissibles, et surtout que rien ne permet d’affirmer que le tueur d’Erfurt jouait à ce jeu. Mais en tout cas, il a bien raison d’affirmer que mettre Counter Strike au coeur de la controverse « a certainement été un problème pour toute la discussion dans son ensemble. » On sent chez lui, encore plus que chez Christian Pfeiffer, la volonté de dépasser les polémiques stériles et de se faire entendre des joueurs. Malheureusement sa capacité à se remettre en question montre vite ses limites. En effet, c’est un peu facile de tout mettre sur le dos des « médias » et de « l’industrie » : au bout d’un moment, si on a du mal à se faire entendre, il faut aussi, peut-être, se demander si on n’a pas soi-même une part de responsabilité là-dedans.
Tags: Allemagne, Christian Pfeiffer, GTA IV, interdiction, jeux violents, KFN, killerspiele, La parole à l'accusation, Matthias Kleimann, Traduction, violenceShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
Email | Tous les posts de Shane Fenton