On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

La parole à l’accusation : Uwe Schünemann

Par • le 2/6/2016 • Entre nous

Dans cette série consacrée à la traduction d’articles de détracteurs de la violence vidéoludique, nous nous sommes surtout penchés sur des chercheurs et des journalistes, rarement sur des personnalités politiques. Il est vrai qu’on n’attend pas forcément d’eux de grandes idées, ou des arguments philosophiques, juste des projets de loi. Néanmoins, quand on leur demande leur avis, ça vaut son pesant de cacahuètes. Surtout quand il s’agit de Ministres de l’Intérieur, généralement les plus acharnés pour demander une interdiction totale des « Killerspiele », qu’ils s’appellent Günther Beckstein ou Joachim Herrmann (Bavière), Jorg Schönbohm (Brandebourg), Heribert Rech (Bade-Wurtemberg) ou Uwe Schünemann (Basse-Saxe). Ce même Schünemann dont nous allons présenter ici-même la traduction d’une interview qu’il a donnée 10 ans plus tôt.

Uwe Schünemann, né en 1964, a été Ministre de l’Intérieur CDU de Basse-Saxe de 2003 à 2013. C’est en juin 2006 qu’il s’est réellement impliqué dans la polémique sur les « Killerspiele », en demandant comme beaucoup de ses collègues une interdiction totale de ces jeux. En novembre de la même année, une fusillade a lieu dans une école de la ville d’Emsdetten. Cet Amoklauf est l’un des trois à avoir marqué l’Allemagne, aux côtés d’Erfurt (2002) et de Winnenden (2009). Et comme les deux autres, il a ravivé la polémique sur les jeux « violents », et donné des munitions (si l’on peut dire) à ceux qui souhaitent leur interdiction. Un mois plus tard, Schünemann donne un entretien au tabloïd Stern, dans lequel il dévoile son traitement de choc pour combattre les Killerspiele. Sans prendre de gants, et sans retenir ses coups. Comme à son habitude.

Uwe Schünemann

Débat sur les « Killerspiele » : « C’est pervers »

(Florian Güßgen, Stern.de, 8 décembre 2006)

C’est un partisant fervent d’une interdiction des « Killerspiele » : le Ministre de l’Intérieur de Basse-Saxe Uwe Schünemann. Dans cette interview donnée à Stern.de, il nous raconte pourquoi il estime que ces jeux sont pervers, et nous explique que les joueurs doivent s’attendre à des descentes de police.

Monsieur Schünemann, depuis quelques semaines, un nouveau James Bond est à l’affiche au cinéma, c’est-à-dire la version filmée d’un « First-Person Shooter ». Ici aussi, la violence est glorifiée – et ce film peut être visionné à partir de 12 ans. Pourquoi voulez-vous interdire les « Killerspiele », mais pas ce James Bond ? N’est-ce pas hypocrite ?

Manifestement, vous n’avez pas encore vu ce qu’est un « Killerspiel », parce que si vous l’aviez fait, vous ne feriez pas une comparaison aussi naïve avec un James Bond. C’est d’une toute autre qualité. Dans les « Killerspiele », les joueurs eux-mêmes sont encouragés à tuer. Ils doivent appuyer sur un bouton. C’est ainsi qu’on peut couper un bras avec une tronçonneuse. En plus, cette action est évaluée positivement si au préalable on torture sa victime. Couper un bras fait gagner 100 points. Couper la tête rapporte 1000 points. C’est pervers, et il faut l’interdire immédiatement.

Les joueurs de FPS affirment que tuer n’est pas l’objectif du jeu, mais seulement un moyen pour atteindre le prochain niveau.

Ce qui signifie que dans un « Killerspiel », on torture et on tue de manière accessoire ? C’est pervers. Quand vous regardez ce qu’on demande réellement dans ces jeux et comment on est censés y agir, je ne peux pas concevoir un tel point de vue.

Un reproche principal des joueurs envers la politique est que les politiciens parlent de jeux dont ils ne connaissent rien. Est-ce que vous avez déjà joué vous-même ?

Je viens de décrire de façon détaillée pourquoi je me prononce de façon si véhémente pour une interdiction.

Quels sont les jeux auxquels vous avez déjà joué ?

Je n’ai pas joué moi-même, mais je me suis fait montrer ces scènes, provenant de plusieurs jeux. Il faut réaliser quelle espèce de brutalité on attend de vous au dernier niveau d’un tel jeu. Voilà aussi le problème de l’organisme d’autorégulation de l’industrie du logiciel, l’USK : les contrôleurs, justement, ne rentrent pas dans le détail et ne visitent pas le niveau dans lequel, potentiellement, les scènes les plus brutales sont représentées.

Qu’est-ce qui vous dérange chez l’USK ?

L’USK ne fonctionne pas. Quand ces jeux, que je viens de décrire, sont en partie accessibles à partir de 16 ans, alors cela ne peut pas être approprié. Il y a trop peu d’employés pour contrôler trop de jeux. Ne serait-ce que pour une question de temps, il n’est pas possible que ceux qui contrôlent ces jeux rentrent dans le détail. De plus, ces contrôleurs sont avant tout des éducateurs aux médias, il manque des criminologues. Les éducateurs sont certes importants. Mais il est aussi important que que des experts, qui peuvent évaluer les conséquences, participent eux aussi. C’est pourquoi il faut aussi impliquer des criminologues.

Dans ce cas, quelle est la frontière entre un « Killerspiel » et une représentation acceptable de la violence ?

Là où il s’agit de tuer et torturer des êtres humains de la manière la plus brutale. Et ici, le Service Scientifique de Bundestag a élaboré une bonne définition des Killerspiele. Grâce à cette définition, on peut tracer la frontière.

Mais dans l’étude citée, on dit aussi qu’une interdiction interfère avec la liberté professionnelle des producteurs. Selon cette étude, le motif justifie l’interdiction, mais ce serait peut-être disproportionné.

Il est écrit qu’il fallait bien faire attention à la définition des « Killerspiele » afin de garantir cette proportion. C’est pour cela que le Service Scientifique a élaboré une définition, afin d’éviter qu’une interdiction soit disproportionnée. Pour moi, c’est une référence.

Parmi les joueurs de FPS, il existe aussi, sans doute, des personnes solitaires, promptes à la violence. Mais en criminalisant tous les joueurs, est-ce que vous n’écraseriez pas une mouche avec une massue ? [NdT: la métaphore utilisée en Allemagne est : « tirer au canon sur des moineaux »]

Je ne criminalise personne, et je ne dis pas non plus que tous les jeux devraient être interdits. Mais en ce qui concerne les variantes les plus brutales, il ne doit pas y avoir de discussion. On n’a pas besoin non plus d’une expertise pour ça. C’est tellement pervers qu’il n’y a pas d’alternative à une interdiction.

Les chercheurs ne sont pas d’accord entre eux sur la question de savoir si les Killerspiele augmentent la prédisposition des joueurs à la violence. Comment pouvez-vous être si convaincu de cette corrélation si même les experts ne le sont pas ?

Je peux vous citer suffisamment d’experts, par exemple ceux de la Faculté de Médecine de Hanovre, qui ont constaté ce lien sans équivoque. Je me suis penché moi-même sur la question. Quand vous comprenez à quel point les scènes qui doivent être jouées sont brutales, alors il devient complètement évident que cela n’apporte rien de bon. Nous n’avons pas besoin de tels jeux ! C’est pour cela qu’il faut les interdire.

Vos collègues du SPD sont plus sceptiques. Le maire de Brême Jens Böhrnsen affirme en citant Wolf Biermann : « Ce qui est interdit nous attire d’autant plus. » Avec cette interdiction, est-ce que vous ne créez pas de nouvelles tentations pour les adolescents ?

Au contraire. Je suis sûr que cela leur permet aussi d’effrayer les parents. Dès qu’il y a une punition derrière, cela les oblige à vérifier à quoi leurs enfants sont en train de jouer. Assurément, nous devons aussi améliorer leur compétence dans l’utilisation de médias [NdT : le terme exacte est « Medienkompetenz » ou « Compétence médiatique »] Mais nous allons les alarmer au moyen d’une potentielle punition – et au lieu de créer de nouvelles tentations, le contraire se produira.

Comment voulez-vous empêcher quelqu’un de télécharger des « Killerspiele » sur Internet et d’y jouer à la maison, dans leur chambre, en toute discrétion ?

Il est important de sensibiliser les parents. En Basse-Saxe, nous le faisons aussi à travers les Landesmedien-Anstalt [NdT: les autorités de régulation des médias audiovisulels, l’équivalent allemand du CSA] Nous animons des séminaires. Nous faisons en sorte de promouvoir la formation d’adultes. Mais nous pouvons aussi, comme pour la pédopornographie, détecter par une recherche sur Internet le moment où certains jeux sont téléchargés. C’est pour cela que nous avons créé au sein du Bureau de la Police Judiciaire un groupe de recherche sur Internet, qui sera parfaitement capable de détecter de telles activités passibles d’une punition.

Cela signifie que désormais, tous les joueurs doivent s’attendre à des raids, à des descentes de police dans leur maison ?

Bien sûr. Ceux qui jouent à ces jeux brutaux qui sont interdits doivent s’attendre à être appréhendés. Je trouve cela tout à fait adapté.

Pouvez-vous nous dire avec quelle probabilité la proposition de loi bavaroise [d’interdiction des Killerspiele] sera adoptée ?

La probabilité est de 100%, étant donné que les Ministres de l’Intérieur de l’Union [CDU/CSU] se sont déjà mis d’accord il y a 9 mois sur une telle initiative. De plus, ce projet est déjà écrit dans l’accord de la Grande Coalition [Entre SPD et CDU]. Au niveau national à Berlin, je n’ai entendu jusqu’à présent aucune voix qui s’oppose à une interdiction des « Killerspiele ». Je suis sûr que nous allons arriver à une interdiction de grande ampleur des « Killerspiele » grâce à une initiative du Bundesrat [le Conseil Fédéral Allemand].

On vous reproche, vous et Monsieur Beckstein, d’utiliser cette initiative pour faire parler de vous, sachant qu’en fin de compte, elle échouera face au SPD à Berlin. Qu’en pensez-vous ?

C’est absurde, parce que nous avons formulé cette demande avant même l’Amoklauf d’Emsdetten. Si on regarde soi-même ces jeux, on ne peut pas avoir une autre position.

Uwe Schünemann

Remarques additionnelles (Shane_Fenton):

Cette interview d’Uwe Schünemann a durablement marqué les esprits. Il faut dire qu’elle illustre de manière flagrante le climat politique et médiatique de l’époque, où on n’hésitait pas à parler d’interdiction totale, de flicage des joueurs, de descentes de police, et même de peines de prison pour ceux qui oseraient produire ou distribuer de tels « Killerspiele ». Uwe Schünemann était alors l’un de leurs adversaires politiques les plus intransigeants, aux côtés de son collègue bavarois Günther Beckstein (qui est crédité pour avoir popularisé le terme de « Killerspiel » au tournant des années 2000). Et il n’a jamais cessé de réclamer leur interdiction tant qu’il a occupé son poste. Il me paraissait donc naturel que je vous présente le fond de sa pensée (et je crois que le fond, nous l’avons effectivement touché).

Une autre raison pour laquelle je vous ai introduit ce charmant monsieur, ainsi que tous ses comparses, c’est que même si ce genre d’opposition radicale et jusqu’au-boutiste à la violence vidéoludique fait partie du passé, il fut un temps où elle trouvait un écho favorable auprès d’une large partie du monde politique et même de la population, au point d’être traduit en projet de loi. Au moment où on se penche à nouveau sur cette époque, où on l’aborde sous un angle historique, il serait dommage de la réduire à quelques élucubrations somme toute assez inoffensives de politiciens aujourd’hui à la retraite. Ce serait oublier l’extrême violence des discours et des initiatives de l’époque. Ce serait oublier le traitement politico-médiatique unilatéral, bâclé et parfois mensonger, dirigé contre la violence vidéoludique (et par extension, contre le jeu vidéo). Ce serait oublier en particulier que pour un Ministre de l’Intérieur, il était alors normal, et même urgent, de demander le flicage et l’arrestation de créateurs, de revendeurs et même de joueurs de jeux vidéo dès lors qu’on collait à ces derniers l’étiquette infamante de « Killerspiele ».

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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2 commentaires »

  1. Quelqu’un a le nom de ce fameux jeu dans lequel « couper un bras vaut 100 points tandis que couper la tête en vaut 1000 » ? J’ai grave envie d’y jouer…

    Sinon, un jeu comme 007:Nightfire, on en fait quoi ? On peut dire que c’est à la fois un James Bond et un de ces méchants « killerspiele » : on l’interdit une semaine sur deux ?

    Je suis finalement bien content d’avoir grandi en France :D

  2. Tout de même, Familles de France, c’était loin d’être des petits joueurs : à l’époque de leur croisade en 1999, certains jeux avaient effectivement été retirés des rayons, ou vendus sous cloche dans 2-3 obscures boutiques, et de nombreuses chaînes de magasins (dont Micromania) avaient été traînées en justice. Sans oublier Joystick, lourdement condamné pour diffamation. Ils ne rigolaient pas, ils connaissaient la loi, et ils avaient même quelques appuis dans le monde politique. Bon, heureusement, ça n’a pas duré.

    Pour le reste, Schünemann est emblématique de ces politiciens bas du front et incompétents que nos pauvres voisins se sont coltinés pendant toute une décennie… et là, j’avoue, il valait mieux vivre en France à cette époque.

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