Thomas Radecki, ou la chute d’un ennemi (3ème partie)
Par Shane Fenton • le 9/6/2016 • Entre nous •Dès le milieu des années 80, la NCTV s’est solidement installée dans le paysage. Son combat contre la violence des médias inspire et rallie des activistes du monde entier, auxquels elle sert de référence. Son bulletin d’information est largement repris et cité par les médias, bien au-delà de toutes les espérances. Thomas Radecki reconnaît lui-même que la couverture médiatique dont bénéficie son association est « largement disproportionnée par rapport à la qualité de notre travail« . De plus c’est surtout la presse qui relate ses actions, or selon lui, « l’adolescent moyen ne lit pas le New York Times. Il ne lit même pas le National Enquirer. Il regarde la télé« . Mais au moins, cette médiatisation plus que correcte lui donne un statut « d’expert » sur tout ce qui se rapporte à la violence des médias. Au point que quand un reportage sur le sujet est publié dans la presse, diffusé à la radio ou à la télé, il a sa place à égalité avec des chercheurs réputés comme Leonard Eron et Rowell Huesmann, ou des activistes « vétérans » comme George Gerbner et Peggy Charren… ce qui ne plaît pas du tout à ces derniers.
Faut-il y voir de la jalousie ? Il est certes agaçant de se faire voler la vedette par un petit nouveau qui, avec ses déclarations incendiaires, ses mesures de violence sorties tout droit de son chapeau, et ses statistiques bidouillées dans son coin, arrive à braquer sur lui tous les projecteurs… au détriment de chercheurs « sérieux » qui ont peut-être des résultats moins alarmistes à présenter, mais qui ont été vérifiés et validés avec toute la rigueur scientifique nécessaire à leur publication. Mais bon, si l’objectif est partagé par tous, à savoir réduire la violence des médias et son impact négatif sur la société, on peut bien taire les divergences et faire cause commune, non ? Pas si simple…
C’est pourtant l’objectif de Thomas Radecki : rassembler un front le plus large possible, qui irait au-delà des clivages politiques et des convictions religieuses. Un « effort national unifié », selon ses propres termes. Pour ce faire, il essaie d’abord de courtiser Peggy Charren, présidente-fondatrice de l’Action for Children’s Television, pionnière et « doyenne » des associations de surveillance des contenus télévisés. Mais s’ils défendent la même cause, leurs méthodes sont beaucoup trop différentes. Initialement, Radecki milite pour le boycott des compagnies qui sponsorisent des programmes jugés trop « violents ». Charren est contre : elle préfère faire pression sur les diffuseurs, non les annonceurs. Et elle n’a de cesse de le faire savoir.
[S’en prendre aux annonceurs] n’est pas une façon de faire dans une société libre. Si je vais voir le diffuseur qui utilise [nos] ondes publiques pour lui dire : « vous ne me fournissez pas un bon service », et que quelqu’un d’autre pense le contraire, cette personne peut aller voir le diffuseur à son tour pour lui dire : « Cette femme a tort. Vous me fournissez un bon service ». Et dans ce cas, la décision appartient au diffuseur, ou à la majorité, peu importe. Ce litige peut se régler devant la Federal Communications Commission, et tout le monde peut témoigner. Voilà comment fonctionne une société libre. (Peggy Charren, débat avec le Révérend Donald Wildmon dans l’émission Weekday sur WNAC-TV, 24 février 1981. Citée dans : Heather Hendershot, Saturday Morning Censors : Television Regulation Before The V-Chip, 1999, page 74. Source)
Radecki fait tout pour la convaincre de changer d’avis, en lui expliquant que dans le fond, ils ont le même but, et qu’une campagne de boycott des annonceurs n’est pas en contradiction avec le Premier Amendement qui garantit la liberté d’expression.
Par le passé, vous avez rejeté des initiatives fortes concernant la violence télévisée, parce que vous étiez préoccupée par leur impact sur le Premier Amendement. La NCTV n’a certainement pas pour but d’obtenir une censure gouvernementale, elle veut juste contrer les effets négatifs de la commercialisation de la télévision, un sujet dont vous êtes très familière. Ces actions, comme la dénonciation publique de ceux qui sponsorisent la violence télévisée, la pression sur les actionnaires, ou les boycotts nationaux de leurs produits, ne sont pas réellement de la censure. Justement, nous savons que les chaînes censurent les programmes non-violents, ou de certains types, parce qu’ils ne rentrent pas dans les objectifs financiers de la télévision commerciale. (Thomas Radecki, lettre à Peggy Charren, 5 septembre 1980, cité dans Saturday Morning Censors, op. cit., page 77. Source)
Mais il se dépense en pure perte. Peggy Charren s’oppose à toute forme de censure, et doit veiller à ne soutenir aucune initiative qui ferait penser le contraire. Ce n’est pas pour aller se compromette avec un homme dont la réputation de censeur colle trop à la peau (« ils parlent de boycotts […], d’éradiquer la violence de la télévision, de censurer les programmes. Cette manière d’agir est plus problématique que la violence à la télé », interview à Electronic Media, 26 avril 1984, Source). Cela vaut non seulement pour Thomas Radecki, mais aussi pour un autre poids lourd de la surveillance des médias, le Révérend Donald Wildmon de la National Federation for Decency, qui lui aussi justifie les boycotts d’annonceurs :
Je ne fais qu’exprimer mon opinion. Le boycott est légal, et aussi américain que la tarte aux pommes. Martin Luther King n’a-t-il pas orchestré de boycotts ? Je ne cherche pas à faire passer une loi. Ce sont des ondes publiques, et je suis juste en train de dire que si un annonceur veut faire du business avec moi, il doit me traiter avec respect. Si le public ne soutient pas notre position, le boycott échouera et nous disparaîtrons. (Révérend Donald Wildmon, cité dans : Tony Schwartz, « 400 Rightist Groups in National Coalition to Start Boycott of TV », New York Times, 22 juin 2981. Source)
Sauf que Wildmon ne se préoccupe absolument pas de violence, mais de sexe. C’est précisément pour cette raison que Radecki, après avoir essayé de l’intéresser à la question, finit par jeter l’éponge. D’ailleurs, il rencontre le même problème avec la Droite Chrétienne américaine, qui se fiche éperdument de la violence des médias en tant que telle (du moins, à l’époque). Peu importe qu’il y ait des études scientifiques qui démontrent ses effets négatifs sur les enfants : c’est un sujet qu’elle laisse dédaigneusement à la gauche.
Radecki n’a pas davantage de succès avec George Gerbner. Ce professeur de communication, inventeur de concepts tels que la « théorie de la cultivation » (selon laquelle notre culture est définie et transmise par la télévision plutôt que par l’éducation), et le « syndrôme du grand méchant monde » (selon lequel, à force de voir de manière répétée des situations dangereuses à la télé, on finit par craindre d’en être victime, alors que la probabilité que cela nous arrive est extrêmement faible), est l’un des pionniers de la critique des médias. Et il a quelques problèmes avec la méthodologie utilisée par Radecki et la NCTV pour évaluer les programmes télé. En particulier, il la juge peu rigoureuse.
Tom Radecki parade à droite à gauche, en présentant un tas de statistiques, mais on ne sait pas vraiment comment il arrive à les obtenir. […]
(Sur le fait que la NCTV qualifie un programme de « violent » après avoir vu seulement un épisode:) Le problème, c’est qu’on peut tomber sur un épisode qui contient toute une séquence de scènes violentes et les compter, puis la semaine suivante, on a un nombre différent. Il faut un large nombre pour trouver un échantillon représentatif, et au moment où on l’obtient, le show peut se faire éjecter de l’antenne
(Sur le consensus nécessaire entre les différents observateurs d’un même programme pour tirer de vraies conclusions, assez bas chez la NCTV:) D’après notre méthode, qui est très lourde et très coûteuse, il faut avoir 12 évaluateurs, dont au moins 4 pour regarder chaque programme. Nous demandons un niveau de consensus élevé entre nos 4 évaluateurs avant que nous puissions faire la moindre observation.
(Sur les allégations de la NCTV à propos de l’augmentation dramatique des contenus violents:) [le niveau de violence est] remarquablement stable, il n’a pas changé de plus de 5% ou 10% durant les 15 dernières années, malgré toutes les discussions et agitations. (George Gerbner, interview à Electronic Media, 26 avril 1984, Source)
Pour le rien arranger, les chercheurs qui travaillent sur les effets de la violence des médias, courtisés eux aussi par Radecki et abondamment cités dans le bulletin d’information de la NCTV, ne se reconnaissent pas toujours dans l’interprétation qui est fait de leurs travaux.
Dans une lettre d’information, Radecki dit qu’une étude de Leonard Eron et Rowell Huesmann de l’Université de l’Illinois a confirmé que « La violence télévisée est la cause de crimes commis par des adultes. » Pourtant, Huesmann a dit que bien qu’il ait de la sympathie pour la croisade de Radecki, « je n’affirmerais jamais une chose pareille. » Huesmann a dit que parmi les adultes interrogés dans son étude, qui étaient condamnés pour divers crimes, il y avait une probabilité plus élevée qu’ils aient regardé des programmes violents quand ils étaient enfants, « mais ça ne prouve pas que regarder la télé soit la cause d’un comportement criminel. » (Robert Lee Zimmer, « Television Critic Has His Critics, Even Among Allies », Dépêche AFP reprise dans de nombreux journaux, 16 août 1985)
Heureusement, la NCTV peut compter sur l’appui officiel de nombreux individus et organisations, recrutés parmi les professionnels reconnus de la santé et de l’éducation. Même si certains apportent leur soutien un peu à l’aveuglette, du moment que c’est pour la bonne cause (ainsi le Professeur émérite Milton Eisenhower : « Je suis contre la violence à la télévision […] Mais je ne sais pas grand-chose de cette association. Comment elle s’appelle, déjà ? »). Et même si d’autres sont enrôlés un peu à l’insu de leur plein gré :
Chercher des soutiens a toujours fait partie de la stratégie de la NCTV. Après sa formation, l’organisation a commencé à collecter des appuis de la part de psychiatres et psychologues reconnus, hopitaux et autres associations. Mais beaucoup de ceux qui sont listés comme appuis dans les récents bulletins d’information de la NCTV ont dit à Electronic Media qu’en réalité, ils ne l’étaient pas.
« Où avez-vous déniché ça ? », a demandé un Fred Seligman abasourdi, quand on lui a dit que le département de psychiatrie enfantine et adolescente qu’il dirige à la Faculté de Médecine de Miami est listé comme appui de la NCTV.« On ne donne pas ce genre d’appui », a insisté le Docteur Seligman. Après l’enquête d’Electronic Media, il a envoyé une lettre à la NCTV demandant une explication.
Le Docteur Radecki martèle que la NCTV a des témoignages signés de tous les individus et institutions qu’il liste en tant qu’appuis. D’après lui, certains administrateurs de ces institutions ne sont peut-être pas au courant qu’un précédent directeur a donné son genre d’appui. Et certaines personnes qui apportaient leur soutien individuel ont peut-être signé accidentellement au nom de leur organisation
Interrogé sur ce point, le Docteur Seligman a dit qu’il était à la tête de son département depuis la fin des années 60, et que ni lui, ni son prédécesseur, qui est un ami proche, n’auraient donné un tel appui. (Electronic Media, 26 avril 1984, Source)
Enfin, pour couronner le tout, Thomas Radecki aime se présenter comme psychiatre de la Faculté de Médecine de l’Illinois. Il est vrai qu’à l’époque, il est praticien dans une ville de l’Illinois, mais à titre privé. Il est vrai également qu’il a brièvement enseigné à la Faculté en tant que vacataire, mais ça s’est arrêté là. Selon Charles O’Morchoe, directeur du campus d’Urbana-Champaign de la Faculté de Médecine, Radecki « n’a aucun contact avec les étudiants, et aucun poste à l’Université. Il est très inhabituel, de la part de quelqu’un qui n’a eu qu’un poste temporaire de vacataire, de s’afficher publiquement comme l’a fait le Docteur Radecki. » (Source).
Bref, le « directeur de recherche » de la NCTV prend trop de libertés avec la science, et surtout avec la vérité, pour être pris au sérieux par les chercheurs et les activistes réputés dont il courtise le soutien. D’autant que son intransigeance vis-à-vis de la violence des médias l’amène à en voir partout, et à faire des déclarations qui, quand elles ne sombrent pas dans la caricature (le clip Thriller de Michael Jackson apprendrait aux enfants à « vouer un culte à la violence pour la violence » et aux jeunes garçons à « terroriser leurs petites amies« ), trahissent une volonté refoulée de censure.
En effet, dès sa création, « L’objectif de la NCTV est de réduire le taux de violence à la télévision de 75%. Ce qui ramènerait la télé au niveau d’avant 1957. Ce serait la moitié du niveau dont il a été établi qu’il était la cause d’une augmentation de violence » (NCTV News, volume 1, numéro 5, novembre 1980. Source). Et l’association apporte son soutien répété aux différentes tentatives de légiférer sur la violence des médias. Certes, Radecki finit par abandonner l’idée d’un boycott des sponsors de programmes « violents », après avoir essuyé de nombreuses critiques pour des résultats très maigres. Et il martèle sur tous les tons qu’il s’oppose à toute censure. Mais en privé, son discours est tout à fait différent :
Nous espérons qu’un jour nous arriverons, ici aux Etats-Unis, à une situation où nous pourrons enfermer les producteurs et les distributeurs de violence obscène. Une fois que nous pourrons mettre ces gens en prison, je pense que la situation changera. Ce n’est qu’une question de temps. (Interview enregistrée à Electronic Media, 26 avril 1984, Source)
Pourquoi tant de haine ? Qu’est-ce qui l’enrage dans la violence des médias au point qu’il souhaite mettre en prison ceux qui la propagent ?
On l’a compris, Thomas Radecki considère la violence comme le Mal absolu. Un Mal non nécessaire, qui plus est. Il le dit explicitement : « La violence est intrinsèquement maléfique, or l’histoire et la recherche […] ont démontré de manière répétée que la violence engendrait la violence, et on n’a vraiment pas besoin de ça » (entretien avec Gary Groth, The Comics Journal, numéro 133, décembre 1989, page 69). Cela ne veut pas dire toutefois qu’il s’oppose à toute représentation de violence, et là encore il le dit clairement : « La NCTV s’oppose à l’élimination totale de la violence. Nous pensons que son niveau devrait être réduit afin de refléter la réalité, et que représenter la vraie violence implique, non pas de montrer des gerbes de sang dès que quelqu’un se fait tirer dessus, mais de montrer toute la tragédie humaine, toute la souffrance des familles et de la sociétée, causée par la violence » (NCTV News, volume 1, numéro 5, novembre 1980. Source).
C’est pour cette raison que Radecki approuve les oeuvres qui dépeignent la violence de façon à la dénoncer ou à montrer les dégâts qu’elle cause, comme par exemple les pièces de Shakespeare, les documentaires sur les Crimes contre l’Humanité, ou les films comme Platoon et Gandhi. Même s’il préfèrerait des oeuvres totalement « non-violentes », c’est le seul genre de représentation « violente » pour lesquelles il est prêt à concéder des qualités artistiques. A l’opposé, il condamne sans appel toute oeuvre qui représenterait la violence autrement que comme le Mal absolu, que ce soit pour justifier son emploi, pour en rire, pour s’en divertir, pour l’intégrer dans le décor, ou pour toute autre raison. A ses yeux, si on n’est pas contre ce Mal, si on le montre sans le dénoncer, ou pire, si on en fait un ingrédient de divertissement, on fait partie intégrante du Mal, puisqu’on s’en fait le complice et le propagateur.
D’où sa fureur vengeresse et éradicatrice, non seulement pour les oeuvres et programmes de tous types qui contiennent ne serait-ce qu’une once de « violence », mais aussi pour les « industries » qui osent faire du profit avec ce genre de programmes. D’où, sans doute, ses « petits » arrangements avec la vérité et la rigueur scientifique, qui doivent être pour lui des moindres maux comparés au péril apocalyptique que fait courir la violence des médias sur l’ensemble de la société. Au risque de s’aliéner, on l’a vu, des chercheurs et des activistes pour qui la fin ne justifie pas n’importe quel moyen, et pour qui le respect de la vérité et même de leurs propres adversaires sont essentiels pour faire triompher leur cause.
Quant aux voix critiques qui émanent des journalistes et d’amoureux de leur medium, Radecki ne les prend même pas en compte. A ses yeux, ils travaillent pour les différentes « Industries » du divertissement. Il ne conçoit même pas qu’ils puissent avoir une voix autonome, alors un discours critique original, n’en parlons pas. Un exemple de cette fermeture d’esprit est donné par une interview qu’il donne en 1989 au Comics Journal pour son numéro spécial sur la violence. L’année, justement où celle des comic books se fait à nouveau remarquer par le grand public, à travers un article incendiaire du New York Times (« Drawing on the Dark Side » de Joe Queenan), des débats télévisés (Radecki y trouve l’occasion de croiser le fer avec un éditeur de comics ainsi qu’avec l’auteur Frank Miller, sous l’arbitrage de Larry King), et une étude de la NCTV qui, sans surprise, trouve les comics actuels beaucoup plus violents qu’avant, bien qu’il n’ait sous la main presque aucune étude scientifique consacrée spécifiquement à ce medium. L’occasion pour le Comics Journal, célèbre pour ses analyses critiques, ses articles sans concession pour l’industrie et ses interviews fleuves, de passer au crible tous les aspects de la violence des comics (et des médias en général). Ce qui inclut un entretien entre le fondateur du Comics Journal et le fondateur de la NCTV. Un échange d’égal à égal entre critiques, un de l’intérieur du medium, l’autre de l’extérieur ? Pour Radecki, pas le moins du monde :
RADECKI: Il n’y a aucun doute sur le fait que la glorification de la violence et du militarisme dans le divertissement […] contribue à transmettre l’esprit du militarisme, qui est extrêmement coûteux et destructeur pour notre monde. Du point de vue de la science, il n’y a pas de débat. Le fait que vous essayez d’en faire un débat est décevant. Le fait est – je comprends, vous travaillez pour l’industrie des comic books, et je comprends que vous ne puissiez pas prendre une position objective sur ce problème, mais si vous le faisiez… […]
Nous ne parlons pas de censure, mais nous parlons d’éducation et de recherche, et là vous avez une industrie multi-millionnaire (des milliards de dollars de comic books ont été vendus depuis 1954. Le gouvernement n’a jamais sponsorisé une simple étude à 10 000 dollars sur l’impact de tout ça. Mais, au même moment, le gouvernement a engrangé des centaines de millions de dollars d’impôts sur les ventes de comic books. Les enfants américains ne méritent-t-ils pas au moins un petit geste afin de déterminer si les comic books violents ont des effets nocifs ? […]
GROTH: Pourquoi voudriez-vous que le gouvernement sponsorise des études si vous êtes suffisamment persuadés que la violence des médias encourage les comportements violents ?
RADECKI: Eh bien, parce que vous n’êtes pas suffisamment persuadé, et j’aimerais trouver un moyen de vous persuader.[…]
GROTH: Ces quatre personnes qui ont passé en revue tous ces comic books [pour la NCTV], est-ce qu’ils étaient suffisamment qualifiés pour prendre en compte leur contexte littéraire et artistique ?
RADECKI: […] Vous devriez être enclin à être aussi critique envers votre propre industrie, et considérer la possibilité que votre propre industrie pourrait être dans l’erreur, et peut-être sérieusement dans l’erreur. Puisque vous remettez en question les qualifications de nos évaluateurs, vous devriez également remettre en question les qualifications des évaluateurs de votre industrie, or vous n’avez pas fait ça, et je suggère simplement que vous le fassiez.
GROTH: De toute évidence, vous ne lisez pas le Comics Journal, sinon vous sauriez que c’est ce que nous faisons depuis 13 ans. (Interview de Thomas Radecki par Gary Groth, The Comics Journal, numéro 133, décembre 1989)
Après cet entretien houleux, brusquement abrégé par Thomas Radecki au motif qu’il avait des patients à consulter de toute urgence, Gary Groth n’a pas été convaincu par les qualités de son interlocteur. Dans un éditorial du même numéro, où il attaque au vitriol la banalité et la banalisation de la violence dans les médias, Groth consacre quelques lignes peu flatteuses à Radecki :
La culture de la banalité est au-delà de la critique politique conventionnelle parce que libéraux et conservateurs souscrivent tous les deux à l’idéologie de la consommation de masse. […] Mais l’illusion d’une liberté démocratique doit être maintenue, donc on tolère une petite critique indolore tant qu’elle prend la forme d’une attaque occasionnelle des pires excès produits. C’est là qu’entrent en scène les types comme Thomas Radecki, qui sont autorisés à maintenir le satu quo en lâchant quelques critiques monolithiques de la violence, ou du sexe, ou d’un autre symptôme trop visible, du moment qu’ils n’attaquent pas le problème à la racine. Les statistiques de Radecki, à la méthodologie bidon, et ses outrances verbales répétées, sont le miroir tout aussi superficiel et histrionique de la violence qu’il dénonce (et son approbation de conneries comme Richie Rich démontre qu’il se fiche autant du contenu de la culture que les médias de masse, tant que ça ne heurte pas son objection primaire à la violence). (Gary Groth, Violence and the Evil of Banality, éditorial du Comics Journal, numéro 133, décembre 1989)
Le soutien des critiques sérieux et réputés lui faisant défaut, il reste la Droite Chrétienne, qui a le vent en poupe depuis l’élection de Ronald Reagan (que Radecki juge pourtant « englué dans des fantasmes à la Clint Eastwood, qui obscurcissent son jugement à propos de ce qui est le mieux pour notre nation »), et dont la capacité de mobilisation et de nuisance manquent cruellement à un groupuscule comme la NCTV, dont l’impact n’est que médiatique. Certes, sa branche internationale, l’ICAVE, peut compter sur le soutien de la britannique Mary Whitehouse, célèbre et redoutable militante des valeurs morales, qui a mené des campagnes répétées contre diverses cibles, dont la série Doctor Who, le film La Vie de Brian des Monty Python, et le cinéma gore à travers l’affaire des « Video Nasties ». Mais aux Etats-Unis, les seuls sujets susceptibles de mettre en branle cette formidable machine de guerre qu’est la « Majorité Morale » sont ceux qui vont heurter leurs convictions politiques et religieuses. En particulier tout ce qui a attrait au sexe, leur chasse gardée. Mais, comme Radecki en a fait l’expérience avec le Révérend Wildmon, la violence ne fait pas partie de leurs préoccupations (du moins, pas à l’époque). A l’inverse, Radecki ne s’intéresse pas du tout au sexe (à moins qu’il s’agisse de violence sexuelle).
Il reste un sujet qui va les rapprocher : l’occultisme. Un thème qui combine à la fois l’atteinte aux valeurs religieuses et la violence. Qui va prendre de l’ampleur dans les années 80 au point de déboucher sur une véritable « panique satanique ». Qui va frapper de plein fouet un loisir émergent, le jeu de rôle. Et qui va offrir à Thomas Radecki la tribune et la légitimité qu’il espérait tant pour sa croisade personnelle.
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