La parole à l’accusation : Christian Pfeiffer et le KFN (3ème partie)
Par Shane Fenton • le 19/7/2017 • Entre nous •Voici la traduction de la troisième partie de l’entretien fleuve entre d’un côté, le magazine Computer Bild Spiele, et de l’autre, Christian Pfeiffer et son collaborateur Matthias Kleimann du KFN (Institut de Criminologie de Basse-Saxe). Une fois évacuées les questions futiles (à savoir si tel ou tel jeu est oui ou non un « killerspiel », ou s’il faut l’interdire), l’interview se recentre sur un thème cher au KFN, à savoir la performance scolaire, et les différents facteurs qui l’influencent… parmi lesquels la pratique des jeux vidéo, en particulier « violents ».
- L’appel de Cologne
- Définitions et indexation
- Déficit d’éducation et problème d’identité
- Compétence médiatique et bien culturel
- Risque d’addiction, estime de soi, et relations sociales
Le critique des jeux, professeur et docteur Pfeiffer, en entretien avec COMPUTER BILD SPIELE
3. Déficit d’éducation et identité
CBS: Vous avez constaté dans vos études que ces dernières années, le déficit d’éducation ainsi que les carences scolaires chez les garçons étaient imputables, entre autres, à la consommation de jeux vidéo violents. Est-ce correct ?
Pfeiffer: Oui. Nous avons pu constater que la confrontation avec la violence excessive rend plus difficile, suite à une séance de jeux, la concentration sur de nouveaux problèmes. C’est prouvé de manière expérimentale. Celui qui résout des problèmes mathématiques suite à une activité sportive réussit à s’y consacrer de façon significativement meilleure que celui qui s’y met après une consommation d’un First-Person Shooter. L’effet destructeur de concentration par une exposition massive à la violence est prouvé et, détail intéressant, nous avons pu faire la distinction : ceux qui n’aiment pas tellement jouer à ces jeux étaient après coup plus libres dans leur tête pour les problèmes mathématiques – et avaient de meilleurs résultats. Ceux qui aimaient jouer aux First-Person Shooters, ceux qui s’y immergeaient, réussissaient moins bien. Je trouve ce résultat passionnant.
CBS: Mais est-ce que ce n’est pas le cas pour toutes les activités où les émotions jouent un rôle ? Par exemple, quand on joue avec d’autres personnes et qu’on s’engage émotionnellement ?
Pfeiffer: Le football est lui aussi émotionnel, et nous avons trouvé qu’il n’avait pas cet effet. On s’y engage aussi. Par conséquent, la cause semble être la concentration visuelle sur cet acte de tuer. Ou bien, prenons la même expérience, mais cette fois, on ne va pas mesurer la capacité de concentration, mais l’empathie. Et dans ce cas, on trouve que le jeu a un effet réducteur sur l’empathie plus fort qu’un film.
CBS: Comment mesurez-vous la capacité d’identification, l’empathie ?
Pfeiffer: Les neuroscientifiques mesurent l’activité cérébrale dans la zone où se trouve l’empathie. Cette recherche a été menée de manière intensive aux USA. C’est une perle scientifique fascinante, qui fournit un début d’explication. En revanche, nous devons également consater que la pratique intensive de jeux violents n’est pas la principale raison pour laquelle les gens deviennent violents. On peut le comparer à la cigarette, à un facteur de risque. Fumer à la chaîne n’est pas en soi une raison suffisante pour mourir, sinon Helmut Schmidt [NdT : ancien chancellier et fumeur notoire] ne serait plus en vie. D’autres prédispositions personnelles doivent s’ajouter, tels qu’un poumon faible ou des facteurs génétiques. Dans ce cas, fumer de manière intensive augmente significativement le risque. Et ici, c’est une situation similaire. Nous ne pouvons pas établir de lien direct entre les jeux vidéo et les Amoklaufe, ce serait complètement faux. Mais nous pouvons prouver que le risque augmente. C’est quelque chose qui a été corroboré par des expériences longitudinales américaines. Les enfants de 9, 10, 11 ans, qui se plongent de manière intensive dans une imagerie violente, sont plus violents que les enfants qui ne l’ont pas fait.
CBS: Quels autres facteurs existent-ils dans le déclenchement de la violence ?
Pfeiffer: La violence familiale, de loin. C’est un facteur central. Puis aussi, de manière certaine, un cercle d’amis qui retire les inhibitions, quand les autres disent : vas-y, frappe-le ! Par conséquent, plus on a d’amis délinquants, plus il est probable de plonger à son tour. Le facteur le plus important, le facteur numéro un pour dériver vers une carrière violente, ce sont les mauvais amis. Et là, c’est passionnant de constater que le fait de jouer à des jeux violents augmente de manière visible sa propre orientation machiste. Les machos virilistes adorent ce genre de jeux, qui les incitent en retour à porter haut leurs valeurs. Et la culture machiste est elle-même un facteur d’augmentation de la propension à la violence.
CBS: Dans la recherche en sciences de l’éducation, Jürgen Budde parle d’une féminisation du système scolaire. Les garçons qui se comportent comme des garçons sont réprimandés pour cela, tandis que les filles qui se comportent comme des filles sont encouragées à le faire. Êtes-vous d’accord ?
Kleimann: Cet argument est extrêmement plausible et nous avons nous aussi essayé de l’appréhender. Nos données ne le mettent pas bien en lumière, c’est plutôt un facteur mineur. Nous avons également regardé le système d’évaluation. Nos recherches n’ont perçu presque aucune différence. Je pense toutefois que c’est un facteur. Quand on considère le climat sociétal, on tend vers le bannissement du comportement typiquement masculin. Mais il faut aussi noter que dans les sondages, les filles ont souvent tendance à répondre ce qui est attendu socialement parlant.
Pfeiffer: Je suis tout à fait d’accord avec Jürgen Budde, et je pense moi aussi que c’est un facteur qui contribue à la crise de performance [scolaire] des garçons. Le fait qu’ils ne trouvent plus leur identité masculine et qu’ils reçoivent trop peu de soutien pour développer leur virilité qui leur donne confiance en eux. D’où notre revendication de l’école toute la journée [NdT : on rappelle qu’en Allemagne, les cours n’ont lieu que le matin] qui pourrait tirer profit des après-midi pour développer un tel programme, réveillant l’envie de vivre. Nos écoles se résument à la transmission des savoirs alors que l’apprentissage social et l’étude du rôle masculin ont une place réduite.
CBS: Quelle est la part de responsabilité de tels facteurs par rapport aux jeux vidéo pour ces problèmes-là ?
Pfeiffer: Pourquoi est-ce que quelqu’un finit par se perdre dans World of Warcraft pendant 5 heures ? Entre autres parce qu’on ne lui offre pas assez d’alternatives pour ses besoins de virilité, d’aventure et de jeux de guerre. C’est-à-dire que ce sont après tout des garçons, qui recherchent la réalisation de leur virilité, et en fin de compte, ces 5 heures sont, bien entendu, mortelles pour leurs performances scolaires.
CBS: Vous dites que les jeux violents sont responsables à 50% des plus mauvaises performances scolaires ?
Kleimann: Non, ils ne le sont pas. Si vous voulez des chiffres : nous parlons d’une augmentation de risques de 5 à 10%.
CBS: On peut donc dire que les jeux vidéo n’ont pas d’impact à 90% ?
Pfeiffer: Oh bonté divine !
Kleimann: On peut dire que 90% d’autres facteurs doivent s’ajouter – et ils s’accumulent dans de nombreux cas.
Pfeiffer: La violence familiale augmente drastiqument le risque que les garçons jouent à de tels jeux. Et il faut considérer avant tout le facteur temporel. Les filles sont toujours en avance dans les performances. Deux décrochages scolaires sur trois sont le fait de garçons. Seulement 42%, mais aussi 50% des filles, obtiennent l’Abitur [NdT : équivalent allemand du baccalauréat]. A mon avis, le facteur temporel est dominant. Jouer sur la longueur est mortel pour le niveau scolaire des garçons.
CBS: Mais jouer au football pendant 5 heures l’après-midi ne serait-il pas tout aussi mortel ?
Kleimann: Jouer au foot enseigne beaucoup de choses en même temps, et en cela, il y a une différence. Au foot, les compétences motrices sont extrêmement bien développées, leurs capacités tactiques, leur forme physique, l’esprit d’équipe est très important. Ils apprennent à s’imposer dans un groupe et néanmoins, à se réunir en groupe.
CBS: Mais tout cela est vrai également pour les joueurs de Counter-Strike et World of Warcraft.
Pfeiffer: Je ne dirais pas que leur forme physique en ressort améliorée.
Kleimann: Justement, dans le cas des enfants qui n’ont pas encore l’âge d’y jouer, un développement complet est important. Pour le développement du cerveau et des capacités mentales, il est primordial de faire des expériences avec tous ses sens en même temps. Les médias ne doivent être qu’un enrichissement d’une vie qui est déjà riche en expériences diverses.
CBS: Combien d’heures de jeux vidéo et de télévision par jour seraient acceptables pour vous ?
Pfeiffer: Chez les jeunes de moins de 10 ans, je trouve que moins d’une heure serait salutaire. Tout ce qui dépasserait une heure serait clairement trop au niveau primaire. Et je vous prédis que nous aurons en Allemagne une campagne pour des chambres d’enfants sans écrans ! Et des citoyens les plus célèbres y participeront.
CBS: On a eu quelque chose de similaire il y a 20 ans déjà.
Pfeiffer: Sans aucun effet. En Allemagne, une telle campagne n’a jamais eu lieu. « Des chambres enfants sans écrans », ça arrivera cette année. Et je garantis qu’elle aura du succès. Au grand dam de ceux qui veulent vendre leurs machines.
CBS: La deuxième télé [du foyer] se trouve souvent dans la chambre des enfants.
Pfeiffer: Vous n’avez qu’à regarder la répartition : si les deux parents ont l’Abitur, seulement 11% [des enfants] possèdent leur propre PlayStation à l’âge de 10 ans. Si les deux parents ont l’Hauptschulabschluss [NdT : l’équivalent de nos BEP et CAP], le taux grime à 43%. C’est la couche basse [de la société] qui en souffre, et qui est de plus en plus marginalisée par le fait que nous sommes un pays dont l’école est à temps partiel. Si nous étions un pays dont l’école est à temps plein, toute la journée, le problème serait moins grave.
Kleimann: Autrefois, l’éducation était vue comme une chance pour une carrière future, et encouragée en tant que telle par les parents, beaucoup plus que maintenant. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Par conséquent, il faut se demander pourquoi ce n’est plus le cas. Et là, bien entendu, une partie du problème réside dans l’utilisation importante des médias de divertissement, parce que la famille préfère louer 3 ou 4 DVD le samedi.
Remarques additionnelles (Shane_Fenton):
Un petit rappel sur le système scolaire allemand (et autrichien). Outre que les enfants n’ont école que le matin, au grand dam de Christian Pfeiffer, ils ont le choix entre trois niveaux d’études quand ils rentrent dans le secondaire. Tout d’abord, le Gymnasium, le plus prestigieux et le plus sélectif, qui permet d’obtenir l’Abitur (l’équivalent de notre baccalauréat) après 12 ou 13 ans d’étude, avant d’entrer en Université. Ensuite, la Realschule, de niveau intermédiaire, qui propose des cursus de 5-6 ans, qui offre le Realschulabschluss, un certificat de fin d’études qui permet de s’insérer dans le marché du travail, mais pas d’aller à l’Université (bien que les meilleurs élèves de Realschule peuvent espérer intégrer un Gymnasium et compléter leurs études). Et enfin, l’Hauptschule, le plus bas niveau d’études, un l’équivalent de nos lycées professionnels, qui permet d’obtenir après 5-6 ans d’études le certificat Hauptschulabschluss (que l’on peut comparer à un BEP ou un CAP).
Cette fois, je n’ai pas grand-chose à ajouter sur le contenu de cette partie. Non qu’il soit intéressant, au contraire : je le trouve d’un bien meilleur niveau que les discussions interminables sur les « killerspiele » et leur éventuelle interdiction. On parle cette fois de l’éducation des enfants, de leur bien-être, de leur qualité de vie, et des différents facteurs qui peuvent les influencer, pas seulement les médias, mais aussi leur environnement familial, leurs groupes d’amis… Autant de sujets qui peuvent nous rassembler. Même si la question de savoir si le système scolaire se féminise, et avec quelles conséquences, constitue un débat à part. Même si la campagne pour des chambres d’enfants sans écrans annoncée à cor et à cri par Christian Pfeiffer se fait encore attendre (en tout cas en Allemagne, parce que depuis quelques années, le défi des 10 jours sans écran initié par le québécois Jacques Brodeur rencontrent un franc succès aussi bien dans la Belle Province que dans les écoles françaises). Et même si Pfeiffer ne peut pas s’empêcher de balancer des piques sur le jeu vidéo et son industrie. Mais je ne peux qu’être d’accord avec Matthias Kleimann quand il dit qu’il est important pour les enfants de développer complètement leur cerveau et de « faire des expériences avec tous ses sens en même temps » afin de pleinement profiter de ce que peuvent offrir les médias audiovisuels, jeux vidéo compris. Afin que ces médias constituent, pour reprendre les termes de Kleimann, un « enrichissement d’une vie déjà riche » d’autres expériences.
Tags: Allemagne, Christian Pfeiffer, éducation, jeux violents, KFN, killerspiele, La parole à l'accusation, Matthias Kleimann, Traduction, violenceShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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