On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

Allemagne : Comment parle-t-on aujourd’hui des « killerspiele » ?

Par • le 17/1/2017 • Entre nous

La dernière fois que je me suis intéressé à l’Allemagne, c’était l’été dernier, juste après la tuerie de Munich et la réaction du Ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière. Ce dernier, faute de lien avéré entre le tueur et Daech, s’en est alors pris aux jeux vidéo « violents », ce qui a amené nombre d’observateurs (dont votre serviteur) à se demander si cela allait être suffisant pour raviver la flamme du « killerspieldebatte ». Il n’en a rien été. Herr de Maizière n’a fait que souffler sur des cendres froides. Presque personne ne voulait voir ressurgir ce pseudo-« débat ». Et au bout de deux mois d’effervescence, tout le monde a fini par passer à autre chose.

Nous voilà donc revenus à la situation décrite dans un précédent article du Spiegel : les « killerspiele » sont devenus un sujet à éviter (le terme lui-même étant discrédité), et leurs opposants sont de moins en moins écoutés, pour les rares fois où ils s’expriment encore dessus. D’ailleurs, l’article du Spiegel a comme défaut de ne présenter qu’un seul son de cloche (favorable au vidéo) et d’occulter presque complètement leur point de vue, réduit à quelques vieilles citations outrancières et quelque peu honteuses. Certes, quelques années auparavant, ils avaient le monopole du discours public, et quand on voit ce qu’ils en ont fait, on n’ira pas trop pleurer pour eux. Cela dit, et les réactions à l’Amoklauf de Munich le démontre, ce serait une erreur de croire qu’ils ont tous enterré la hache de guerre. En témoigne cet article du Süddeutsche Zeitung dont je vous présente la traduction ici-même. Écrit fin 2015 comme celui du Spiegel, moins exhaustif, mais en même temps un peu plus équilibré, cet article est lui aussi significatif du déclin inexorable du « débat » sur la violence vidéoludique en Allemagne.

Countes-Strike

Comment parle-t-on aujourd’hui des Killerspiele

(Caspar von Au, Süddeutsche-Zeitung, 27 novembre 2015)

Tous les joueurs de Counter-Strike deviennent-ils des Amokläufer ? Et les Egoshooter peuvent-ils radicaliser les jeunes musulmans ? A propos d’un débat qui revient sans cesse.

Rudolf Weiß soupire. Il a mené 5 études. Depuis 2008, le psychologue en médias a enquêté auprès de plus de 800 élèves pour savoir s’ils jouent aux shooters « mainstream » de l’année, comme il les appelle. Et si les parents se moquent de savoir si leur progéniture passe son temps avec des jeux vidéo au contenu qualifié de violent comme Grand Theft Auto (GTA) et Call of Duty (CoD), ou à quels autres jeux vidéo ils jouent. A présent, il en a assez : « l’enquête est close, la tendance est évidente. »

A chaque étude, le nombre d’élèves qui jouent aux shooters « Mainstream » de l’année en cours a augmenté. « Pour l’étude la plus récente, en 2013, il s’agissait de 62% des élèves interrogés, âgés de 12 à 16 ans. » Weiß trouve cela inquiétant, car selon ses études, les jeux vidéo violents influencent la disposition des jeunes à la violence, plus qu’aucun autre facteur – particulièrement pour les adolescents. Même avant les films d’horreur, la violence à la télé, et la violence familiale. Cela dit, il souligne : « Je ne suis pas de ceux qui disent : si tu joues à ça, tu deviendras violent. Ce serait présomptueux. »

Maic Masuch, Professeur d’informatique spécialisé en jeux vidéo à l’Université de Duisburg-Essen, est d’accord avec Weiß sur ce point. D’un autre côté, il met en garde contre une interprétation trop simpliste des résultats, car il estime que les influences sur le comportement sont difficiles à mesurer. « C’est une influence monocausale qu’on souhaiterait », dit Masuch. « Il jouait à ce jeu, et il est devenu Amokläufer – un peu comme on attrape froid. Ça ne fonctionne pas comme ça. »

Après les Amokläufe à Erfurt, Emsdetten et Winnenden entre 2002 et 2009, les jeux vidéo violents se sont retrouvés sous les projecteurs des médias. Des jeux comme Counter-Strike, GTA et Call of Duty devaient être responsables de la baisse, chez les adolescents, des inhibitions face à la violence. En tout cas, c’était l’argumentation des adversaires des Killerspiele.

Les gamers sont-ils des nerds amoureux de violence ?

Le terme de « Killerspiel » a été inauguré en 1999 par le Ministre Bavarois de l’Intérieur de l’époque, Günther Beckstein (CSU). Il réclamait une interdiction des films et des jeux vidéo violents.

De nombreux joueurs se sont sentis stigmatisés à tort. D’autant plus que de nombreux politiques et médias n’étaient tout simplement pas à la hauteur du sujet. « Au fond, le débat n’en était pas vraiment un. Il était atroce, cauchemardesque », dit Patrik Schönfeldt, fondateur et président de l’association des joueurs allemands de jeux vidéo (VDVC). Les médias étaient largement d’accord entre eux, et leur verdict était sans appel : les gamers étaient des nerds amoureux de violence.

De nos jours, le terme « Killerspiel » est mal vu. « Le débat est devenu plus objectif », constate également Maic Masuch. « Beaucoup de propagandistes ont quitté le devant de la scène. »

Uwe Schünemann, par exemple. Entre 2003 et 2013, le politicien CDU était Ministre de l’Intérieur de Basse-Saxe. Aujourd’hui, il ne souhaite même plus se prononcer sur ce thème. Il en est « trop éloigné ». Alors qu’en 2006, Schünemann avait affirmé dans le Stern que certains jeux brutaux étaient si pervers qu’il n’y avait pas d’alternative à une interdiction.

A présent, Günther Beckstein est à la retraite. Tout comme Christian Pfeiffer, l’ancien Directeur de l’Institut de Criminologie de Basse-Saxe (KFN), qui avait pris position, non seulement pour l’interdiction des jeux violents, mais aussi pour l’abolition de l’organisme de classification des jeux (USK). Et pourtant, il ne peut pas se passer de ce sujet.

Après les attentats de Paris, Pfeiffer a dit que les jeux vidéo violents contribuaient à « la radicalisation des jeunes musulmans. Il est tout à fait probable que les perpétrateurs des attentats de Paris se soient entraînés virtuellement à tuer et se soient gavés de cette violence avant de passer à l’action. »

Cette argumentation est jugée plausible par le psychologue en médias Rudolf Weiß. La milice terroriste de l’Etat Islamique (EI) utilise les jeux vidéo violents comme « lavage de cerveau médiatique« . Dans une vidéo de propagande sur Youtube, l’organisation terroriste fait même sa publicité avec le slogan : « Nous faisons dans la vraie vie ce que tu fais dans le jeu », d’après Weiß. A côté, les islamistes montrent des scènes du jeu GTA V – précisément le jeu pour lequel Weiß avait interrogé des élèves en 2013, un jeu qu’il qualifie « d’extrêmement brutal » avec « des scènes déshumanisantes et désinhibantes ».

Selon les consignes du Bureau de Protection de la Jeunesse, de tels jeux ne devraient même pas être accessibles aux adolescents. Cependant, le respect des interdictions a toujours été un gros problème. Les adolescents peuvent aussi télécharger sur Internet les jeux vidéo qui sont réservés aux 18 ans et plus. C’est naturellement illégal, mais le Bureau de Protection de la Jeunesse n’a cours que pour les moyens d’acquisition officiels. Selon Masuch : « il est impossible de réguler Internet dans ce sens. »

Les gamers d’hier sont les parents d’aujourd’hui

Les conclusions qu’en tirent les différentes parties sont à l’opposé les unes des autres. « Le Bureau de Protection de la Jeunesse ne fonctionnerait pas mieux avec des règles plus strictes et davantage de jeux interdits », dit Schönfeldt, le représentant des gamers, sans pour autant proposer d’alternative. Il préfère pointer vers une autre problématique : si certains jeux sont mis à l’index pour des raisons de protection de la jeunesse, l’accès sera aussi plus difficile pour les adultes.

Car les joueurs ont eux aussi vieilli. « Beaucoup de gamers d’hier sont devenus parents », dit Schönfeldt. Et continuent à jouer. « Les jeux vidéo sont aujourd’hui mieux acceptés dans la société. » On ne doit pourtant pas faire de publicité pour les jeux indexés, ni les mettre en valeur dans les magasins, et les sites allemands de vente en ligne les excluent de leur offre. Celui qui veut les acheter tout de même doit aller chercher sur les sites étrangers. C’est pour cela que de nombreux éditeurs étrangers ne sortent même pas leurs titres sur le marché allemand.

Évasion dans un mode virtuel parfait

Justement, c’est ce régime strict qu’il nous faut, pense Rudolf Weiß. « Nous souhaitons que l’USK adopte des critères plus rigoureux. » Il est membre de l’association Mediengewalt – Recherche et Conseil Internationaux, qui est composée d’un petit groupe de psychologues et pédagogues. « Nous voulons introduire un point de vue légèrement différent dans la législation concernant les médias », dit Weiß. Contrairement à d’autres instituts de recherche des médias – qui, à son avis, sont trop proches de l’industrie des divertissements électroniques – il affirme que son association est indépendante et ses enquêtes auprès des élèves sont scientifiquement objectives et représentatives. Weiß parle d’une étude longitudinale.

En revanche, Maic Masuch trouve que la Protection de la Jeunesse fonctionne plutôt bien. Bien entendu, il a évolué avec le temps. Mais Masuc préfère regarder de l’avant : il possède une chaire, où il étudie entre autres les effets de la réalité virtuelle sur la société. « Nous aurons à l’avenir des difficultés pour distinguer le réel du virtuel », dit Masuch. La mise en situation virtuelle s’améliorera encore et encore avec les nouvelles technologies. « A l’avenir, nous devrons faire de plus en plus attention de ne pas exposer notre comportement et notre monde affectif à trop d’émotions virtuelles. » Grâce à la réalité virtuelle, les joueurs pourront s’évader dans un monde virtuel parfait.

Masuch se demande : « Imaginez que vous y soyez l’homme le plus populaire du monde. Pourquoi voudriez-vous revenir dans le monde réel ? »

Remarques additionnelles (Shane_Fenton)

Cet article, bien que plus court et moins instructif que celui du Spiegel, est tout de même plus nuancé. Et il confirme néanmoins la tendance à l’abandon du « killerspieldebatte », pour diverses raisons : lassitude généralisée, refus de revenir à la situation d’avant, médiocrité et inanité de l’ancien « débat ». Néanmoins, certaines questions demeurent, et méritent toujours d’être posées. En effet, l’Allemagne possède son propre système d’indexation des oeuvres jugées « dangereuses pour la jeunesse », qui limite drastiquement leur accès, non seulement aux mineurs, mais aussi aux adultes. Or, d’un autre côté, si on en croit les enquêtes menées par Rudolf Weiß, cela n’empêche pas les enfants et adolescents de se procurer un contenu qui ne leur est pas destiné. Comment concilier protection des mineurs et libre choix des adultes ? Sans oublier le mot de la fin sur le développement de la réalité virtuelle.

Autant de questions rendues inaudibles par l’ancien « killerspieldebatte », qui effectivement ressemblait plus à un cauchemar qu’à un « débat » digne de ce nom. L’interdiction totale, aux enfants comme aux adultes, des jeux vidéo étiquetés « killerspiele », était perçue comme la panacée par les détracteurs de la violence des médias, qu’ils se recrutent parmi les politiques, les journalistes, les scientifiques ou les éducateurs. Tous les arguments étaient bons pour justifier une telle interdiction, y compris les plus délirants. Les partisans de cette mesure extrême étaient prêts à croire n’importe quoi, à dire n’importe quoi, et à une époque ils étaient certains d’être crus du « grand public » et d’être écoutés par les médias généralistes. Autant de raisons pour lesquelles ceux qui ont vécu ce cauchemar en première ligne ne sont pas pressés d’y retourner. D’autant que, comme on a pu le voir après la tuerie de Munich, les actuels détracteurs de la violence vidéoludique n’ont rien retenu de leur leçon. A savoir qu’ils s’obstinent à poser des questions pourtant légitimes dans les pires termes possibles, ce qui dégoûte de toute envie d’en discuter.

L’article traduit plus haut confirme également un autre point soulevé par celui du Spiegel, à savoir le fait que désormais, les joueurs ont une voix au chapitre. Une voix autonome et respectée, dont il apparaît normal de recueillir le point de vue. Une occasion de plus de mesurer le chemin parcouru. On revient effectivement de loin. De très loin.

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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